La Tunisie face au défi de la crise sociale

Analyse. La stagnation économique et la faible marge de manœuvre du gouvernement exacerbent la fracture socio-territoriale entre littoral et régions de l’intérieur.

LE MONDE | Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)

C’est un sévère coup de semonce. L’agitation de Tataouine, cité de l’extrême Sud tunisien, aux confins du Sahara, jette une lumière crue sur les défis sociaux qui hypothèquent la transition démocratique de la Tunisie.

Plus que jamais, ce modèle post-autoritaire célébré à l’étranger « comme une heureuse exception dans le monde arabo-musulman, seul rescapé des “printemps arabes” », bute sur la question non réglée du chômage – 15 % pour la moyenne nationale, 30 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur – et de la fracture socio-territoriale entre un littoral relativement prospère et les régions délaissées de l’intérieur.

Si la tension est retombée après les affrontements du 22 mai, qui ont coûté la vie à un manifestant, la crise est loin d’être dénouée. Les protestataires campent toujours aux abords de la station de pompage d’El-Kamour (à 120 km au sud-ouest de Tataouine) dont ils ont fermé la vanne, bloquant l’essentiel du pétrole tunisien du Sahara.

Et le pouvoir à Tunis est bien en peine d’accéder à leurs revendications, certes difficiles à satisfaire « ici et maintenant » : l’engagement ferme et immédiat de créer dans les sociétés pétrolières de la région environ 4 500 emplois au profit des chômeurs locaux. Les propositions du gouvernement ont jusqu’à présent été rejetées par les manifestants, dont l’aile dure a réussi à s’imposer.

Espérances déçues

La fièvre qui s’est emparée de Tataouine révèle un mal plus général, le désenchantement économique et social des zones marginalisées de la Tunisie intérieure. Selon un décompte du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), la moitié du millier de protestations enregistrées sur le seul mois de mars se concentre dans les gouvernorats du centre et du sud du pays (Tataouine, Tozeur, Sidi Bouzid, Kasserine, etc.). Pour l’essentiel, ces expressions de mécontentement se focalisent autour du mot d’ordre du « droit à l’emploi ».

Les protestataires sont issus des mêmes milieux – les diplômés chômeurs ou jeunes en rupture – que ceux qui se sont soulevés lors de la révolution de décembre 2010 et janvier 2011 ayant renversé la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali. Si la transition tunisienne amorcée a engrangé de louables acquis démocratiques – liberté d’expression et de manifestation, élections transparentes… –, elle n’a pas amélioré les indicateurs sociaux, dans un contexte de stagnation économique (1 % de taux de croissance du PIB en 2016).

La position du gouvernement de Youssef Chahed, nommé il y a neuf mois, est délicate. Sa marge de manœuvre est très limitée. Il doit à la fois désamorcer ces mouvements sociaux et enrayer la dérive des déficits publics et de l’endettement à un ­moment où le Fonds monétaire international (FMI) intensifie sa pression en faveur de réformes structurelles. Les bailleurs de fonds escomptent de Tunis qu’il réduise la masse salariale dans la fonction publique, évaluée à la moitié des dépenses de l’Etat. La contradiction est explosive.

Régions laissées-pour-compte

D’un côté, les prêteurs multiplient les signes d’impatience devant l’immobilisme ambiant, comme l’ont illustré les récentes difficultés ayant précédé le décaissement de la deuxième tranche d’un prêt du FMI de 2,9 milliards de dollars (2,58 milliards euros) accordé en 2016.

De l’autre, M. Chahed doit affronter une intransigeance de protestataires qui puise dans la mémoire de promesses non tenues et d’espérances déçues. Dans ces régions laissées-pour-compte, la défiance est d’autant plus profonde que certaines estiment être potentiellement riches : Tataouine avec les hydrocarbures, Gafsa avec le phosphate…

Ainsi mûrit un discours victimaire autour d’identités régionales prétendument « spoliées » par un gouvernement central dénoncé comme inféodé aux élites du Grand Tunis ou du Sahel (littoral du Nord-Est). La tournure régionaliste de certaines manifestations est un défi lancé à la transition tunisienne.

La fracture psychologique entre ces deux Tunisie n’aide guère à dissiper les malentendus. A Tunis, l’agitation sociale est souvent criminalisée dans la presse ou les réseaux sociaux comme fruit d’une conspiration orchestrée par des contrebandiers, voire des islamistes radicaux. De fait, les régions de Tataouine ou de Kasserine, respectivement proches des frontières avec la Libye et l’Algérie, survivent principalement grâce à la contrebande avec ces pays voisins. Des interférences occultes ne sont pas exclues.

Mais réduire ces mouvements sociaux, soutenus activement par les populations locales, à de simples « manipulations » extérieures relève du contresens. Ce dernier brouille l’identification du mal et handicape son traitement.

Purge

M. Chahed, le chef du gouvernement, a lui-même semblé cautionner cette lecture en tirant prétexte de l’agitation de Tatatouine pour déclencher une vague sans précédent d’arrestations de « ripoux ». Le plus célèbre est Chafik Jarraya, petit contrebandier sous Ben Ali devenu très puissant après la révolution, et présenté dans la presse comme un possible « financier » des manifestants de Tataouine. ­

Depuis ces premières interpellations, le « Mani pulite » [expression qualifiant une série d’enquêtes judiciaires dans le monde politique et économique italien des années 1990] tunisien a élargi son champ pour menacer des réseaux de corruption liés aux allées du pouvoir. L’avenir dira jusqu’où ira cette purge. Dans l’immédiat, l’offensive de M. Chahed lui vaut le soutien d’une large partie de l’opinion publique qui désespérerait devant l’essor de pratiques mafieuses.

Mais l’amalgame ambiant entre corruption et agitation sociale laisse un goût amer aux populations délaissées de la Tunisie. Il conforte leur sentiment d’être injustement traitées, caricaturées, d’autant qu’elles estiment être elles-mêmes les principales victimes d’un système prédateur

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