61 ans après : succès, échecs et perspectives de la Tunisie

Asef Ben Ammar - Babnet

Une sagesse ancestrale nous apprend que « l’arbre est jugé à la qualité de ses fruits » ! 61 ans après, pouvons-nous appliquer cette sagesse à notre pays, notre terre natale et notre principale source d’appartenance ? Que peut-on dire du chemin parcouru, des succès et échecs de la Tunisie ? Une Tunisie qui célèbre aujourd’hui, une date clef de son histoire ; celle de son émancipation paraphée un certain 20 mars 1956, et ce au terme d’une colonisation dévastatrice qui a pillé Tunisie pendant plus de 8 décennies.

Comme on peut s’en douter, la réponse à un tel questionnement ne peut être simple, intuitive ou consensuelle, puisqu’elle requiert des statistiques multiples ; forcement indicatrices de certaines évolutions mesurables, et pas d’autres, ayant une portée affective, idéologique ou dogmatique. Un tel exercice d’évaluation est aussi périlleux, puisqu’il s’appuie sur deux postulats admis, juste pour les fins de la démonstration de la chronique. Pour ces fins, i) on considère 1956, comme date charnière de départ et ii) on apprécie les évolutions observées durant les 61 ans écoulés comme le fruit d’actions collectives tunisiennes, quel que soit le parti au pouvoir ou encore le style d’exercice de ce pouvoir (dictatorial ou démocratique).

Bourguiba et Ben Ali ont gouverné la Tunisie pendant 55 ans, d’une main de fer couverte de gant de velours, de façon centralisée et oppressive, avec la complicité de la France, notamment. Les trois autres présidents ayant gouverné depuis (Mbezzah, Merzouki, Sebbsi) ont géré dans une optique de transition démocratique, avec un pouvoir éclairé, moins absolu et parfois affaibli.

Cela dit, et avant d’aller plus loin, je consens d’avance que le sujet est vaste et que d’autres contributeurs peuvent bonifier, nuancer ou examiner les enjeux en relaxant l’un ou l’autre des postulats retenus, s’ils veulent creuser davantage le sujet.

Comme prévu, je tente de répondre à une question générale formulée ainsi : que disent les statistiques officielles sur le chemin parcouru entre 1956 et 2016, en Tunisie ? Je ferai comme si je résumais les changements à un Tunisien ou à une Tunisienne qui est tombé en coma profond en 1955 et qui s’est, grâce à une force divine inconnue, réveillé aujourd’hui hui le 20 mars 2017. Un réveil providentiel, mais qui commence par demander : qu’est-ce qui s’est passé, racontez-moi ce que j’ai manqué et me dire qu’est-ce que je peux faire ?

La suite du texte mettra en exergue une dizaine d’indicateurs statistiques, touchant le social, le politique et l’économique. Chacun des indicateurs est commenté au regard de son évolution factuelle, de ses perspectives et enjeux contextuels. Les points développés ci-dessous commenceront par un chiffre nécessairement qualifié par un commentaire.

+ 700: pour compter la pléiade de ministres ayant gouverné et décidé du sort de la Tunisie
La Tunisie a confié son sort à 5 Présidents, 15 Premier ministres et presque 700 Ministres et Secrétaires d’État, durant les 61 dernières années. Les Tunisiens ont fait confiance à élite, en pariant sur leur capacité de gestion et sur leur intégrité. Au début des années 1960, le nombre de ministres par gouvernement ne dépassait guère la douzaine, et il frôle aujourd’hui la quarantaine. Cela dit, la confiance aveugle jadis consentie sans réserve est de plus en plus ébranlée par les scandales, les incompétences, les corruptions et les clivages sous-jacents (régionaux, partisans, alliances). Et c’est pourquoi la rotation dans les postes ministériels est de plus en plus rapide, depuis les 6 dernières années. D’un mandat moyen de 6 à 7 ans, le ministre est désormais remplacé en moins d’un an, pour raison d’érosion de la confiance, d’incapacité face à la complexité des problèmes rencontrés ou encore de jeux de coulisses politiques et électoralistes, dans une démocratie naissante.

- 85%, pour la débâcle du dinar face au $US
Le dinar a vécu une érosion monstrueuse de sa valeur face aux devises internationales. En 1958, le dinar valait 2,38 $US., et il ne vaut plus que 0,43 $US, aujourd’hui. Un simple calcul nous montre que le dinar s’est déprécié de 85 %, il ne vaut plus que 15 % de sa valeur face au $US à l’aube de l’émancipation de la Tunisie. Vrai miroir de la performance économique d’un pays, le dinar va mal, et on ne peut que déplorer le sort du dinar, durant les 61 ans écoulés. Les modèles de développement économique et les stratégies d’investissements initiés par les différents gouvernements n’ont fait qu’accentuer la vulnérabilité et l’extraversion de l’économie. Les escadrons de ministres, de fonctionnaires et experts économistes ont parié sur un dinar faible pour mieux exporter, attirer davantage de touristes et exploiter la main-d’œuvre tunisienne. L’inflation galopante (5 %) ajoutée à la dévaluation est devenue aujourd’hui un vrai sujet de préoccupation sociale, appelant à une révision du modèle de développement ayant prévalu lors des 61 dernières années.

+ 33, pour les gains en espérance de vie moyenne
Durant les six dernières décennies, l’espérance de vie moyenne est passée de 42 ans à plus de 76 ans, les femmes vivent désormais plus longtemps que les hommes, avec un écart moyen de 5 ans (INS, 2015). Un gain majeur et presque 75% de plus, comparativement à nos ancêtres. Vivant plus longtemps et en meilleure santé, les citoyens de la Tunisie ont prolongé leur durée de vie active, offrent à leurs enfants un meilleur suivi et appui (affectif, matériel et éducatif). L’accès à une meilleure alimentation, à de meilleurs services de santé et une meilleure sensibilisation préventive (contre la cigarette, contre le diabète…). Bourguiba a interdit la Zatla, mais tout porte à croire que sa dépénalisation rampante de la Zatla par Essebsi va non seulement abrutir les jeunes, mais faire des dégâts incommensurables pour la santé publique.
Aussi, certaines régions souffrent encore d’écarts criants en matière d’accès à la santé de base (indisponibilité de médecins) et d’accès aux universités formant les futurs médecins et autres personnels liés à la santé et aux services sanitaires de prévention. La décentralisation des universités de médecine est plus que jamais d’actualité. Bourguiba a favorisé sa région natale !

+ 150 000, pour le nombre d’enseignants responsables de 2,3 millions d’élèves et étudiants
La Tunisie a été avant-gardiste dans la formation du capital humain, comme levier de développement économique et de progrès social. Aujourd’hui, le nombre d’enseignants, toutes catégories confondues, et dans les différents cycles d’enseignements (primaire, secondaire et supérieur) a atteint les 150 000, pour presque 2300 000 élèves et étudiants. Les effectifs d’enseignants ont été quasiment multipliés par vingt, depuis 1956. Ces hommes et ces femmes sont et resteront les principaux architectes de l’avenir du capital humain de la Tunisie. Cela dit, ces effectifs sont aujourd’hui mal menés par leurs ministres successifs, et le statut social de l’enseignant est de plus en plus malmené, dévalorisé au profit d’autres catégories de fonctionnaires et d’actifs moins formés et moins porteurs pour le savoir, le savoir-faire, le savoir-être des générations montantes. Ces porteurs de flambeaux méritent respect, valorisation et une gouvernance à la hauteur de leur talent et intelligence. On a souvent dit que les peuples ont le décideur qu’ils méritent ! Les porteurs du savoir pour nos enfants et pour la relève de la Tunisie n’ont pas aujourd’hui les décideurs qu’ils méritent, et cela est gravissime si on veut maintenir leur mobilisation et leur engagement indéfectible dans la formation de la relève, le développement de la passion aux sciences/technologies chez les jeunes et citoyens de la Tunisie de demain.

+ 25% de femmes actives occupées
Depuis, les années 1960, la Tunisie a été et continue d’être un pays précurseur en matière de formation et d’insertion professionnelle des femmes. Les politiques prônant l’égalité homme-femme ont marqué l’histoire de la Tunisie. Ces politiques ont été saluées de par le monde, et reconnues comme des processus irréversibles, quoi qu’en pensent les gouvernements ou les partis politiques en Tunisie! L’Organisation internationale du Travail reconnait cette tendance forte de l’emploi des femmes en Tunisie et l’estime aux alentours de 25% du total de la population active occupée en 2016. La tendance continue de progresser fermement en prenant progressivement la place des hommes occupés (passant de presque 100% à 75% pour 2015). Le taux de chômage des femmes reste cependant plus élevé que celui des hommes (22% contre 11,4%), même si le taux de placement des femmes est plus élevé chez les diplômés de l’enseignement supérieur et pour les placements au titre de 1er emploi (INS). Les femmes tunisiennes sont aujourd’hui présentes au gouvernement (20% des ministres) et doivent être plus nombreuses dans les postes clefs du pouvoir. Les acquis économiques de la femme constituent un impressionnant changement bénéfique pour l’économie, la société, la famille et les mentalités.

+ 1,5 million d’expatriés, sans compter les harraka en partance continue au péril de leur vie
Plus de 1,5 million de Tunisiens et Tunisiennes ont tout fait pour quitter la Tunisie à la recherche d’un emploi et des revenus décents. La Tunisie de 1956 (février 1956) comptait au total 3,8 millions d’habitants, et son territoire dessiné à l’étroit et unilatéralement par la colonisation (qui pensait occuper l’Algérie pour toujours) ne pouvait pas faire vivre correctement les 11 millions de personnes qu’il compte aujourd’hui. L’émigration a été et continuera à constituer une solution incontournable pour l’emploi et la recherche de reconnaissance pour les compétences tunisiennes. Les médias et les gouvernements des années 1960 et 1970 faisaient croire que l’émigration n’est qu’une solution provisoire. Les transferts d’argent comptabilisés en 2015, envoyés par ces émigrants à leurs familles en Tunisie, procurent plus 4 milliards de DT par an (plus de 6% du PIB). Ces montants en devises fortes constituent quasiment le double des recettes touristiques de toute l’année 2015. Les gouvernements de la Tunisie ne semblent pas être enclins à mener des politiques conséquentes pour inciter la diaspora à investir davantage dans leur pays, préférant toujours occulter les enjeux de l’émigration et éviter de procurer un minimum de reconnaissance à ces émigrants nécessairement courageux et entrepreneurs, déjà au départ (surtout pour ceux qui ont commencé clandestin, régularisés ensuite).

+ 30 %, pour des diplômés victimes d’un chômage explosif
La Tunisie a toujours réservé une bonne partie de ses ressources à l’éducation et à la qualification, de 4 à 30 % du PIB, selon les périodes des années passées. Ben Salah, un célèbre ancien ministre de l’Éducation (emprisonné ensuite) a consenti pendant 3 ans successives 33 % du PIB aux politiques éducatives. Ce ministre connu, du temps de Bourguiba, a fixé la bourse d’études pour un étudiant à l’équivalent d’un salaire d’instituteur ; il a fait tout pour valoriser les enseignants et pour équiper les établissements d’enseignement des infrastructures propices à l’apprentissage et à la recherche-développement. À l’époque, les étudiants en année de diplomation étaient contactés et réservés pour l’emploi avant d’avoir passé leur dernier examen. L’adéquation formation-emploi, était mieux réfléchie, mieux suivie et mieux respectée. Même les organismes internationaux venaient recruter à Tunis, les diplômés tunisiens. Aujourd’hui, et depuis la fin des années 1970, les gouvernements et ministres successifs ne font qu’éroder les acquis, au point que le chômage des diplômés des universités frôle aujourd’hui les 30%. Des universités qui forment des chômeurs, des budgets détournés pour d’autres fins, au grand mépris du savoir et des ambitions des jeunes, ceux-là mêmes qui ont fait la révolution de janvier 2011.
Aussi, la Tunisie est de plus en plus dégradée dans les classements internationaux, mesurant la performance de ses universités, chercheurs, créateurs et cursus de formation. Les diplômés sont souvent formés, avec comme langue seconde le français, alors que même la France périclite dans le classement des universités et universitaires qui n’arrivent plus à se classer dans le peloton des 500 meilleures universités (4 % des 500 premières universités du monde sont françaises ; classement Shanghai pour 2016). La lutte au chômage des diplômés universitaires en Tunisie passera aussi par la réforme de l’enseignement universitaire, et l’introduction incontournable de l’anglais en matière d’enseignement et de recherche, pourquoi pas à la place du français. Cela doit aller de pair avec la revalorisation de la gouvernance du secteur éducatif en Tunisie, dans ses différents niveaux, disciplines et régions.

+ 820 000 pour le nombre de fonctionnaires (État et parapublic)
Depuis les années 1960, la Tunisie a pris le choix de bâtir un État fort, basé sur une fonction publique structurée et solide. L’administration publique est encore perçue par le gouvernement et par le citoyen comme le refuge idéal pour un emploi stable et « pénard ». Les gouvernements successifs y compris les plus récents ont considéré la fonction publique, comme une prise de guerre, sur laquelle ils peuvent exercer librement leur pouvoir et régler certaines problématiques de chômage ou de chômeurs vindicatifs. Aujourd’hui, la fonction publique tunisienne compte autant de fonctionnaires que le Maroc, alors que celui-ci compte trois fois plus de population que la Tunisie. En Tunisie, un emploi sur quatre est dans la fonction publique ; et la fonction publique emploie quasiment autant que l’ensemble du secteur tertiaire (services), y compris le tourisme.
L’absentéisme, la démotivation, le laisser-faire, la nonchalance, l’irrespect du citoyen rongent de plus en plus notre administration publique, au point d’en faire un champ de ruine en termes de valeurs éthiques et du sens du service public. Notre administration publique, comparée à l’« Arch de Noé », est devenue labyrinthique et pyramidale, et où les salariés sont de plus en plus recrutés et promus grâce à une culture de proximité (elmaaref) et un jeu de « pistons » (elaktef).
La situation est intenable pour les budgets de l’État et le gouvernement doit trouver des solutions au sureffectif de la fonction publique, même si les reformes et mesures gouvernementales requises sont de nature à faire perdre des votes pour les ministres et Chef de gouvernements osant initier le dégraissement du Léviathan, qu’est devenue la fonction publique. Le chantier des reformes requière un leader courageux et animé d’un engagement apolitique.

67% comme note de performance au déficit de probité et de lutte à une corruption omniprésente 
Les dernières décennies, la Tunisie a connu une remontée remarquable de la corruption et de la collusion au sein des structures de l’État. Les statistiques de la Banque mondiale (Tunisia profile) nous apprennent que la Tunisie détient un score non enviable, comparativement à la moyenne générale des pays à revenu moyen comparable. Selon un récent rapport, un chef d’entreprise sur trois (entreprise formelle ou informelle) est sommé de payer du bakchich à des fonctionnaires ayant un pouvoir (fiscal, municipal, bancaire, douane, etc.) sur son entreprise et sur son gagne-pain. La Banque mondiale va plus loin en stigmatisant l’incapacité du gouvernement à contrôler la corruption, avec une note de seulement 67 %, plaçant la Tunisie dans la queue du peloton du classement international des économies saines et non contaminées par les corrupteurs et les corrompus. Plusieurs autres observatoires, comme Transparency International, corroborent ce constat et confèrent à la Tunisie un score inquiétant, la plaçant bien en deçà des attentes et des pays comparables (Jordanie, Sénégal, Burkina Faso, etc.). Là aussi, il faudra du courage et de la célérité pour agir contre ce fléau dévastateur.

-60, comme indicateur de recul dans le classement de Davos 
La Tunisie a initié depuis les années 1970 une intelligente politique de compétitivité, visant à renforcer sa capacité d’exportation et d’attractivité pour les investissements internationaux. C’est ainsi que des mesures fiscales et des incitatifs à la productivité ont été mis en place, par différents gouvernements. Durant les dernières années, ces mesures ont perdu de leur impact, et avec les changements liés à la révolution, la Tunisie a reculé de 63 places dans le rang des pays les plus compétitifs (Classement de Davos, 2016). La Tunisie est passée de la 32e place à la 95e place sur un total de 138 pays. La valeur liée au travail semble en pâtir, et de plus en plus, depuis janvier 2011. Les défis sont majeurs pour renverser la tendance et le gouvernement doit plus que jamais réhabiliter le travail, comme principal socle au bien-être collectif et au progrès économique. Certains rapports indiquent qu’un nombre grandissant d’employés travaillent moins que 20% sur le total des 35 heures payées dans le cadre de l’exercice de leur fonction. 80% du salaire est donc non mérité.

La réhabilitation de la valeur liée au travail, constitue une précieuse réserve de productivité pour l’économie tunisienne pour les années à venir. Les gouvernements actuel et ceux à venir doivent parier sur cette valeur et la renforcer par des mesures diverses, mais pas nécessairement monétaires.

Quelle conclusion en tirer ; je laisse les lecteurs en juger et tirer leurs propres conclusions évaluatives. Je dirais juste que le bilan est mitigé, et parfois préoccupant. Les principales difficultés rencontrées sont d’ordre économique et des mesures courageuses méritent d’être initiées à la lumière des prémisses et indicateurs soulevés ci-haut.

Asef Ben Ammar, Ph. D.

Analyste en économie politique

http://www.babnet.net/festivaldetail-140137.asp

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