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Une kabbale pour le 21ème siècle ?

 

Une kabbale pour le 21ème siècle ?

 

 

 

La kabbale est le plus souvent mal vue, pour ne pas dire déconsidérée, même au sein de la communauté juive où elle représente le fruit d’une tradition ancestrale jugée suspecte de manière récurrente. C’est ce constat que nous a livré Scholem, le plus réputé des philosophes de la kabbale, soulignant notamment que la kabbale a été engloutie dans le tourbillon moderne après le 18ème siècle, alors que les Juifs d’Europe occidentales se tournèrent vers la culture européenne placée sous l’empire de la raison scientifique et pratique. Cette culture moderne présomptueusement placée sous l’égide des Lumière a laissé derrière elle tout un ensemble de traditions et de connaissances qu’elle jugea obsolètes et dépassées face aux progrès de la science moderne. Tout le 19ème siècle se placera sous cet héritage des Lumières, accentué avec le positivisme et le scientisme, laissant derrière lui la métaphysique, la théologie et la mystique qui, il faut le reconnaître, fut toujours considérée comme suspecte, y compris chez les religieux, que ce soit en terre d’islam, dans la communauté juive ou chez les autorités chrétiennes. Comme l’a noté Scholem, repris ensuite par Strauss, la kabbale médiévale était désavouée par Maimonide, défenseur de la théologie judaïque rationnelle, sorte de saint Thomas pour les coreligionnaires juifs. Le nouveau rationalisme, moderne et humaniste, a donc repris le flambeau du soupçon à l’égard de cette mystique jugée irrationnelle et adversaire de la raison et des savoirs. Alors que la kabbale, dans ses métamorphoses, suit l’histoire du regard de l’homme sur lui-même et sur l’univers. Une interprétation rapide permet de situer trois étapes fondamentales dans l’histoire de la kabbale, qu’il est possible de déceler en interprétant le récit donné par Scholem (La kabbale, Gallimard, partie I, chap. 2).

 

I. 3-4ème siècle : la kabbale cosmologique. D’après Scholem, les premiers textes kabbalistiques ont été rédigés dans les milieux juifs d’Egypte et de Palestine dans un contexte de quêtes gnostiques et ésotériques parsemé d’une abondante littérature mystique et apocalyptique. De ces recherches naît un livre devenu canonique, le Sefer Yesira. Ce texte s’avère représentatif d’un contexte antique avec la période hellénistique, l’empire romain, d’un côté et la présence de communautés dont la finalité est tout autre car elle ne vise par la conquête des hommes et des territoires mais la compréhension de l’univers. Le Sefer Yesira est un texte court à visée cosmologique et cosmogonique. On y retrouve divers ingrédients spéculatifs provenant d’Orient mais aussi des doctrines grecques inspirées par les présocratiques et bien évidemment le Dieu créateur de la Genèse qui est conçu en incorporant des spéculations pythagoricienne et platoniciennes. Les maisons construites avec deux à sept pierres sont dénombrées à partir des factorielles. On retrouve le nombre magique 5040, soit 7 ! qui est aussi le nombre idéal des habitants de la cité décrite par Platon dans les Lois. La kabbale se comprend ainsi comme un texte ésotérique visant à comprendre à partir des nombres et des lettres comment le cosmos a été créé. Plus qu’un récit comme celui du Timée de Platon nous avons affaire à une sorte d’organigramme qui se place dans une orientation cosmologique adossée au monothéisme judaïque. Cette vision marque l’époque axiale qui s’achève et vit l’apogée des empires fondés sur les vérités cosmologiques alors que l’empire romain est sur la fin après avoir représenté un type d’empire fondé sur les vérités anthropologiques avec l’héritage de la philosophie grecque, surtout celle des stoïciens. La kabbale assume ainsi un autre héritage grec, celui de la gnose, de la mystique, de la spéculation métaphysique et donc, un héritage plus axé sur Platon. Les gnostiques juifs cherchaient à comprendre quelle était l’origine du monde et trouver une intelligibilité dans la création, avec l’emploi des nombres et des lettres. Bien évidemment, la science moderne a fourni un autre récit cosmogonique ainsi qu’une cosmologie mathématique efficace mais ce n’est pas une raison pour regarder cette kabbale d’un autre âge comme une sorte d’enfantillage. Les gens qui ont réfléchi à la création étaient savants et très intelligents et savaient regarder les choses autant que produire avec un imaginaire puissant des explications se voulant formelles et symbolique, à défaut d’être rationnelles au sens où nous modernes entendons ce mot. Le Sefer Yesira a pour thème fondamental la sagesse de Dieu exprimée et révélée dans la création du monde.

On trouve également, dans la littérature juive du 2ème au 4ème siècle, des écrits apocalyptiques et mystiques portant sur le Char céleste, les contemplations des sept palais. Ces écrits sont issus d’une méditation sur le Livre d’Hénoch. Ils illustrent bien les inquiétudes spirituelles et les attentes en cette fin de période axiale alors que Rome était déjà sur une pente déclinante. Cette littérature kabbalistique semble émerger, peut-être pas de concert, mais en parallèle avec l’avènement et la diffusion du christianisme dans l’empire.

 

II. 13-14ème siècle. La kabbale sotériologique. L’univers médiéval, surtout en Europe, se démarque de beaucoup de l’univers antique. Les villes sont fortifiées et le rapport à l’espace est différent. D’ailleurs, c’est l’existence dans son ensemble qui se présente différemment, avec un contexte culturel et cultuel marqué par la chrétienté en Europe et l’islam au Sud et à l’Est. Comprendre comment l’existence était vécue à cette époque n’est pas facile. Les œuvres et les textes ne permettent que de formuler des spéculations sur la manière dont les esprits les plus ouverts pensaient l’univers, le monde et le divin. On peut néanmoins considérer que le Moyen Age européen tardif s’est dessiné, à défaut d’être un empire unifié, comme un ensemble civilisationnel basé sur des vérités sotériologiques. Et comme la kabbale semble suivre les tendances théologiques et philosophiques, on ne sera pas étonné de voir la question du salut de l’individu, sur terre et dans le monde des âmes, devenir un thème proéminent. A l’époque des croisades chrétiennes en Orient et des hérésies cathares, les kabbalistes de Provence ont développé une attention particulière au sens de l’existence. Et c’est à la fin du 13ème siècle que Moïse de Léon combine deux courants kabbalistiques, celui de Gérone issu de Provence et celui de Castille, pour livrer une somme théologique et mythologique censée éclairer ce que signifie le judaïsme en terme de vocation, de destination et de compréhension ; à la foi de la vie divine avec les Sefirots et du destin de l’individu juif dans les deux mondes. Ecrit par Moïse de Léon, le Zohar, méditation sur le Pentateuque et trois autres livres, est devenu l’ouvrage majeur de la littérature kabbalistique et constitue l’équivalent du Compendium de saint Thomas qui résume sa Somme théologique en la rendant accessible au plus grand nombre de fidèles.

Le Zohar a donc été rédigé à une époque marquée par le souci synthétique d’incorporer différentes sources, de les combiner pour livrer un puzzle ésotérique permettant d’expliquer le divin et la condition humaine. On trouve ce souci synthétique dans la plupart des courants philosophiques médiévaux, en Europe et en Islam. Un deuxième souci est présent, celui de transmettre les savoirs. Enfin, soulignons que la rédaction du Zohar précède le déterminant 14ème siècle avec ses innovations radicales, comme l’ars nova en musique, les écrits de Pétrarque et Dante, mais aussi la grande crise européenne, avec le schisme papal, la guerre de cent ans, la peste noire. Un âge d’or européen se dessine. La kabbale se diffuse au sein de cet univers en plein essor intellectuel. Sans doute une seconde période axiale avec des innovations techniques radicales, notamment la mesure du monde qui oblige les Européens à penser en terme d’espace et de temps quantifiés. Entre 1275 et 1325 on voit arriver les premières horloges mécaniques, les canons, les cartes et la comptabilité en partie double (Crosby, La mesure de la réalité, Allia)

 

III. 16-18èmes siècle. La kabbale eschatologique et messianique. Un événement d’abord, l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 qui incita quelques-uns à émigrer en Palestine avec parmi eux d’éminents kabbalistes. Un nouveau contexte de dessine. Les générations précédentes étaient centrées sur le retour à la source de la vie par la contemplation des mondes d’en-haut adossé à l’enseignement des pratiques ésotériques accessibles à tous indépendamment d’une structure messianique (Scholem, p. 137). La génération qui vient prend conscience d’une dimension apocalyptique de l’existence et se penche sur une préoccupation inédite, la rédemption. Le temps ésotérique est compris différemment. La kabbale devient alors une force historique et surtout, collective et non plus personnelle comme dans les temps anciens. Le salut des fils d’Israël est l’affaire de tous et le messianisme est proposé en partage. On assiste donc à un tournant eschatologique dépendant d’une compréhension inversée du temps ésotérique. Cette rupture est contemporaine de la Réforme chrétienne mais elle épouse aussi un renversement ontologique peu connu, celui permettant de passer de la métaphysique des essences (Sohravardî, 12ème siècle) à la métaphysique de l’existence (Sadrâ Shîrâzî, 17ème siècle). Sans entrer dans les détails, on peut déduire que dans la kabbale médiévale, la voie temporelle est celle du dépouillement, alors que dans la kabbale eschatologique, la voie temporelle est celle de l’accumulation (qui se veut collective). Il y a une « oeuvre du Temps » et certainement, cette orientation anticipe les tendances modernistes qu’on trouve par exemple dans la théocidée de Leibniz, puis dans la version sécularisée, chez Hegel, chez les penseurs de l’Histoire et d’une manière générale, dans les philosophies du progrès.

Parmi ceux qu’on peut désigner comme les réformateurs de la kabbale (comme il y eu la réforme luthérienne), le plus connu, autant que mystérieux, reste Isaac Luria, personnage énigmatique qui reçu une masse d’information tellement puissante qu’il eut des difficultés à consigner des idées fulgurantes qui se prêtent pas à la systématisation. Ce fut le cas également de Jacob Böhme, mystique chrétien né un demi-siècle après Luria. Il existe des traits communs caractérisant ces visions qui dépassent la rationalité et la finitude des formes spatiotemporelles. Luria apporte deux innovations majeures. D’abord la thèse du zimzum, autrement dit, la nécessaire rétractation de Dieu pour que la création advienne. Ensuite le tikkun, concept clé signifiant une restauration d’un ordre censé être la perfection à l’origine. L’univers est imaginé avec l’image de vases brisés dont les morceaux doivent être rassemblés. Et c’est sur ce point la grande innovation apportée à la kabbale médiévale. Il n’est plus seulement question de méditation et de purification de l’âme pour un salut personnel. L’homme a sur terre la charge de certaines actions finales concourrant à l’achèvement du processus du tikkun. La finalité étant de rétablir la communion entre les créatures et Dieu, laquelle serait contrariée par la partie la plus basse du royaume physique des kelippot.

Un siècle après les innovations de Luria, le monde juif est secoué par une secousse messianique qui s’inscrit dans le vécu de la communauté juive en Europe, suite notamment aux persécutions subies en Pologne et en Russie. Sabbataï Zévi fut l’initiateur d’un mouvement intense d’espérance lié notamment au renouveau spirituel issu des kabbalistes de Safed et notamment à l’idée de rédemption imminente découlant de la kabbale lurianique et du tikkun, avec l’hypothèse d’une restauration accomplie.

 

La kabbale et le monde contemporain. L’époque dite contemporaine fut inaugurée par un héros de l’histoire, Napoléon, et un héros de la pensée, Hegel. Le 19ème siècle est l’époque de l’Histoire, marquée dans des grands récits, raison dans l’Histoire pensait Hegel, évolution pour Darwin, matérialisme historique pour Marx, positivisme pour Comte et différentes options où l’individu se place au service d’un collectif, que ce soit une nation ou une idéologie. La kabbale lurianique représente une anticipation de ces doctrines marquées par l’œuvre du temps. En fait, trois options se présentent, ruse de la « technique-matière » chez Marx ou les scientistes, ruse de la raison pour Hegel et ruse de Dieu que les kabbalistes ont tenté d’élucider. Mais le sort de la kabbale fut d’épouser les tendances de l’époque avec deux traits caractéristiques. Certains kabbalistes tracent une frontière nette entre la kabbale lurianique et les nouvelles révélations jugées inaccessibles aux profanes. Cette attitude évoque d’autres cercles plus ou moins ésotériques, ainsi que le secret pratiqué par les confréries maçonniques depuis leur origine. La kabbale ne fait pas bon ménage avec la masse. Quant aux masses et autres communautés, elles épousent les aspirations de l’époque marquée par la mort de Dieu, la sécularisation et la croyance au progrès scientifique, tandis que la kabbale est combattue au sein même de la communauté juive par des groupes d’individus opposés à ces savantes méditations. Ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude de l’Eglise face aux aventures spéculatives d’un Teilhard de Chardin.

Malgré le renouveau des études kabbalistiques grâce à l’impulsion de Scholem, la kabbale, (comme du reste les autres traditions mystiques et gnostiques) reste marginalisée dans un monde de plus en plus déterminé par les techniques et les grands ensembles militaires, politiques et économiques. Pour l’instant, on ne sait pas s’il faut parler d’un Moyen Age ayant duré plus de deux siècles, de 1800 à 2010. Un Moyen Age où le progrès matériel s’accompagne d’une misère spirituelle. Pourtant, les éclaircies n’ont pas manqué, ni les tentatives gnostiques, ni les grandes œuvres artistiques et philosophiques.

 

La kabbale au 21ème siècle. Cette courte présentation des trois âges de la kabbale incline à envisager un éventuel quatrième âge de la kabbale. Mais seuls les initiés savent si cette tradition mystico-spéculative possède un avenir à une époque marquée par les découvertes de la science et la désaffection du spirituel. Quelle signification accorder aux Sefirots, aux quatre mondes de la kabbale, au tikkun, etc. dans le contexte où cosmologie relativiste et mécanique quantique des champs décrivent l’univers et sa matière ? Alors que les gènes sont désignés comme gouverneurs du vivant et que les neurosciences nous expliquent comment nous pensons avec nos neurones. Quelle place pour la vie divine, les arrières mondes et la mystique ? Le monde contemporain vit dans une atmosphère d’inquiétude. Deux options, le divertissement ou la gnose. La kabbale a toute sa place et son destin est peut-être de s’universaliser. Quelques rapprochements avec la physique quantique et la cosmologie ? Mais aussi, une réinterprétation sur la structure des mondes spirituels, avec les miroirs métaphysiques. La kabbale est une invitation à l’enrichissement spirituel en ce monde voué à l’adoration des objets technologiques et de l’argent.

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