Frère de lait - Une histoire à faire réfléchir…

Frère de lait - Une histoire à faire réfléchir… - Par Yael Barouch

Un vendredi matin de l’année 1914, dans la ville de Mateur en Tunisie mon grand-père, le Rabbin Rahamîm Baroukh, est de bonne humeur : en fredonnant des cantiques de grâce il berce dans ses bras un beau bébé, sa fille aînée, Léa, qui n'a que sept jours. Le bébé gazouille calmement, soudain, son visage tremble et elle éclate en sanglots, il la ramène aux bras de sa femme, Simcha (Mémé-Lillo), celle-ci se couvre d'un châle, présente un sein et allaite son bébé. Le Rabbin marmonne et bénie les deux, remerciant à nouveau le Créateur de l'avoir favorisé.

Il met sa veste et va au marché, mais avant cela, il pense rendre visite à son bon ami, le Caïd musulman de la ville. Après tout, ils ne lui a pas rendu visite depuis la naissance, la femme du Caïd étant, elle aussi, sur le point d'accoucher. À l’entrée de la somptueuse maison du Caïd, le portier s'incline devant lui et ouvre en grand le lourd portail de bois.

Le Rabbin marche entre les buissons de jasmin du jardin bien soigné vers l'intérieur de la maison qu'il lui est bien familière. Dans le patio, un tumulte de femmes agitées. Le Caïd le salue, l'expression de son visage troublée. Le Rabbin veut lui annoncer la bonne nouvelle, mais le Caïd le précède et dit: "Ma femme a accouché hier, sa vie est en danger, et le bébé n'a personne pour l'allaiter. Le médecin est maintenant dans sa chambre."
Le Rabbin pose quelques questions, et le Caïd lui répond brièvement: "Je ne crois pas en ces médecins! S'il vous plaît, écrivez-lui une amulette qui sauvera sa vie et celle du fils."

Le Rabbin acquiesce: "Tout est aux mains de Dieu, et je vais aller me purifier et lui préparer une amulette."

"Et le bébé? Que lui arrivera-t-il? Qui est-ce qui l'allaitera? J'ai offert beaucoup d'argent à des femmes, deux épouses de dignitaires de la ville, ayant récemment accouché, qui ont essayé de l'allaiter sans succès." Marmonne le Caïd avec peine.
"Tout est aux mains du Ciel!" Lui répond le Rabbin bien désolé.

Le Rabbin quitte son ami et rentre chez lui pour faire ses prières et écrire le talisman.
Il entre dans la chambre à coucher, sa femme est dans leur lit, le bébé dans ses bras, toutes deux somnolent, à son entrée Simcha ouvre les yeux. Il lui raconte à la hâte l'histoire de la femme du Caïd et de son nourrisson.

Simcha n'hésite pas : "Amènes-moi le bébé. Dieu merci, j’ai beaucoup de lait. Je vais l'allaiter sans argent."

Le Rabbin remercie sa femme, il n'aurait pas osé le lui demander et retourne à la maison du Caïd. Et là, ils échangent vite des paroles, une nounou enveloppe bien le nourrisson et l'amène à la maison du Rabbin.

Simcha le prend dans ses bras avec compassion, et ainsi pendant des mois, elle allaite la petite Léa et le fils du Caïd. Avec le temps, la femme du Caïd récupère et reprend ses forces, mais elle n’a pas de montée de lait, c'est elle qui amène le bébé à Simhah. Et ainsi, jusqu'à ce que les deux bébés soient sevrés.

Les jours passent, et les nuages s'assombrissent sur le ciel de la ville de Mateur, la haine monte dans les esprits, des Musulmans harcèlent à plusieurs reprises les Juifs de la ville, à un point que le Caïd demande à l'un de ses serviteurs de lui appeler le Rabbin Rahamîm. Quand celui-ci arrive, il lui dit: "Un grand pogrom est prévu contre les Juifs, je ne peux plus l'empêcher. Rassemblez tous les membres de votre famille, et ne sortez pas de la maison." Le Rabbin Rahamîm le remercie, le bénit et se dépêche de rentrer chez lui, avertissant, sur son chemin, tous ceux qu'il peut.

Les Juifs se barricadent chez eux. En effet, le lendemain, de violentes émeutes éclatent dans la ville, maisons et magasins sont pillés, des Juifs sont battus et blessés. Le Rabbin Rahamîm supplie Dieu par ses prières. Il regarde par la fenêtre donnant sur la rue, et soudain il voit le Caïd vêtu des plus splendides de ses robes, marchant seul dans une rue déserte, portant un matelas dans ses bras. Il s'approche de la porte d'entrée verrouillée de la maison du Rabbin, place le matelas devant la porte et s'assoit dessus.

Le Rabbin, regardant, étonné ce qui se passe, essaie d'échanger des mots avec le Caïd, tandis que celui-ci lui le réprimande: "Fermez la fenêtre immédiatement et cachez-vous, que Dieu soit avec vous!"

À peine une demi-heure passée qu'une horde excitée munie de couteaux et de bâtons s'approche de la maison du Rabbin. Le Caïd se lève du tapis et se tient droit, bloquant la porte de son corps, avec un regard menaçant, il tonne vers eux: "Pour toucher même un membre de cette famille, il faudra passer par moi."

Des cris assourdissants lui sont lancés, mais personne n'ose s'approcher du Caïd. Il ferme ses yeux et prie à haute voix. Alors que la foule cesse progressivement ses cris, il amplifie le son de sa prière. Tandis que par-dessus, de la fenêtre, perce la voix de la prière du Rabbin Rahamîm. Leurs prières s’entremêlent et montent vers le ciel.

Lorsque le Caïd rouvre les yeux, la rue des Juifs est déserte.
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שמחה ברוך ז"ל (בת רחל-צירה ואברהם די יעקב לוי)
י"ב תמוז התרמ"ט - י"ט סיון התש"מ
(11.7.1889 - 3.6.1980)

Merci à ma cousine Esther-Viviane pour avoir conservé aussi longtemps l'histoire du frère de lait de sa mère, Léa.

Yael Barouch

Traduit en français par Keren Ganor

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