Avec la guerre, l’antisémitisme s’infiltre dans les médias russes
Parmi les incidents récents dans les médias, un animateur de talk-show accuse les Juifs de manquer de patriotisme, un chroniqueur les qualifie "d'agents étrangers"
Par Cnaan Liphshiz
JTA – Peu après son arrivée au pouvoir il y a 22 ans, le président russe Vladimir Poutine a pris des mesures pour sévir contre l’antisémitisme, que presque tous ses prédécesseurs avaient encouragé, toléré ou ignoré.
Aujourd’hui, alors que l’effort de guerre de la Russie en Ukraine bat de l’aile, une rhétorique ouvertement anti-juive est apparue dans la presse nationale : un animateur de talk-show populaire a accusé les Juifs de manquer de patriotisme et un think-tank a accusé un éminent philosophe juif de prendre le parti de l’Ukraine par cupidité.
Ce changement de ton sur les Juifs dans les médias russes a commencé il y a environ deux mois, d’après Roman Bronfman, un ancien législateur israélien qui écrit un livre sur les Juifs post-soviétiques. Le moment charnière aurait été l’annonce que les troupes ukrainiennes avaient réussi à stopper l’avancée des forces russes sur le territoire ukrainien ; depuis, les troupes russes ont été repoussées de certaines zones qu’elles avaient capturées auparavant.
« Dès le moment où la stabilité du régime a été menacée, une cible juive a été choisie », a déclaré Bronfman. « À bien des égards, c’est une répétition de multiples chapitres de l’histoire russe, notamment les derniers jours de Joseph Staline au pouvoir. »
Dans un pays où la persécution des Juifs a été une politique du régime pendant des dizaines d’années avant l’effondrement de l’Union soviétique en 1990, Poutine a lui, sanctionné les antisémites par des peines sévères – en 2019, un homme a été emprisonné pendant deux ans et demi pour avoir peint des graffitis antisémites – et par un maintien de l’ordre vigoureux. Autre exemple notable, en 2020, la police de la ville de Krasnodar, dans le sud de la Russie, avait demandé à un rabbin de simuler sa propre mort pour piéger deux suspects de terrorisme.
Cette fermeté, qui contraste avec l’approche plus libérale de son prédécesseur, Boris Eltsine, a été politiquement utile à Poutine, qui a cité l’antisémitisme présumé des Ukrainiens comme l’une des raisons de son invasion de l’Ukraine en février. (Il est fort possible qu’il éprouve des sentiments chaleureux à l’égard des Juifs ou du judaïsme à un niveau personnel, également).
Mais Poutine, en envahissant l’Ukraine, s’est retrouvé (très) isolé sur la scène mondiale. Ses affirmations sur la présence de nazis en Ukraine ont été écartées comme étant des affabulations, réduisant ainsi l’utilité d’une position ferme contre l’antisémitisme. Et alors que la machine de guerre russe s’enlise en Ukraine – Poutine a annoncé cette semaine la mobilisation de 300 000 soldats de réserve pour la guerre – on constate de plus en plus que les interdits imposés par Poutine sur les manifestations d’antisémitisme sont en train de disparaître.
En juillet, Vladimir Solovyov, un animateur de talk-show populaire qui a lui-même des ancêtres juifs, a énuméré à l’antenne les noms de citoyens juifs à qui il reprochait leur manque de patriotisme. C’est arrivé à peu près au même moment où la Russie a cherché à mettre fin aux activités locales de l’Agence juive pour Israël, qui facilite l’émigration des Juifs vers Israël. Un procès est actuellement en cours.
Ces dernières semaines, la rhétorique semble s’être accélérée. Dans un article paru le 18 septembre dans Moskovskij Komsomolets, un quotidien russe très sérieux, un journaliste réputé du nom de Dmitry Popov a dressé une liste de juifs célèbres qu’il a qualifiés « d’agents étrangers », un terme que le gouvernement russe applique fréquemment à ses ennemis présumés. Il a ajouté, sur un ton sarcastique, que les Juifs pourraient un jour former un gouvernement dans « la belle Russie du futur » – ostensiblement après le départ de Poutine.
L’article a choqué de nombreux lecteurs, dont Yulia Kalinina, une ancienne rédactrice du journal qui a, dans le passé, travaillé en étroite collaboration avec Popov. (L’article a été révisé par la suite pour omettre les passages ouvertement antisémites).
« L’antisémitisme est de retour : Les Juifs sont accusés d’être responsables de la ‘belle Russie du futur' », a écrit Kalinina, qui a des ancêtres juifs, dans un article publié la semaine dernière sur le site web Novi Izvestiya.
S’exprimant sous couvert d’anonymat, un autre employé actuel ou ancien de Moskovskij Komsomolets a déclaré à Novi Izvestiya : « L’antisémitisme russe est bien plus ancien que l’Union soviétique. L’un des trois mots russes qui sont devenus des mots internationaux, en plus de vodka, est pogrom. »
Une autre preuve de tolérance accrue a l’égard des discours antisémites a été apportée la semaine dernière lors de la visite en Ukraine du philosophe français juif, Bernard-Henri Lévy, qui est un ardent défenseur de l’Ukraine. La Strategic Culture Foundation, un think tank conservateur russe souvent cité dans les médias grand public en Russie et au-delà, a publié un article sur Lévy dans lequel il utilise un langage qui rappelle l’antisémitisme classique des XIXe et XXe siècles.
« Ce citoyen français de 74 ans, né dans une famille de Juifs algériens, flaire le sang avec son nez et, sans attendre, file pour le boire – et pour de l’argent », peut-on lire dans l’article, qui est signé par Agnia Krengel, une collaboratrice fréquente du think-tank.
La recrudescence de l’antisémitisme s’ajoute aux facteurs qui ont poussé des dizaines de milliers de Juifs russes à quitter leur pays depuis que Poutine a envahi l’Ukraine. Environ 20 000 personnes, soit 15 % de la population juive estimée de Russie, ont émigré en 2022 de la Russie vers Israël en vertu de la Loi sur le retour des Juifs et de leurs proches – et les autorités israéliennes se préparent à en recevoir beaucoup plus maintenant que Poutine a commencé à mobiliser des troupes pour soutenir une guerre que, de l’avis général, il est en train de perdre.
L’exode massif des Juifs russes pourrait exacerber l’impression qu’ils ne sont pas patriotes. Les médias russes ont déjà noté que le Habad de Russie avait émis certaines critiques à l’égard de la guerre, alors que tous les autres ecclésiastiques éminents des religions reconnues par l’État soutenaient la guerre. Depuis, des articles ont révélé que de nombreux oligarques juifs très médiatisés – dont Roman Abramovitch, Viktor Vekselberg et Michael Friedman – auraient quitté la Russie depuis le début des hostilités. Ces articles « ont donné l’impression que les Juifs abandonnent le navire lorsque les choses deviennent difficiles », a déclaré Bronfman.
Bronfman a dit qu’il doutait que la montée de l’antisémitisme vienne directement de Poutine lui-même. Il pense plutôt qu’elle reflète l’esprit du temps à une époque où les Russes ordinaires subissent des privations et sont même menacés par la guerre de Poutine en Ukraine.
« La rhétorique antisémite que nous voyons aujourd’hui, le relâchement du tabou qui l’entoure, n’émanent probablement pas directement du gouvernement de Poutine. Pas plus que ne l’était la perception que Poutine se soucie des Juifs. Ces questions relèvent d’une atmosphère générale », a déclaré Bronfman. « Les fonctionnaires et la population en général lisent entre les lignes sur la façon dont ils doivent traiter les Juifs. Et le message est en train de changer. »