Boualem Sansal - VIVRE le compte à rebours.

Boualem Sansal - VIVRE le compte à rebours.

Quel beau livre, même si on ne voit pas très bien où on va quand on en est au tout début. Notez que je reproduis le titre tel qu’il est dans l’original: en majuscules pour VIVRE et en minuscules pour ce qui suit.

Il n vous a pas échappé que les exergues proviennent de livres religieux., juif et chrétien : L’une de Matthieu, l’autre de l’Ecclésiaste dont Renan disait dans son Histoire du peuple d’Israël qu’il était le Juif le plus sympathique qu’il ait eu à connaitre. Compliment à double tranchant, si on pense à tous les autres… qui le seraient beaucoup moins, selon le célèbre philosophe-historien du XIXe siècle..

Ces deux citations n’ont pas la réputation d’être tirées de littératures frivoles, tout au contraire puisque l’Ecclésiaste est le livre biblique le plus imprégné d’esprit grec au point que les sages de la tradition juive, chargés d’établir le canon biblique (les vingt-quatre livres) ont longtemps hésité avant de l’y admettre. Et l’auteur (B.S.) cite justement l’ Ecclésiaste quelques fois dans son roman… Cela m’a suffi pour «cachériser » le livre, moi qui ne lis que des œuvres philosophiques. L’Ecclésiaste a établi le lien.

Si j’analyse correctement le contenu de ce roman, je me rends compte qu’il pose, derrière des faits apparemment anodins , des questions métaphysiques, celles que justement les philosophes posent. Que signifie, que symbolise ce compte à rebours qui assigne à l’humanité une disparition brutale et très proche ? Combien de gens le savent sur cette planète, la nôtre ? Y aurait-il des rescapés, si oui ,seront-ils nombreux ou une infime minorité ? Qui a écrit en gras et à l’encre rouge cette sombre prédiction J-760 ?

Un mot de ce qui semble être tout sauf une découverte fortuite, le fruit d’un pur hasard. Un homme se rend à un rendez-vous mais il laisse passer la station de métro et se retrouve deux stations plus loin. Il décide revenir à pied sur ses pas et c’est là qu’il découvre cette inscription chiffrée, prédisant la fin de l ’humanité. Il est tellement bouleversé qu’il change tous ses plans et ne cesse de penser à ce qu’il a vu. Jusqu’au jour où il trouve chez quelqu’un d’autre un écho de ce qui lui arrive.

Chemin faisant, l’auteur évoque les grandes questions qui occupent l’esprit de l’humanité pensante. Est-ce que ce message sibyllin lui était destiné en propre ou existe-t-il d’autres destinataires privilégiées ayant bénéficié du même message ? Dans l’affirmative, comment faire pour entrer en relation avec ces personnes , ces appelés? L’unique façon de le savoir est de revenir sur les lieux de l’inscription et là notre homme va à la rencontre d’un couple, venant d’Amérique.

Faudrait il résumer l’histoire ou plutôt cette fiction, puisque c’en est une, ou bien en tirer les leçons qui semblent s’imposer ? Je perçois ici une multitude de sources, notamment de provenance religieuse, au sens le plus large du terme ; l’auteur entend extirper de l’humanité les éléments les plus dignes d’être sauvés par une vaste migration vers une autre planète où le mal serait absent ou une humanité régénérée vivrait dans un entre soi que rien ne vendrait troubler. Une sorte de messianisme sans Messie personnel mais une sorte de cooptation par ceux qui se considèrent comme des appelés au service d’une puissance secrète qui leur enjoint d’agir au service de cette noble cause.

Le récit m’a aussi fait penser, en arrière-plan, au Déluge et à l’arche de Noé, apte à donner à cette humanité nouvelle le soin de s’épurer, d’entamer ailleurs une autre vie… C’est donc un message d’espoir, l’auteur ne nous conseille pas le suicide collectif car tout serait perdu… Cela m’a aussi fait penser au mythe de Sisyphe où la quête d’un sens de l’existence se déroule sous nos yeux. Enfin, le but de cette fiction pose aussi la question de l’éthique : comment distinguer le bon grain de l’ivraie, quand il s’agit d’êtres humains ? Comment extirper le bien des racines du mal, ouvrir les portes du vaisseau à une certaine humanité en rejetant les autres ? Sur quoi s’appuyer pour être sûr et certain qu’on ne commet pas d’iniquité ?

Ce qui me permet de dire que la préoccupation éthique surclasse ici toute autre considération. Mais peut on confier une telle mission à d’humaines mains en se disant que la divine Providence e (ou un autre intellect cosmique en a décidé ainsi ? Mais justement la définition du mal varie d’un individu à l’autre : je ne vois pas comment on peut juger autrui, déclarer celui-ci méritant et celui-là coupable, indigne de faire partie de l’assemblée des Justes… Et cela me ramène à la littérature biblique, au livre de Job notamment qui rejoint les déclarations de l’Ecclésiaste : Qui peut décoder les carnets de la Providence, qu’on soit croyant ou incroyant ? A la fin des 42 chapitres de ce livre qui se dresse contre l’injustice faite à des humains, on ne connait toujours pas le fin mot de l’histoire. Quand Job demande quelles sont les raisons de ses souffrances, la divinité répond à côté de la question. Job risquerait de se noyer dans le puis sans fond de la théodicée : nul ne peut pénétrer les tréfonds de la justice divine qui n’a de compte à rendre à personne.

Je dirais encore un mot sur le caractère fortuit de cette révélation, portant sur la disparition d’une grande partie de l’humanité. Pour aborder ce sujet d’une si haute importance, ,on allègue une inattention, un assoupissement qui vous fait oublier de sortir du métro. Et c’est en parcourant à pied le trajet dans l’autre sens que le déclic s’effectue : l’inscription en caractères gras et à l’encre rouge. Elle aurait pu ne jamais être découverte et, dans ce cas, on peut imaginer les bouleversements subséquents… Mais je préfère une conclusion plus optimiste ; au moins partiellement, l’humanité mérite d’être sauvée et cela fait penser au marchandage de Dieu avec le patriarche Abraham dans le livre de la Genèse : les deux villes pécheresses seront détruites mais le châtiment promis sera épargné à une poignée de fidèles.

En somme, un roman très bien construit, parfois avec quelques longueurs mais une réflexion pas si fictive que cela puisqu’elle tente de prendre en compte l’avenir d’une humanité qui bute contre ses limites et doit changer sa façon de vivre. Ce qui nous ramène au titre.

Un livre très intéressant qu’on lira avec attention…

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

Maurice-Ruben HAYOUN. (hayounmauriceruben@gmail.com)

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