Vienne à la Belle Epoque: quand les Juifs inventent la modernité

Vienne à la Belle Epoque: quand les Juifs inventent la modernité

Jacques Le Rider consacre un essai aux grands esprits de la capitale autrichienne, de Mahler à Freud en passant par Zweig. Et à la haine que leurs compatriotes leur ont vouée.

Par L'Obs

C'est à Paris, où il suivait l'affaire Dreyfus pour le quotidien viennois «Neue Freie Presse», que Theodor Herzl a inventé le sionisme. Si la patrie des droits de l'homme, pensait-il, se laisse gagner à son tour par les fureurs de l'antisémitisme, c'est la preuve que les juifs ne verront pas la fin de leurs tourments tant qu'ils n'auront pas une terre à eux sur laquelle ils ne seront plus minoritaires.

Juif hongrois devenu à Vienne un journaliste réputé, Herzl pouvait, à juste titre, comparer sa situation à celle des juifs français. Traités avec bienveillance par l'empereur François-Joseph qui apprécie leur talent et leur loyauté à la couronne, les juifs occupent en Autriche, jusqu'aux années 1880, des positions importantes dans la banque, l'industrie et le monde politique, comme le montre Jacques Le Rider dans une enquête passionnante sur le malaise de la conscience juive dans la Vienne «fin de siècle».

Tant que l'Autriche a eu un régime électoral censitaire, gauche libérale et droite conservatrice alternaient au pouvoir. La bourgeoisie juive soutenait le camp libéral. «Tout petit juif, bon élève, écrit Freud, portait alors dans son sac d'écolier un portefeuille ministériel.» Mais le suffrage universel a radicalisé le partage.

L’AUTEUR

JACQUES LE RIDER, historien et germaniste français, né en 1954 à Athènes, est l'auteur du «Cas Otto Weininger. Racines de l'antiféminisme et de l'antisémitisme», de «Modernité viennoise et crises de l'identité» et «Freud. De l'Acropole au Sinaï».

La droite est devenue nationaliste et antisémite; la gauche, socialiste. Les juifs ont été progressivement exclus du jeu politique. Ardents partisans de l'action républicaine des années 1880, les juifs français, aussi, se sont crus pleinement intégrés à la nation jusqu'à l'explosion d'antisémitisme de l'affaire Dreyfus, qui les a ramenés au principe de réalité. La comparaison s'arrête là. L'antisémitisme n'a pas été définitivement vaincu en France par la réhabilitation de Dreyfus. Il s'est réveillé dans les années 1930 et il renaît aujourd'hui chez les Français musulmans. Il a même été au pouvoir sous Vichy, grâce à un solide appui de l'occupant. Mais il est toujours resté un courant politique minoritaire et peu fréquentable.

Dans l'Empire austro-hongrois et les Etats nationaux qui en sont issus, l'antisémitisme est devenu un code politique dominant. Tous les écrivains et les artistes du milieu viennois, dont Jacques Le Rider dissèque subtilement les rapports à leur judéité, s'identifiaient à la culture allemande qu'ils illustraient avec éclat. Ils ont senti venir ce rejet comme une tragédie inéluctable qu'ils ont, chacun à sa manière, tenté d'exorciser.

Hugo von Hofmannsthal, le flamboyant librettiste de Richard Strauss, a choisi le déni en s'identifiant à la part non juive de ses origines familiales. Karl Kraus, polémiste redoutable, a carrément rallié l'antisémitisme. Mais ce qu'on a attribué à la «haine de soi» n'était peut-être chez lui qu'une manière de dénoncer le conformisme soumis de nombreux juifs viennois. Gustav Mahler s'est abandonné avec masochisme à sa fascination pour le génie wagnérien. La conversion d'Arnold Schönberg au protestantisme est au contraire un geste de rupture avec le catholicisme autrichien. Sigmund Freud, Arthur Schnitzler ou Stefan Zweig ne se sont pas réapproprié leur judéité par un souci d'enracinement identitaire mais pour défendre leur honneur face aux insultes et à la haine.

Car pour ces juifs qui jouaient un rôle décisif dans l'extraordinaire floraison culturelle de l'Autriche-Hongrie, à Vienne mais aussi à Budapest, Prague, Zagreb, Trieste et nombre d'autres villes de la double monarchie, la Terre promise ne se situait pas dans une improbable Palestine. Elle se logeait dans la modernité du bel aujourd'hui que leur imagination créatrice ne cessait de redessiner. Ils ne réclamaient pas, comme les autres nations de l'Empire, une portion de l'Autriche-Hongrie. Cette mosaïque de peuples et de religions entraînée dans un grand mouvement de libéralisation, ils l'aimaient et la voulaient tout entière.

Comme les héros de Robert Musil dans «l'Homme sans qualités», ils étaient tentés de voir dans cette utopie en marche un message d'espoir pour l'Europe et pour l'humanité. Mais ils étaient assez lucides pour pressentir qu'il n'en serait rien.

André Burguière

Les Juifs viennois à la Belle Epoque, par Jacques Le Rider, 
Albin Michel, 354 p. 24 euros.

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