La seconde mort des Juifs de Tunis - Par Sonia Fellous 

La seconde mort des Juifs de Tunis

Par Sonia Fellous 

Alors que la présence juive est en train de disparaître en Tunisie, l'IRHT inventorie et étudie les vestiges de ce passé. Eux aussi menacés.

Pendant plus de 2 000 ans, des Juifs ont vécu en Afrique du Nord. Cette présence s'est quasiment interrompue en Tunisie en l'espace de quelques décennies, séparant les Juifs de cette terre qui aurait abrité les premiers exilés d'une Jérusalem saccagée (586 av. J.-C., 70 ap. J.-C. et 135). Kairouan était devenu au IXe-Xe siècle le centre juif économique et culturel le plus prospère d'Afrique du Nord. En Tunisie, la population juive comptait en 1948, à la veille de l'indépendance (1956), plus de 100 000 âmes. Aujourd'hui, elle se trouve réduite à 1 200 personnes, réparties entre l'île de Djerba (800-1 000), Tunis (250), Sfax, Sousse et Zarzis (une trentaine de personnes).

Alors que s'éteint cette antique et prestigieuse communauté, la section hébraïque de l'IRHT a pris l'initiative de lancer un projet d'« inventaire du patrimoine juif de Tunisie »1. Conduites par Sonia Fellous, en collaboration avec Joseph Tedghi et Nicole Serfaty (tous deux Inalco-Lacnad), les investigations ont permis de découvrir, entre autres, un corpus épigraphique constitué d'élégies funéraires des XIXe et XXe siècles en judéo-arabe, langue arabe transcrite en caractères hébreux. Il s'agit d'un cas unique en terre d'Islam, à moins de découvertes fortuites ! En effet, si, dans l'Antiquité, les épitaphes juives ont pu être rédigées en latin ou en grec - avec, en conclusion, le mot hébreu shalom, « paix », souvent le seul inscrit en caractères hébreux -, elles sont quasiment toujours, jusqu'au XIXe siècle, composées en hébreu.

Des vers élégiaques

Au quotidien, les Juifs de la Diaspora s'exprimaient dans la langue de leur environnement. L'hébreu demeura la langue de la liturgie et de la culture, influençant également les parlers vernaculaires, qui finirent par se distinguer ainsi de ceux des voisins non juifs.

En terre d'Islam, la langue arabe supplanta totalement les autres et devint rapidement le langage savant. Les Juifs aussi l'adoptèrent et la mirent au service de leur production littéraire mais en la transcrivant toutefois en caractères hébreux (judéo-arabe).

En Tunisie, les communautés juives, dont la présence n'a été établie qu'à partir de l'époque romaine, ont connu différentes invasions (arabe, berbère, turque et française) et plusieurs vagues migratoires (Juifs orientaux, ibériques, italiens, grecs, ashkénazes). Celles-ci ont laissé les traces d'un réel métissage dans l'art, la langue ou les noms propres. C'est dans les inscriptions funéraires, de l'Antiquité à nos jours, que ce métissage est le plus perceptible.

Réduits à partir du VIIe siècle à une minorité au sein de populations qui avaient embrassé l'islam, les Juifs furent soumis au statut de dhimmi qui codifie la place des minorités monothéistes dans les pays musulmans. A la fois protégés et victimes de discrimination, il leur était, par exemple, interdit de faire usage des caractères arabes dans leurs écrits, ceux-ci étant sacrés et donc réservés aux musulmans (à de rares exceptions près). Dès lors, les Juifs se mirent à produire une littérature en judéo-arabe et en hébreu. Les inscriptions funéraires restèrent en hébreu.

Mais, à partir de la fin du XIXe siècle, en Tunisie, de très nombreuses épitaphes sont écrites en judéo-arabe. Ces élégies, le plus souvent composées pour de jeunes êtres victimes de mort foudroyante, étaient sans doute destinées aux mères éplorées qui ne comprenaient pas l'hébreu.

Du point de vue littéraire, elles sont généralement rédigées sous forme de vers élégiaques ; dans quelques cas, elles se présentent comme des strophes arborant le nom du défunt en acrostiche.

Bien que se voulant proche du registre littéraire, cette langue conserve néanmoins ses singularités, notamment une transcription de l'arabe qui reflète la prononciation des Juifs de Tunisie différente de celle des non-Juifs. De plus, elle illustre sa dimension juive par le recours à des termes hébreux qui, à l'instar des autres langues juives, relèvent pour la plupart du champ sémantique culturel ou cultuel : « tefillin » (cérémonie de la majorité religieuse), « shabbat », « yeshiva » (académie talmudique).

Les noms gravés dans les pierres et les tranches de vie qui y sont relatées constitueront, si elles subsistent, les dernières traces de la présence juive en Tunisie.

En 1900

Au cimetière du Borgel, à Tunis, des femmes pleurent leurs enfants disparus, assises sur les tombes plates, à cause de l'interdiction faite aux Juifs de surélever leurs bâtiments y compris leurs monuments funéraires. Elles sont vêtues du sefseri tunisien, grande étoffe blanche ou écrue recouvrant leur TEXTE, et coiffées du chapeau pointu (le hennin) distinguant les femmes juives.

© COLLECTION GÉRARD LÉVY

Épitaphe antique

Épitaphe provenant de la catacombe de Gammarth (au nord de Tunis), IIe-IVe siècle (?). Le mot « shalom » est gravé en hébreu. Sont représentés les sacra (le mobilier du temple de Jérusalem) : le chandelier à sept branches (ici deux qui flanquent l'inscription), la palme (à droite), la corne de bélier et le cédrat au niveau inférieur (Cahiers de Byrsa, 1956 ; l'original se trouve au Musée national de Carthage mais n'a pu être reproduit car il est impossible d'obtenir des musées nationaux tunisiens la communication d'images liées au patrimoine juif).

Un manuscrit en judéo-arabe

Ce manuscrit catalan de 1345-1350 est un recueil médical rédigé en judéo-arabe (en arabe transcrit avec des caractères hébreux). Il s'agit du premier chapitre d'un des abrégés des seize livres du médecin grec Galien, abrégé réalisé par le savant juif Maïmonide (1138-1204) à partir de la traduction de Hunayn ben Ishaq (IXe siècle). L'enluminure est sans doute l'oeuvre de l'atelier du peintre catalan Ferrer Bassa pour la cour du roi d'Aragon. Le manuscrit entra à la Bibliothèque du roi (future BNF) en 1841 (ms hébreu 1203, fol. 45v).

Vies brisées

La plupart des cimetières juifs sont aujourd'hui abandonnés, pillés ou rasés. Ceux qui subsistent encore (le plus grand est celui dit « du Borgel » à Tunis) contiennent, à côté des épitaphes hébraïques, un grand nombre d'inscriptions gravées en judéo-arabe. Elles sont réservées aux défunts morts prématurément ou violemment. D'un niveau de langue souvent élevé, elles relatent les destins brisés. Leur décor symbolise une vie abrégée (un tronc d'arbre sectionné, une feuille arrachée...) ou une mort brutale comme ci-dessous, la tombe, ornée d'un couteau, de Nathan Bismuth, égorgé en 1892 : « Hélas, j'ai connu une mort atroce ! Égorgé, chez moi, tel un agnelet ! »

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