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Yeshayahou Leibowitz ou l’extrémisme de la raison

 

Yeshayahou Leibowitz ou l’extrémisme de la raison

 

 

Yeshayahou Leibowitz, scientifique et philosophe israélien mort en 1994, racontait de manière enjouée que quand il lui arrivait d’avoir des échanges avec des chrétiens éclairés, certains admettaient qu’il n’était pas établi que Jésus ait jamais existé, mais que ce qui était en revanche sûr, c’était que les juifs l’avaient crucifié.

Il pensait qu’après que le criminel de guerre Eichmann eut été capturé par les israéliens, il aurait fallu lui procurer le meilleur avocat possible pour démontrer que son client n’était ni coupable ni responsable de quoi que ce soit parce que celui-ci n’avait fait qu’obéir à des ordres. Qu’Eichmann avait certes été un rouage du nazisme, mais que celui-ci, comme les autres formes d’antisémitisme, n’était que le produit de deux mille ans de christianisme, dont l’essence était de liquider le judaïsme. Il pensait donc que le nazisme n’avait fait que reprendre à son compte un dessein d’inspiration chrétienne.

Leibowitz était un sioniste fervent parce qu’il pensait que le monde chrétien avait failli vis-à-vis des juifs. Il estimait que ceux-ci étant un peuple à part entière, ils avaient droit à l’autodétermination et « en avaient assez d’être gouvernés par les goys », comme il aimait à dire. Le sionisme avait donc été pour lui la réponse adéquate à cette anomalie, et malgré les critiques virulentes qu’il adressait parfois au monde politique israélien il était convaincu qu’Israël avait accompli toutes les promesses du sionisme en créant un Etat.

Cependant, tout en étant juif de stricte observance, Leibowitz ne considérait pas le judaïsme comme une vérité universelle. Il partait du point de vue que toute valeur humaine était tautologique, c’est-à-dire qu’elle reposait sur un raisonnement en circuit fermé. Il appliquait cela au judaïsme en disant que la Thora avait été écrite par les juifs, et qu’ensuite les juifs l’avaient déclarée sacrée, et la boucle était bouclée. Il n’y avait donc pour Leibowitz ni miracle ni Révélation externe, mais un mode vie qu’il n’était pas question d’imposer à qui que ce soit. C’est ainsi qu’il disait que pratiquer le judaïsme ne reposait sur rien d’autre que sur la décision de pratiquer le judaïsme.

Il pensait d’une manière générale que toutes les valeurs humaines étaient arbitraires. A la question de savoir pourquoi lui-même avait choisi de se soumettre aux 613 commandements de la Thora il répondait que c’est une démarche comparable à celle consistant à se consacrer à la Science, à l’Art, à la famille, à la Patrie, aux nécessiteux, aux malades, à l’écologie, etc. Quand on lui objectait qu’il était possible d’argumenter en faveur de ces choix-là, il répondait qu’il n’en était rien, parce qu’à tout argument on pouvait toujours opposer un « pourquoi », ce qui finissait par déboucher sur une impasse de la Raison. Par exemple, disait-il à propos de l’humanisme, y a-t-il une raison objective de considérer l’homme comme valeur suprême ? Personne, d’après lui, n’était en mesure d’apporter de réponse rationnelle à cette question.

Leibowitz était radical sur le point de la séparation entre la religion et l’Etat. Il y avait là un paradoxe, parce qu’on aurait tendance à penser qu’en tant que juif pratiquant il aurait aimé que la religion eût son mot à dire dans les affaires de la Cité. Mais il pensait qu’Israël ne pourrait être gouverné par la Loi juive que si tous ses citoyens seraient de stricte observance, et que de toutes manières cette utopie exigerait une révision en fonction de la modernité, en particulier en ce qui concernerait le statut de la femme. Par ailleurs, même dans l’hypothèse où tous les juifs seraient pratiquants en Israël, les non-juifs n’auraient aucune raison de s’imposer ce mode de vie. Il estimait en conclusion que l’Etat d’Israël, juif et démocratique, devait aussi être laïque afin d’aménager un espace acceptable pour la religion, qu’elle soit juive ou autre.

Leibowitz excellait dans de nombreux domaines, mais tout ce qu’il abordait passait au crible de son redoutable intellect, ce qui pouvait parfois être dérangeant.

On peut dire que Leibowitz était en quelque sorte un extrémiste de la raison.

 

Daniel Horowitz

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