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LES VOIES DU TALMUD - Ami Bouganim
Ce sont des protocoles de débats sur l’on ne sait pas toujours quoi pour la simple raison qu’ils partent souvent en digressions et rebondissent sur des digressions. Une bibliothèque orale qu’on devrait se décider à mettre en ligne avec des outils qui restitueraient l’ambiance des disputes, des moteurs de recherche pour guider l’auditeur ou le chercheur, des signalisations pour leur permettre de s’orienter dans la houle des controverses sur l’établissement de la Loi sinon la quête de sens. Mais on ne met pas le Talmud en ligne, on se priverait d’un monument de la littérature universelle, avec son texte sur une colonne s’évasant en bas pour couvrir toute la largeur de la page, encadrée et illuminée de chutes, d’éclaircissements, de commentaires. On plonge dans son texte comme dans une mer, à laquelle le Talmud est communément comparé, on ne sait sous quel angle l’aborder, on le tourne et retourne dans tous les sens, on s’accroche à un verset, une bribe ou une lettre comme à une corde, on ne sait où elle mènera, on la tire ou la suit jusqu’au moment où l’on se heurte à une aporie, se détend avec un midrash, s’accroche à une autre corde. Sitôt qu’on désespère, on retourne en arrière, tente de retrouver le fil des débats. En vain. On doit aborder « le cas » / « le thème » / « la question » sous un autre angle. On n’a de cesse de reconstituer l’argumentation des protagonistes à moins de s’en remettre à eux et de se laisser conduire on ne sait jamais où.
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Au début, étaient les Dix Paroles et les 613 commandements détaillés une première fois dans Exode, une deuxième fois dans Deutéronome, respectivement troisième et cinquième livre du Pentateuque. Ils donnaient ensemble, réhaussés par les récits de la Création du monde, des Patriarches et des Matriarches, des Généalogies, de l’esclavage des Hébreux en Egypte et de leur libération par Moïse, de la révélation sur le mont Sinaï, des pérégrinations dans le désert, l’armature de la Torah entendue d’abord comme Loi écrite. Celle-ci était considérée et vécue comme une constitution liant à la fois les détenteurs du pouvoir politique, qu’ils soient juges ou monarques, la classe sacerdotale des Cohanim et la classe des Lévites chargés du service divin. Elle précisait les attributions de chacune, précisant la répartition et l’équilibre des pouvoirs entre eux. Elle détaillait l’ordonnancement des sacrifices, les réglementations sociales, les mœurs domestiques, les peines pour la violation de la Loi et des usages entourant son respect. Les luttes entre les douze tribus qui composaient alors les Hébreux se soldèrent vers l’an 800 av. J.-C. par un schisme entre le royaume d’Israël et celui de Judée. Les tribus israélites, déportées en 722 av. J.-C. aux quatre coins de l’Asie, perdirent tout lien avec la Torah et disparurent ; les élites judéennes, déportées par vagues successives à partir de 600 av. J.-C., s’établirent sur « les rives de Babel », en Mésopotamie, où des scribes avisés se livrèrent à un extraordinaire travail de compilation et d’édition des textes qui s’étaient accumulés, du Pentateuque aux Prophètes en passant par les annales des Juges et des Rois. On entama de même un travail d’interprétation de la Loi écrite qui n’allait plus cesser et qu’on désignera comme Loi orale.
Vers 520 av. J.-C., des dirigeants de la population juive exilée en Babylonie rentrèrent d’exil et entreprirent de rétablir le royaume Judée qui sera par alternance indépendant et placé sous le protectorat des puissances régionales. Le temple de Jérusalem est reconstruit et les prêtres retrouvent leurs attributions. Une des lignées sacerdotales, descendant du grand-prêtre Sadoc, se pose en détentrice de l’autorité en matière d’interprétation du Pentateuque et de ses annexes. Les sadducéens passèrent à la postérité comme des conservateurs invétérés, ils n’en accommodaient pas moins les textes aux circonstances politiques du moment et aux besoins d’un culte religieux centré sur le service du temple. Nonobstant des survivances au sein de mouvances irréductibles, tels les karaïtes, les sadducéens disparurent avec la destruction vers l’an 70 du Deuxième Temple de Jérusalem. La thèse la plus troublante les concernant fait d’eux la classe qui donna les insurgés les plus intraitables contre les Romains. Des nationalistes plutôt que des collaborateurs hellénisés, professant l'immortalité de l'âme, la vanité de ce monde, la rétribution dans un autre monde, voire la résurrection de l'âme sans que celle-ci s'incarne dans le même corps.
L’historiographie dominante, essentiellement rabbinique, retient surtout leurs rivaux : les pharisiens – de peroushim ou sécessionnistes –, issus de l’exil, à la fois fascinés, obnubilés et rebutés par lui. Ils s’enhardissaient à une interprétation audacieuse des textes et des lois. Ils n’étaient pas d’un seul tenant, n’étaient pas liés par des charges et pratiquaient une lecture libre, pour ne pas dire lettricide, de l’Ecriture. Ils n’avaient pas attendu l’écroulement du Temple de Jérusalem pour procéder à une révolution religieuse visant à substituer l’autorité des maîtres – réunis en sanhédrin, de συνέδριον, synedrion pour « conseil, assemblée » – à celle de la Grande Assemblée sous l'ascendant des prêtres, privilégier la prière dans les synagogues, disséminer les textes sacrés et en populariser la lecture liturgique. En Judée, leurs innovations étaient tributaires des réglementations et des procédures que la communauté babylonienne continuait de se donner pour légitimer sa survivance en exil. Les premiers grands maîtres pharisiens, venant pour les plus innovateurs de cette communauté, ne trouvaient rien de mieux à proposer, pour composer avec les conditions socio-politiques qu’ils trouvaient en Palestine, que de reproduire, nonobstant des remaniements et des adaptations, leur modèle diasporique. Le pharisianisme serait une création babylonienne – du moins ses orientations politiques, son populisme et son messianisme surtout, ses procédures juridico-rituelles visant à créer les conditions propices à une autonomie théocratique sous souveraineté étrangère et ses convictions religieuses conciliant une morale de l’amour avec une religion d’exhortation sont-elles nées en Babylonie.
L’interprétation orale pharisienne de la Loi écrite [Ecriture] est mise par écrit dans la Mishna vers l’an 200. Rédigée en hébreu, divisée en six traités (60 à 63 chapitres en tout), cette première sédimentation de commentaires devait solliciter des éclaircissements et donner lieu à des controverses qui devinrent la marque de l’interprétation rabbinique de l’Ecriture. Une première compilation de cette deuxième strate de (sur)commentaires, accomplie en terre d’Israël et rédigée en hébreu, est connue comme le Talmud de Jérusalem, clôturé aux environs de l’an 500 ; une deuxième compilation, rédigée principalement en araméen, langue vernaculaire dans les territoires qui formaient l’ancienne Mésopotamie, comme le Talmud de Babylone, établi aux huitième et neuvième siècle. Ce sont surtout ces deux corpus – où l’on distingue communément entre les passages juridiques ou Halakha et les passages homilétiques ou (H)Agadda s’émaillant principalement de midrashim (plur. de midrash) – qui forment la pièce maîtresse de ce que l’on désigne de nos jours comme Loi orale s’appliquant à la Loi écrite. La Loi orale s’est donc constituée comme volonté de remanier la législation du Pentateuque, concernant les rites de pureté, l’ordonnancement du service du Temple, la législation sociale incluant le respect du shabbat, l’affranchissement des esclaves, le rapport à l’étranger, les célébrations du calendrier hébraïque, et d’adapter le régime de la vie judaïque aux conditions socio-politiques des Juifs tant en Judée, sous domination étrangère partielle ou totale, qu’en terres d’exil, principalement en Babylonie. Le mot de Torah en est venu, lui aussi, à couvrir l’ensemble de la production judaïque s’inscrivant dans la tradition pharisienne-rabbinique prescrivant de considérer les vingt-quatre livres de la Bible dans la clairière des commentaires s’accumulant au gré des générations.
Le pharisianisme dans tous ses sens
Dès le début, le pharisianisme témoigne d’une volonté de surmonter des crises théologiques et politiques qui menaçaient de ruiner le sens littéral obvie et patent de la consignation écrite d’une révélation à laquelle on n’était pas prêt à renoncer. Les maîtres pharisiens – portant les titres de Rabbi et de Rav – se livrent à son interprétation pour mieux s’accommoder de leur déchéance politique et des désaveux théologiques qu’elle recouvre. Ils procèdent à une reconsidération de leur destin et de leur vocation – de leur élection divine. Exposés à l’assimilation dans leur contrée d’exil, ils n’avaient d’autre choix que de revisiter leurs textes fondateurs pour préserver leur entité nationale-religieuse. Le pharisianisme serait une création du Premier exil en Babylonie, ne s’implantant pas en Judée, véhiculé par le retour continu des exilés, sans se heurter aux élites politico-religieuses locales, en l’occurrence sadducéennes, et sans s’accompagner de querelles internes entre les maîtres pharisiens. Sans véhiculer également comme une hantise de l’exil, pour ne pas dire sa négation, se doublant d’une tentation inavouée pour lui (la refoulant ?). Il en vint à perpétuer comme une paradoxale condition d’exilés en terre de souveraineté, privilégiant, ici et là, des rites de ségrégation inventés en exil. Dès les débuts, l’interprétation pharisienne, d’abord en Babylonie, puis en Judée, puis de nouveau avec plus de ténacité en exil, se voulait apologétique et apostolique. Elle ne visait néanmoins qu’à retenir les exilés au sein du judaïsme, ne cherchant nullement à intéresser les étrangers.
En Judée, les pharisiens se démarquèrent progressivement des institutions sadducéennes, gouvernementales autant que sacerdotales, de même que des mœurs passablement hellénisées qui avaient cours dans les cercles sadducéens. Ils observaient des rites qu’ils dégageaient d’une interprétation activiste du Pentateuque, alliant la piété à l’intelligence du cœur dans une interprétation ingénieuse qui, quoi qu’on en dise, insufflait un nouvel esprit à la lettre. Ils ne s’immisçaient pas tant dans le service du Temple que dans le Pentateuque. Ils en brisaient le texte, liant ensemble des bribes de versets arrachés à leur contexte, procédant à des rapprochements de mots présentant le même sens ou le même son, voire le même nombre totalisé par leurs lettres (chaque lettre équivalant à un nombre), à des découpages et recoupages pour le moins inattendus. Ils labouraient les textes dans tous les sens, les retournaient et les ensemençaient de nouveaux sens. C’étaient des légistes qui palabraient et se disputaient non moins qu’ils débattaient, s’accordant des moments de diversion, de distraction et de dérision. Ils persistaient à ne pas s’entendre pour mieux s’éclaircir le sens des passages étudiés ou invoqués, mieux conclure leur accord ou rester sur leur désaccord. Ils se montraient volontiers passionnés et bouillonnants sinon exubérants. Récapitulant les disputes entre pharisiens et sadducéens, comparant entre leurs modes d’interprétation de l’Ecriture, un chercheur déclare : « On peut supposer que l’exégèse sadducéenne devait être sobre [1]. »
La destruction du Deuxième Temple, connu comme le temple d’Hérode (env. 70 de l’ère chrétienne), au terme de trois siècles de disputes entre pharisiens et sadducéens et de querelles au sein des pharisiens, relança l geste herméneutique de ces derniers. Ils troquèrent Jérusalem, symbole de la souveraineté nationale, contre la bourgade de Yavné où ils installèrent leur Sanhédrin devenu par la force des choses l’instance législative la plus importante de la population juive. Sans cesser d’être une déchéance politique, l’exil s’insinua plus pernicieusement dans l’herméneutique rabbinique. Il en vient à représenter, pour le meilleur et pour le pire, la paradoxale condition théologico-politique où Israël devait survivre pour assumer sa vocation et remplir sa mission. La Torah cessait d’être une constitution socio-politique, plutôt sadducéenne, pour devenir une constitution existentielle, résolument rabbinique. La théocratie pharisienne, quoiqu’habitée par Jérusalem, se passa de Jérusalem. Elle régissait une présence au monde sous le signe d’un Dieu qui ne donnait plus signe, investissant l’homme de la liberté de se poser en son partenaire dans un processus de salut universel qui passerait par la réhabilitation messianique nationale des Juifs.
Quand les débats sortirent du Sanhédrin, perdant progressivement de son autorité avec sa représentativité à partir du IIIe siècle, pour les Maisons d’étude, leurs étudiants, perpétuant la tradition des maîtres de se présenter par couples – volontairement ? – divergeant tant sur des points de doctrine que sur les procédés d’argumentation, se posèrent à leur tour en protagonistes, formant autant de couples [havrouta] dans la salle d’étude : le sens n’était plus dans le texte ou chez l’interprète mais dans la dispute entre protagonistes. On a tant abusé du mot dialectique qu’on n’ose l’avancer, pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit. Le sens est dans la divergence, son dépassement et la convergence entre les protagonistes qui rivalisent d’arguments pour étayer leurs interprétations respectives, se risquant à énoncer des innovations. Celles-ci – hidoushim, pluriel de hidoush – ne sont pas recherchées en soi, encore moins préméditées, elles viennent d’elles-mêmes. Elles ne sont pas malvenues pour autant, n'entamant ni l'autorité de la Loi ni son immutabilité. Elles attestent plutôt la générativité de la révélation immémoriale qui la nourrit et lui confère sa légitimité. Toutes se réclament de Moïse auquel elles sont attribuées : « Ce que l’étude est destinée à dévoiler a été révélé à Moïse sur le Sinaï » (TJ Pea II, 6). La maison d’étude où l’on n’assiste pas à des innovations est désertée par Dieu.
L’interprétation pharisienne n’était pas tant une trahison de l’écrit par l’oral que sa déconstruction et son ravalement lui permettant de continuer à nourrir l’existence juive. Sans elle, le judaïsme n’aurait pas connu ce rebondissement qui l’a arraché aux vestiges de la souveraineté judéenne ruinée en 70 ap. J.-C.. En prêtant une provenance / inspiration / autorité divine à leur Loi orale, la ramenant à la révélation sinaïtique au cours de laquelle Moïse reçut la Torah, les maîtres pharisiens s’assuraient l’hégémonie sur le judaïsme, tant contre les héritiers des sadducéens que contre les christiano-pharisiens. Rabbi Eliézer avait pour habitude de dire : « Je tiens mon autorité de Rabbi Yohanane ben Zakkaï, qui l’a reçue de son maître, qui lui-même l’a reçue de son maître, jusqu’à la Loi révélée à Moïse sur le Sinaï » (Yadaïm IV, 3). Leur égale divinité, quoi qu’on entende par ce terme, représente le dogme par excellence, voire le dogme des dogmes. Elle délivre au maître pharisien l’autorisation sinaïtique d’innover : « Moïse, déclare un apologue, a reçu au Sinaï tout ce que les disciples de sages sont destinés à découvrir » (TJ Haguiga I, 76d). « Même ce qu’un disciple exercé sera appelé dans l’avenir à énoncer en présence de son maître a été délivré à Moïse sur le Sinaï » (TJ Péah II, 6). En fait, les premiers maîtres pharisiens – connus comme les tannaïm jusqu'à la clôture de la Mishnah et comme les amoraïm jusqu'à la clôture de la Guemara – ne s'encombraient pas plus du respect de la syntaxe que de la lettre.
Postulats et principes d’interprétation
L’interprétation pharisienne-talmudique repose sur nombre de postulats religieux-textuels. L’un d’eux énonce que la Torah – au sens restreint de Pentateuque ? au sens médian de Bible ? au sens large de la Bible agrémentée de ses commentaires – recèle tout [donne réponse à tout ?], qu’aucune lettre, aucun signe, n’y est superflu et n’est à négliger et qu’à la fouiller de fond en comble on y trouve ce qu’on cherche (Voir Avoth 5, 22). Dans sa divinité et son infaillibilité, elle aurait quelque chose à dire sur ce qu’il nous importe d’entendre et d’en attendre – si seulement on se donne la peine de chercher par l’étude assidue, minutieuse, fidèle. C’est vers elle qu’on s’est tourné et continue de se tourner pour tout résoudre. Son sens n’est pas clos mais ouvert et c’est l’étude qui l’en dégage. Elle génère pratiques, rites, décisions en fonction de notre sollicitation. Dans leur interprétation, les maîtres montrent une sournoiserie qui ne se laisse désarmer par rien. Leur herméneutique est libre dans le contexte d’un texte, dont on peine à cerner les limites, sur lequel elle s’autorise tous les écarts, s’entêtant à lui soutirer du sens sans s'encombrer de considérations méthodologiques. Le disciple-de-sage est incité à percer l’intention de Dieu, débusquée de ses versets, voire de son silence. Toutes les variations seraient permises sur un texte se proposant en partition de la révélation divine. Cela dit, on s’engage volontiers dans une interprétation catégoriale qui ferait des notions, des rites et des institutions autant de catégories. Lévinas donne ce passage dans une de ses leçons talmudiques : « La “ ville perdue ” [i'r nidah'at] n'a pas existé et n'existera pas. – Pourquoi en parle-t-on alors ? – Cherche [drosh] et tu auras la réponse ! La “ maison lépreuse ” n'a pas existé et n'existera pas. – Pourquoi en parle-t-on alors ? – Cherche [drosh] et tu auras la réponse ! Le “ fils indocile et rebelle ” n'a pas existé et n'existera pas. – Pourquoi en parle-t-on alors ? – Cherche [drosh] et tu auras la réponse ! » (Sanhédrin 71a). Un second postulat pose l’anhistoricisme de l’interprétation pharisienne. Il énonce qu’« il n’est ni avant ni après », autorisant cette audace exégétique qui consiste à éclairer le sens d’un passage à l’aide d’un autre le précédant ou lui succédant, le caractère ou l’intention d’un personnage à l’aide de cux d’un autre, une période à l’aide d’une autre. Les analystes ont voulu voir dans ce postulat la volonté d’en découdre avec l’histoire et de se mettre hors d’elle. Le corpus talmudique abonde en règles et procédés herméneutiques, excluant ou invitant des commentaires, surtout lorsqu’il s’agit de statuer sur des questions de rite et d’énoncer des halakhot (lois). Les meilleurs experts ont procédé à leur inventaire. Hillel, généralement considéré comme le maître fondateur du pharisianisme, aurait énoncé sept règles ; Rabbi Ismaël les aurait étendues à treize ; Rabbi Eliezer Ben Jose Ha-Guelili à trente-deux. Or ni ces énumérations ni de nombreuses autres n’entament l’ingéniosité et la créativité de l’herméneutique rabbinique-talmudique. C’est sans cesse que d’anciens sentiers sont négligés et de nouveaux débroussaillés dans et par l’interprétation.
La Loi orale se tissant de génération en génération des commentaires des sages ne double la Loi écrite – dans ce cas le Pentateuque attribué à Moïse – que pour lui garantir une pertinence qui ne se démentirait pas dans l’avenir. La révélation sinaïtique est censée nourrir l’inspiration du sage plongeant dans les pages du Talmud, le disciple relayant son maître pour se réapproprier la parole divine et lui donner une tournure personnelle. Dans ce processus, ce qui est oral est candidat à sa mise par écrit et, d’une certaine manière, à son ralliement à la Loi écrite. Le caractère sinaïtique de tout commentaire, de toute déduction, de tout éclaircissement autorise tout, n’exclut rien : le mont Sinaï s’impose comme un volcan de commentaires. Le Talmud se présente comme de vastes laves de versets bibliques, encastrés les uns dans les autres, de langues, l’hébreu se mêlant à l’araméen, encadrées par toutes sortes de chutes qui ont échappé à une première compilation et de commentaires qui se sont accumulés tout au long des générations.
Le martyre pharisien
Le sort de Rabbi Akiba, généralement considéré comme un deuxième Moïse, ne laisse d’intriguer. Généralement considéré comme celui qui établit le canon biblique, il se recense parmi les innovateurs les plus exubérants du Talmud qui retrace son parcours dans des midrashim – pluriel de midrash, pour procédé herméneutique rabbinique par excellence – sur lesquels se fondent ses nombreux biographes. Dans l’un d’eux, nous assistons à une curieuse entrevue entre Dieu et Moïse qui, pour s’être posé en son premier prophète, ne pouvait qu’être admis sur les bancs de l’Académie céleste. Il trouve Dieu en train de « dessiner de petites couronnes autour des lettres de la Torah », tous ces signes de cantillation et de signalisation que l’on peut voir sur un rouleau de la Loi pourtant dénué de voyelles. Moïse s’enquiert des raisons qui motivent l’étrange activité. Dieu lui apprend qu’un homme du nom d’Akiba Ben Joseph tirera un millénaire plus tard de chaque lettre et de chaque signe quantité d’enseignements. Curieux de voir le personnage à l’œuvre, Moïse est autorisé à prendre place aux derniers rangs de l’Académie terrestre d’Akiba pour assister à l’un de ses cours. Ses disciples ne lui laissent rien passer ; ils lui demandent ses références. Akiba répond imperturbable : « C’est un enseignement délivré à Moïse sur le Sinaï. » Moïse qui ne comprend mot aux commentaires qu’Akiba met dans sa bouche est si conquis par l’ingéniosité de son interprète qu’il reproche à Dieu de l’avoir choisi lui plutôt que son illustre commentateur pour délivrer sa Torah aux hommes. Dieu montre à Moïse le sort réservé à Akiba (env. 136) : « On le dépeçait vivant dans un marché à bestiaux. » Les Romains l’avaient condamné à mort pour avoir été parmi les fomenteurs rabbiniques d’une insurrection messianique contre leur domination. Ses tortionnaires, raconte le midrash, s’acharnaient contre lui avec des pinces en fer. Akiba prend son parti de réciter le chéma :« Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est Un », et rend son dernier souffle en prolongeant le « Un ». Dans le ciel, les anges s’indignent du sort qui lui est réservé : « Une telle récompense pour une si grande connaissance de la Torah ! » Dieu se dérobe aux reproches des anges, il se contente d’autoriser une voix céleste à annoncer : « Béni sois-tu, Akiba, convoqué pour le monde à venir » (TB Avoda Zara 17b). Moïse aussi s’insurge contre la cruauté d’un tel sort, voire contre l’insensibilité de Dieu. La réponse de celui-ci est pour le moins énigmatique : « Épargne-moi tes remarques, c’était encore la meilleure chose à faire. » Dans un autre midrash, Dieu ne cherche pas même à se blanchir de sa passivité. Il ne s’est pas mêlé ; il n’est pas intervenu ; il a laissé les choses suivre leur cours historique. Akiba fait partie des Dix Martyrs paradigmatiques qu’on ne cessera d’invoquer pour se résigner au sort fait à tous ceux qui choisiront la mort plutôt que d’abjurer leur judaïsme.
La compilation talmudique
S’étalant sur plus d’un millénaire, l’interprétation pharisienne-rabbinique convertit le corpus biblique (23 livres de la Bible et plus particulièrement les 5 du Pentateuque) en chantier de gravats textuels où l’on cherche ce qui ravalerait la Loi qui engage et lie l’homme judaïque. On a longtemps mémorisé les commentaires avant de les déposer dans des traités qui ressemblent davantage à des archives qu’à des codes. Les compilateurs des deux Talmud n’ont pas tant accompli un travail raisonné d’édition, soucieux de cohérence et de conséquence, qu’un travail brouillon de conservation. On a retenu des délibérations majeures, avec la participation de maîtres éminents, avec des délibérations marginales, avec l’intervention d’hérésiarques. Les contradictions n’étaient pas pour dérouter les compilateurs comme elles ne déroutent pas de nos jours les disciples-de-sages qui les considèrent comme « propos du Dieu vivant » (TB Irouvin 13b). On n’en persiste pas moins à les pister et à tenter de les concilier et cela ne serait pas, pour reprendre Herman Cohen, philosophe allemand du judaïsme du début du XXe siècle, sans « tenir en haleine »[2] .
Désormais, depuis que les codes de lois rabbiniques forment d’inextricables bibliothèques, où seul l’ordinateur se retrouverait, l’étude du Talmud participe d’un art cultuel qui se berce de sa verve, de sa gesticulation et de sa ritualisation au point d’accéder au rang d’une liturgie non moins prenante que la prière puisqu’on est censé étudier pour s’inscrire dans la conversation avec Dieu. Bien sûr, on en tire des arguments pour s’éclaircir et énoncer la Loi, entendue comme instructions et pratiques, mais cela serait somme toute subsidiaire, réservé à l’élite des décisionnaires, dans cette grande geste de l’étude sous le signe de Dieu et en sa présence qui saisit le sens de la Loi écrite dans la clairière d’une tradition orale. Le premier, le Talmud entreprenait un travail de déconstruction du texte (dans ce cas biblique) non tant pour en privilégier l’Esprit (comme dans le judéo-christianisme), pour recouvrer un sens originel (comme pour les textes grecs chez Heidegger) ou pour disséminer ( ?) du sens (comme chez Derrida) mais pour ravaler une vocation menacée. On n’a pas documenté déconstruction plus radicale et plus brouillonne du livre et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit du premier livre divin de la tradition testamentaire monothéiste. Seuls de grands livres seraient déconstructibles et ne seraient grands que les livres qui invitent leur déconstruction.
Le compagnonnage de Dieu
Les pharisiens ne se montraient autant respectueux de l'Écriture que parce qu'il ne leur restait rien d'autre de Dieu et qu'ils n’envisageaient pas de le troquer contre quoi que ce soit pour cheminer en ce monde. Ils accomplissaient bel et bien une révolution au sein de la théocratie biblique, sans résilier pour autant le texte constitutionnel ancien, l'entourant de tant de commentaires, de corrections et de sentences qu'il n'en est plus que le pré-texte – sacré – au corpus talmudique. Ce faisant, ils ne présumaient pas tant du génie du texte – quoiqu’il soit censé avoir tout prévu, énoncé et prédit – que de celui de l'interprète et de son activité apostolique. La condition du pharisien dans le monde évolua et se diversifia avec l’expansion du pharisianisme chrétien, ouvertement prosélyte, qui caressait des velléités antinomiques, partisan de l’abolition de la Loi, de même qu’avec l’expansion de cette excroissance, volontairement schématique, rationnelle et conquérante, qu’en serait l’Islam. Le pharisianisme serait né du siège de Jérusalem, note Joseph Salvador, un des rares penseurs français du judaïsme au XIXe siècle, duquel il ne serait pas sorti à ce jour et dont il ne sortirait pas sans se rendre / s’assimiler : les haies de la Loi s’explicitant en restrictions et en instructions auraient relayé les enceintes romaines autour de Jérusalem[3].
Le pharisien vit dans le compagnonnage constant de Dieu. Dans son lit, à table, par les routes autant que dans les sanctuaires et les maisons d’étude. Dans les circonstances heureuses et malheureuses. Il vit, pour être plus précis, en sa Présence – sa Shekhina ? – qu’il est chargé d’instaurer dans le monde. On assiste à un renversement théologique : le pharisianisme se départ de ce qu’un penseur américain désigne comme « the theurgic conception of Jewish religion, which assumes the intervention of the supernatural in the affairs of men »[4] pour une conception ethnocentrique ou anthropocentrique. Ce n’est plus tant Israël qui dépend de Dieu que Dieu d’Israël, revêtu de la lancinante et pathétique mission de témoigner d’un Dieu qui ne se manifeste qu’autant qu’on l’incarne, l’assistant dans sa déchéance, le débusquant des témoignages déposés dans sa parole. Les pharisiens en deviennent plus importants que les anges, plus chéris de Dieu : « Les Israélites entonnent à toute heure de la journée un chant [de louange] tandis que les anges servants ne l’entonnent qu’une fois par jour ; d’autres disent une fois par semaine, d’autres encore, une fois par mois. De plus, les anges ne le reprennent dans les cieux qu’en écho aux Israélites l’entonnant sur terre » (TB Hulin 91b). Les pharisiens en deviennent les hérauts les plus éloquents d’une divinité qu’on persiste à préserver de toute tentation anthropomorphique. On ne lui prête pas plus l’existence qu’on ne se la représente ou lui concède des attributs. On ne peut que se réclamer de Dieu, s’en remettre à lui, lui prêter voix et œuvrer à l’expansion de son royaume. En d’autres termes, Dieu ne règne qu’autant qu’il est intronisé par les hommes. Dans l’un de ses commentaires, Rabbi Isaac déclare : « Il est écrit : “Les justes hériteront de la terre et y séjourneront à jamais ” (Ps. 37 : 29). Où donc séjourneront les méchants ? Dans les airs ? Voici ce que cela signifie : Les méchants excluent la Shekhina de la terre. En revanche, les justes l’y installent[5]. » Ce n’est pas tant Dieu qui s’incarne en l’homme, comme dans le christianisme, que l’homme qui se donne comme devoir / mission / vocation d’incarner Dieu. Le pharisianisme serait l’épopée à la fois herméneutique, théologico-politique et théocratico-existentielle de cette survivance (à Dieu ?).
Le pharisianisme ne se fait pas pour autant d’illusions sur l’homme. Il met ses réserves dans la bouche des anges considérés comme ses plus grands détracteurs. Ceux-ci protestent contre la création de « ce rejeton de la femme » et déblatèrent contre lui. Ils l'aiment si peu qu'ils s'accommoderaient volontiers de sa disparition. Les maîtres lui concèdent pour leur part autant de mérites que de vices : « Il [le Saint béni soit-Il] lui a donné quatre traits supérieurs et quatre traits inférieurs : il boit et mange comme une bête ; il s'accouple et se multiplie comme une bête ; il fait ses besoins comme une bête ; il meurt comme une bête. Mais il se tient comme les anges servants, parle comme eux, connaît comme eux et voit comme eux » (Genèse Rabba 8, 11). De la comparaison entre l'homme et l'ange qui court la littérature talmudique, il ressort que le premier est plus complexe et intéressant. Ses passions, plus terribles les unes que les autres, ne lui laissant d'autre choix que de se plier à toutes sortes de restrictions et à se lier par toutes sortes de lois. Sa condition réclame une constitution – une Torah – pouvant régir sa présence sur terre. Son existence est du reste si incompréhensible qu’on désespère de lui trouver une vocation : « Il eût mieux valu que l'homme ne fût point créé, mais du moment qu'il l'a été, qu'il surveille scrupuleusement ses actes » (Erouvin 13b). Le pharisianisme se garde de s’encombrer d’une quelconque pathologie de l'homme. Il ne se leurre ni sur ses désirs ni sur ses manigances. Il le sait plus pervers qu’innocent, davantage porté à poursuivre ses instincts, plutôt mauvais de nature, qu’à réaliser de généreux desseins. Le pharisianisme se teinte du reste de stoïcisme : « C'est contre ton gré que tu nais..., contre ton gré que tu vis, contre ton gré que tu meurs et contre ton gré que tu devras un jour rendre compte au Roi des rois, le Saint, béni soit-Il » (Avot 84b). On ne demande à l’homme que de prendre soin de son âme assimilée à « une phosphorescence royale » sinon divine (Voir TB Shabbat 152b). Hillel, considéré comme l’un des pères de la morale juive, se montrait affable et circonspect dans les attentes qu’il avait de lui : « Si je ne suis pour moi, qui le sera ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? » Il se contentait de prescrire : « Ce qui t'est haïssable, ne le fais pas à autrui » (TB Chabbat 31a). Plus tard, Akiba retourna au biblique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » – avec cette précision : « Ta vie précède celle de ton prochain. » Le pharisianisme serait un humanisme averti, le dernier mot en la matière revenant à Akavia Ben Mahalalel dont le Talmud n’a retenu qu’un seul apologue (dire), repris depuis des siècles aux obsèques pour se séparer des défunts : « Considère trois choses et tu ne commettras pas de péché. Sache d’où tu viens, où tu vas et devant qui tu es appelé à rendre des comptes. D’où tu viens ? – D’une boule puante. Où tu vas ? – Dans un lieu de vermine et de pourriture. A qui devras-tu rendre compte ? – Au Roi des rois, le Saint, Béni soit-Il » (Avot III, 1).
Le pharisianisme, tel qu’il transpire dans les dires des maîtres du Talmud, est plus dessillé, lucide et averti que dans ses exacerbations kabbalistiques. Il ne réclame l’adhésion ni à des dogmes ni à des cosmogonies et s’il persiste à lier l’individu par des pratiques, c’est encore pour mieux le protéger contre ses passions, ses aliénations, ses désespoirs. Il assume, sans le clamer, le non-sens, qu’il tente de dépasser en postulant le sens par excellence, qu’il nomme Dieu, pour le meilleur et pour l’éternité, et en combattant en son nom l’idolâtrie sous toutes ses formes. D’une certaine manière, il met l’être de Dieu sous éclipse – nous dirions en termes phénoménologiques : sous réduction transcendantale – et il incite l’humanité à mieux l’invoquer pour étendre son Royaume avec sa Présence. On ne débat pas plus de son existence que de son inexistence. On pratique la survie envers et contre tout, voire à contre-sens, ne serait-ce que pour garantir la survie de Dieu. Les rôles sont inversés : ce sont les pharisiens qui perpétuent Dieu en se posant en ses témoins, en s’attachant à l’étude de sa Torah et en œuvrant à l’instauration de son royaume. Sinon, tous disparaîtraient, Israël autant que Dieu, puisque le destin de l’un dépend de la gloire de l’autre ; sinon, il ne préconise rien d’autre, pour reprendre Soloveitchik, le maître de l’orthodoxie moderne aux Etats-Unis, que de balancer entre le tohu (l’étonnement ?) du néant et le bohu (l’ébahissement ?) du merveilleux.
Un processus continu de compilation
La distinction entre Loi écrite et Loi orale est devenue à la longue surannée et mériterait d’être remplacée par une distinction plus nuancée, d’autant que la kabbale, généralement considérée comme la science de l’ésotérisme pharisien, est venue brouiller les cartes bibliographiques du judaïsme. La Loi orale n’est plus tant orale puisque les commentaires qui la composent ont trouvé leur sédimentation dans des corpus écrits canonisés et que la Loi écrite, principalement le Pentateuque, n’est plus tant récitée que sur un mode quasi liturgique. La Loi orale est l’interprétation de ce tout ce qui, déposée par écrit, sollicite à son tour l’interprétation. Elle désigne l’herméneutique pharisienne des textes canonisés et c’est cette pratique qui caractérise au plus haut point ce qu’on entend de nos jours par étude talmudique. Celle-ci est peut-être orale, sa sédimentation n’en est pas moins écrite. La Loi orale ne l’est, a posteriori, ni plus ni moins que les conversations dans les cercles philosophiques qui se sont succédé à Athènes et à Rome, si ce n’est qu’à Jérusalem et à Babel le texte fondateur était révélé, qu’il avait été sacralisé, et qu’à Athènes et Rome, voire plus tard à Berlin et à Paris, il ne l’était pas, du moins pour ce qui concerne la production philosophique. Sinon l’interprétation apostolique chrétienne et la prédication haditique musulmane n’étaient pas moins orales que l’interprétation pharisienne. Si la Loi orale dessine l’horizon où s’éclaircit le sens de la Loi écrite et qu’elle en détermine le sens, l’une ne cesse de se déposer dans des livres et de verser dans l’autre.
Nous avons assisté à un long processus de compilation des éclaircissements, commentaires et décisions des interprètes qui s’inscrivaient dans la geste herméneutique pharisienne. De la Bible aux Grands Décisionnaires de notre génération en passant par le Talmud, le Mishneh Torah de Maïmonide, le Shoulkhan Aroukh de Joseph Karo, etc. C’est une compilation continue s’étalant sur plus de deux millénaires. On ne remet pas en question le texte qui précède et ne cesse de s’étendre, on le questionne et c’est ce questionnement qui génère de nouveaux commentaires qui seront compilés à leur tour. Bien sûr, les mises à l’écart ne manquent pas mais elles se produisent d’elles-mêmes, sans avoir à les prononcer, rien ne garantissant que ce qui a été écarté ne resurgisse un jour, revêtu d’une pertinence qu’on ne lui soupçonnait pas. L’herméneutique pharisienne ne s’intéresse vraiment ni à l’intention de l’auteur ni au contexte de composition. Elle s’attache au texte, portée par le souci de perpétuer la tradition en s’inscrivant en elle pour mieux la promouvoir et l’on ne s’en acquitte pas sans la rénover et la redorer. L’étudiant de la Loi est avant tout disciple-de-sage qui se penche sur le texte dans le double horizon de sa composition et de son interprétation. Le sens se dégage, pour le dire dans les termes de Gadamer, le maître de l’herméneutique moderne, à la « fusion des horizons » du texte, de la tradition exégétique qui l’entoure et de l’interprète animé d’une vocation apostolique-rabbinique.
Ces deux derniers millénaires, nous avons connu un judaïsme résolument pharisien-rabbinique, s’inscrivant dans la tradition herméneutique du Talmud et de ses maîtres. Il préconise la déconstruction et le dépassement de l’Ecriture, quoiqu’on entende désormais par ce terme, dégageant sans cesse de nouvelles trouées de sens vers le ciel, en une surenchère de commentaires qui basculent volontiers, comme dans la littérature kabbalistique, dans un delirium théosophique de génie. Le débat entre sadducéens et pharisiens n’en persiste pas moins à courir la pensée du judaïsme et n’a cessé de connaître des rebondissements. L’un d’eux s’est produit en France dans la deuxième moitié du XXe siècle. Pour Léon Ashkénazi, dit Manitou, la distinction entre pharisiens et sadducéens est à la fois plus nuancée et plus triviale que les chercheurs ne l’ont prétendu. Dans son langage, direct et clair de pharisien, il pose : « Ce livre, la Bible en tant qu’elle est la carte d’identité des Hébreux, a un sens. Alors on l’étudie pour savoir ce en quoi l’on croit. C’est la tradition pharisienne. » En revanche, les sadducéens : « On prend acte qu’il y a un phénomène culturel prestigieux, les livres, les grands livres, les vieux livres ; on sait qu’il y a là quelque chose d’important : on les étudie pour essayer de comprendre, et on croit ce qu’on comprend. » Il laisse entendre que le pharisien comprend ce qu’il croit et que le sadducéen croit ce qu’il comprend [6]. Evoquant la figure de son maître, Jacob Gordin, lettré allemand réfugié en France, il lui prête ce mot : « La Bible est le Livre qu’aucun homme n’a pu écrire ; car le héros du livre, c’est le lecteur lui-même. C’est moi, c’est toi, fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham. » Ashkénazi ajoute : « Il disait parfois aussi, avec un humour d’érudit : “ Et c’est comme un roman policier, car l’accusé, c’est le lecteur ” » [7]. La pensée pharisienne ne serait pas tant philosophique qu’apologétique ; elle n’est ni critique ni systématique ; elle ne connaît pas le doute, ni ontologique ni méthodologique. Elle ne récuse pas la tradition, elle la perpétue, voire la constitue. Ashkénazi accentue l’humilité des commentateurs qui parce qu’ils s’inclinent devant l’autorité du texte révélé se contentent de commentaires enregistrés, dans le meilleur des cas, sur les marges. De même, il souligne leur vocation apostolique qui inscrit leur parole dans une tradition collective : « A l’informulable du Nom de Dieu, déclare-t-il, correspond l’anonymat de la Tradition du sens [8]. »
Lévinas aussi, pour nous limiter à deux figures du judaïsme français, se pose en disciple de pharisiens – du moins répand-il malicieusement des allusions sur sa filiation pharisienne. Il présume sans complexes de la génialité des textes talmudiques et bien sûr de l’Écriture : « Tout a, peut-être, été pensé – avant que le Moyen Age n’ait recouvert l’Europe – par des penseurs peu soucieux de développements et cachant volontiers – même aux historiens futurs – la pointe aiguë de leurs problèmes réels [9]. » Il postule la pluralité des interprétations et des sens, donnant en exergue à ses lectures talmudiques ce passage : « ... D’un seul verset se lèvent des sens multiples... » (Sanhédrin 34a). Il insiste sur la contemporanéité de la Loi orale et de la Loi écrite : « L’une, dit-il, ne maintient ni ne détruit l’autre – mais le rend praticable et lisible. Pénétrer quotidiennement dans cette dimension et s’y maintenir, c’est la fameuse étude de la Torah [10]. » Il prend soin de mentionner les différentes positions des maîtres ; il se garde de trancher les controverses, même si sa philosophie privilégie – indûment ? – la réduction de la religion à l’éthique ; il plaide pour une dialectique pharisienne qui ne chercherait ni à concilier les contraires ni à les dépasser : « Il importe, dit-il, de mettre en garde contre le jeu facile d’antithèses auquel se livrent des penseurs soucieux de résumer les prétendues options de la pensée juive [11]. » Il ne s’entendrait pour sa part qu’à une interprétation eschatologique de l’Écriture qui en ferait ressortir les perspectives messianiques. Contrairement à Ashkénazi qui « retournait la Torah dans tous les sens » pour lui soutirer ce qu’un pharisien pouvait encore lui soutirer, Lévinas lui arrache ce qu’il y glisse comme considérations phénoménologiques sur l’altérité ou comme sentiments panslaves sur l’amour. Sa mission prophétique-messianique n’en est que plus complexe car on ne peut porter Dieu aux nations sans les convertir ou sans composer avec elles comme cela s’est produit dans le christianisme. Dans le premier cas, Israël risque de perdre son rôle sacerdotal sinon de disparaître ; dans le deuxième, de se compromettre sinon dégénérer. Renoncer à cette mission ne contribuerait par ailleurs qu’à exacerber le scandale que recouvre l’élection d’Israël : comment un même Dieu peut-il être à la fois celui de toutes les nations sans cesser d’être celui d’Israël. La tension entre particularisme et universalisme n’aura cessé d’inciter les commentateurs à proposer toutes sortes de variations sur le midrash déclarant : « YHVH est notre Dieu – pour nous ; YHVH est un – pour tous les êtres de l’univers » (Sifré Deutéronome § 31).
Une herméneutique sectaire
Les pharisiens n’étant au départ qu’une secte, on en est à se demander si leur lecture du Pentateuque n’était pas celle d’une secte – toute dessillée qu’elle fût – et dans quelle mesure leur posture sectaire, avec ses rites de pureté et de ségrégation, ne s’est pas communiquée au judaïsme qui se serait perpétué comme secte se donnant la vocation d’un « am olam », communément traduit par peuple éternel autant que par peuple-monde. Cette « secte » était mondialiste avant l’heure, se donnant, sous la contrainte ou par choix, une dispersion mondiale et se dotant d’une constitution théocratique qui présentait le mérite de lui assurer une souveraineté religieuse sous le Joug des Nations qui désignait la domination politique des nations parmi lesquelles ses membres résidaient en communautés religieuses. On ne saurait considérer la dispersion comme un vulgaire accident historique comme l’on tente communément de l’accréditer ; elle s’inscrirait plutôt dans la texture du pharisianisme. Certes, on s’épanche en nostalgie pour la terre promise et suscite l’image d’un sauveur destiné à rassembler les exilés ; on n’en élabore pas moins, par là-même, une théocratie de l’exil : « Dieu a dispersé Israël parmi les nations pour lui permettre d’entrer en contact avec les prosélytes » (Pessahim 87b). La notion de Shekhina permettait de disperser la divinité pour lui permettre d’accompagner Israël dans sa dispersion. Dieu ne réside plus à Jérusalem que par et dans un tribut littéral que le pharisianisme ne cesse de verser à l’ancienne Loi écrite. Sinon, il réside partout où l’on cultive sa Présence, que ce soit par l’étude, la prière ou les œuvres. La tradition rabbinique ne renie rien, ni pratique ni institution ; elle les relègue dans la nostalgie avec laquelle elle les entoure pour mieux les conserver en perspective de... l’avenir messianique. L’élection d’Israël et sa ségrégation des autres peuples sont corrélatives de l’application qu’il met à distinguer Dieu des autres dieux : « Le Saint béni soit-Il dit à Israël : Vous avez fait de moi une pièce unique dans l’univers et moi je ferai de vous une pièce unique dans l’univers » (Haguiga 3a). Les pharisiens n'interprétaient pas tant la Bible qu'ils lui soutiraient leurs arguments, en une audacieuse tentative de convertir une constitution socio-théologico-politique en une constitution socio-théologico-communautaire, théocratiques l'une autant que l'autre. Le pharisianisme, tel qu’il a vite trouvé sa consignation écrite dans des protocoles de débats, des codes de lois, des livres de commentaires, voire des traités philosophiquement argumentés, ne s'entend qu'à une théocratie exclusive et directe, c'est-à-dire au seul règne de Dieu. On consent volontiers à composer avec le pouvoir des hommes selon l'adage légitimiste « dina dé-malkhouta dina » (Guittin 10a) préconisant de se soumettre au pouvoir en place, qu’il soit étranger ou souverainiste comme on le voit de nos jours en Israël. On ne se soumet au pouvoir temporel que pour se garantir extérieurement contre les hommes et se mettre intérieurement sous le règne absolu de Dieu. Une dimension anarchique, inhérente à la théocratie, agit dans le pharisianisme, d’autant plus troublante qu’elle se rencontre dans la plupart des scénarii messianiques et d’autant plus tragique qu’elle n’envisage pas d’autre accomplissement qui ne recouvre le dépassement d’Israël : « Les commandements doivent disparaître dans l’avenir » (Nida 61b). La théocratie pharisienne est censée trouver son couronnement dans la belle anarchie divine du Royaume.
[1] J. Le Moyne, Les Sadducéens, Librairie Lecoffre, Paris, 1972, p.321.
[2] Voir H. Cohen, « L’Amour du prochain sans le Talmud », L’Ethique du Judaïsme, Éditions du Cerf, 1994, p.296.
[3] Voir J. Salvador, Paris, Rome, Jérusalem, Michel Lévy Frères, Paris, 1860, Vol. I, p.420.
[4] M. Kaplan, Judaism as a Civilization, Schocken Books, New York, 1967 (1934), p. 350.
[5] Nombres Rabba XIII, 2, dans E. E. Urbach, Les Sages d'Israël, Cerf & Verdier, 1996, p. 58.
[6] L. Askénazi, « Philosophie et Révélation biblique », dans Pardès, n° 23, In Press, 1997, p. 75.
[7] L. Askénazi, « Préface », dans J. Gordin, Ecrits, Albin Michel, 1995, p. 16.
[8] L. Askénazi, « Tradition, Transmission et Modernité », La Parole et l'Écrit, Albin Michel, 1999, p. 27.
[9] E. Lévinas, « Avant-Propos », Difficile Liberté, Albin Michel, 1963, p. 9.
[10] E. Lévinas, « Simone Weil contre la Bible », Difficile Liberté, p. 167.
[11] E. Lévinas, « Textes messianiques », Difficile Liberté, p. 90.