Magie juive du Second Temple jusqu’à nos jours
Gabriel Abensour
Dans ce billet, je souhaite traiter du rapport ambivalent entre judaïsme et magie. La tension naît de la contradiction entre le rejet de la magie par la Torah (et plus tard par le Talmud) et la force des croyances populaires juives. Dans ce billet, je parlerai de pratiques magiques courantes chez les juifs, du second Temple jusqu’à nos jours, et du rapport qu’entretient la tradition rabbinique envers ces pratiques et croyances.
Mais tout d’abord, qu’est-ce que la magie ?
La magie, pour reprendre une définition académique, est « l’utilisation de moyens surnaturels afin de contraindre des forces supérieures d’agir d’une façon qui augmenterait notre profit » (1). La magie est donc à séparer immédiatement de la mystique, cette dernière étant uniquement la croyance en un monde transcendant et caché, ainsi qu’à la possibilité d’un contact avec ce monde.
La magie inclut donc la croyance en des forces transcendantes, généralement des démons et des anges. Comme nous le verrons, l’essentiel des pratiques magiques consiste à essayer de contrôler ces forces surnaturelles, tant par la prière et des invocations que par des actes plus concrets et des amulettes.
1) Les livres apocryphes de l’époque du second Temple : l’origine du mal sur Terre
Les livres apocryphes sont des textes juifs rédigés pour la plupart à l’époque du second Temple (entre le 5e et le 2e siècle avant JC). Il s’agit d’une littérature religieuse qui fut finalement rejetée du canon biblique juif (mais partiellement incluse dans le canon chrétien) mais qui continua cependant à influencer les juifs des différentes générations, et surtout les mystiques. Pour le juif contemporain, ces textes n’ont pas de valeur religieuse mais sont une bonne source d’indication historique sur les croyances d’une partie importante du peuple juif à travers les époques.
Deux livres apocryphes, Le livre d’Hénoch et les Jubilés, proposent une interprétation clairement magique d’un passage du début de la Genèse. Ce passage nous raconte l’étrange histoire des bnei haelohim épousant « les filles de l’homme » et donnant naissance à des géants, le tout a une époque où les néfilim (littéralement « les tombés ») commencèrent à apparaître sur terre pour y demeurer jusqu’à une période non-définie :
Alors que les hommes avaient commencé à se multiplier sur la surface du sol et que des filles leur étaient nées, les bnei haelohim virent que les filles d’homme étaient belles et ils prirent pour femmes celles de leur choix. Dieu dit : « Mon Esprit ne dirigera pas toujours l’homme, étant donné ses erreurs : il n’est que chair et ses jours seront de cent vingt ans. » En ces jours, les néfilim étaient sur la terre et ils y étaient encore jusqu’à ce que les bnei haelohim vinrent trouver des filles d’homme et eurent d’elles des enfants. Ce sont les Grands d’autrefois, ces hommes de renom. (Gen. 1:1-4)
Contrairement à la tradition rabbinique que nous explorerons plus bas, la lecture apocryphe a conservé le sens premier des mots du texte : les bné haelohim sont les « enfants de Dieu », à savoir des anges. Selon le Livre d’Henoch (2), des anges déchus tombés du ciel (les néfilim) auraient répandu le mal parmi les hommes, à travers des unions interdites qui auraient donné naissance à des esprits maléfiques.
Cette lecture, qui peut paraître assez distrayante pour le lecteur moderne, était extrêmement populaire chez les juifs de cette époque. On la retrouve dans ces livres apocryphes mais aussi dans divers prières et sortilèges des juifs de la même époque, notamment à Qumran (3). Des siècles plus tard, elle réapparaît à nouveau dans la Kabbale, sous une forme toutefois un peu plus allégée (4).
Ce qu’en pense la tradition rabbinique :
la lecture littérale de « la prise des filles de l’homme par les bnei haelohim » est rejetée au profit d’une lecture bien plus rationaliste mais moins proche du sens premier du texte. Ainsi, le Midrash Rabba (26:5-7) propose divers explications faisant des bnei haelohim les « enfants des juges » et des nefilim un surnom pour décrire leur influence négative sur le monde, qu’ils entraînèrent dans leur « chute » morale. La multiplication des explications exprime clairement un certain malaise avec un texte très dérangeant et dont l’explication populaire n’est pas acceptable.
Un autre point intéressant est le rejet du canon biblique de tous les apocryphes contenant des passages magiques. De fait, il n’existe pas dans le canon biblique lui-même de texte irrévocablement magique. Lorsqu’un texte semble décrire une pratique magique, les sages du Talmud le réinterprètent immédiatement. On peut par exemple citer le bouc envoyé à Azzazel lors de Yom Kipour (Lev. 16:8). A l’époque du second temple, Azzazel était un démon du désert connu de tous et figurant dans d’innombrables textes et amulettes (4b). Pris sous cet angle, le bouc est envoyé avec les fautes du people pour être dévoré par le démon, une cérémonie magique impensable pour des juifs rabbiniques. Le Talmud (4c) propose donc deux explications : la première transforme Azzazel en un lieu dans le désert, la deuxième accepte le sens littéral du nom mais réinterprète la cérémonie – le but n’est pas de nourrir le démon mais d’obtenir la repentance divine pour les fautes causées par cet ange déchu. Cette deuxième explication est particulièrement intéressante car elle prouve que les sages connaissaient et adhéraient partiellement aux textes apocryphes faisant remonter l’origine du mal sur terre à l’arrivée d’anges maléfiques.
2) Prières et sortilèges dans la littérature juive
Il existe deux formes principales de textes magiques juifs. La première est constituée des prières anti-démons, prières dites apotropaïques, par lesquelles on invoque Dieu ou un ange afin qu’il nous protège de telle ou telle force maléfique. Il n’existe pas de prière apotropaïque explicite dans la Bible, même si certains Psaumes (5) pourraient correspondre à cette description. Il existe par contre d’innombrables prières de ce genre dans les textes juifs de l’époque du second Temple, notamment dans les apocryphes, dans les grottes de Qumran, mais aussi dans les Évangiles (6).
L’élément plus intéressant pour le juif contemporain, c’est que les prières anti-démons sont clairement rentrées dans la liturgie juive. Par exemple, la prière de Rabbi Yehouda Hanassi, figurant déjà dans le Talmud (7), s’est retrouvée dans la prière quotidienne sous une forme incontestablement magique (dans sa version ashkénaze. La version séfarade supprime la plupart des éléments magiques) :
יהי רצון מלפניך ה’ אלהי ואלוהי אבותי, שתצילני היום ובכל יום מעזי פנים, ומעזות פנים, מאדם רע ומיצר רע, מחבר רע, ומשכן רע, ומפגע רע, מעין הרע, מלשון הרע, ממלשינות, מעדות שקר, משנאת הבריות, מעלילה, ממיתה משונה, מחליים רעים, משטן המשחית, מדין קשה, ומבעל דין קשה, בין שהוא בן ברית ובין שאינו בן ברית, ומדינה של גהינום.
Qu’il soit ta volonté, mon Dieu et Dieu de mes pères, de me protéger aujourd’hui et chaque jour des insolents et de l’insolence, des mauvais gens et du mauvais penchant, d’un mauvais ami, d’un mauvais voisin, d’un mauvais esprit, du mauvais œil, de la médisance, des dénonciations, d’un faux témoignage, de la haine des créature, d’une rive, d’une mort non-naturelle, de maladies, du Satan destructeur, etc…
Cette prière, à l’instar des prières juives de son époque de rédaction, implore Dieu de protéger l’individu d’une liste de mauvaises choses, dont de forces surnaturelles (mauvais esprits, mauvais œil, Satan destructeur).
Si les prières apotropaïques sont à la frontière entre magie et mystique, les sortilèges sont eux un phénomène incontestablement magique. Un sortilège est une incantation utilisé afin de soumettre les forces du mal, parfois pour s’en protéger et parfois pour les utiliser. C’est à Qumran qu’ont été retrouvés les plus vieux sortilèges (datés aux alentours de l’an 0), mais les caractéristiques sont un peu près les mêmes à travers les époques (8) :
1. Une invocation directe des forces surnaturelles
2. L’utilisation de termes exprimant la soumission de ces forces a la volonté de la personne
3. Un serment, qui constitue le cœur du sortilège. Les forces surnaturelles sont forcées de prêter serment à l’individu afin de l’aider dans sa tâche ou de ne pas lui faire de mal.
4. Le serment est prêté sur un nom saint, généralement une forme dérivée du nom de Dieu ou sur le nom d’un ange du Bien
5. Les sortilèges se terminent souvent par une suite de mots incompréhensible qui symbolise une langue magique. Un peu comme notre « abracadabra » moderne.
Ce sortilège (9) retrouvé sur une amulette de la Gueniza du Caire comporte par exemple l’essentiel de ces caractéristiques et prouve que la tradition magique a continué depuis l’époque du second Temple jusqu’au Moyen-Age :
Ce qui est bien plus intéressant, c’est que ce genre d’incantations se retrouve également dans la littérature kabbaliste. Par exemple, la prière connue sous le nom de « Prière de Rabbi Yshmaël le Grand Prêtre » (10) est en réalité une incantation dans laquelle on retrouve toutes les formes magiques précitées. Rajoutons que cette prière, attribuée tardivement à Rabbi Ysmaël, est extrêmement populaire jusqu’à ce jour, même si les éléments les plus choquants ont été supprimés des versions courantes que certains groupes mystiques récitent avec ferveur.
On peut voir ici (cliquez pour afficher la page) la version originelle, qui comporte une invocation directe à Matatron, à la frontière de l’idolâtrie, ainsi qu’un serment imposé à l’ange de l’amour Ahoviel et le reste des caractéristiques. R. S. D. Luzzato (19e siècle – Italie) n’a pas hésité à qualifier la prière de sortilège païen (11).
Ce qu’en pense la tradition rabbinique :
Si le Talmud comporte quelques prières apotropaïques, il ne comporte cependant aucun sortilège, en accord avec l’interdit biblique clair de pratiquer la sorcellerie (Deut. 18:9-11). Cependant, les sages du Talmud étaient bien conscients de la popularité de ces sortilèges, et sont allés jusqu’à fixer que « Celui qui jette un sort pour soigner une blessure n’a pas de place au monde futur » (12). Mais comme nous l’avons vu, cela ne mit pas fin aux croyances populaires.
Cependant, Un élément intéressant à relever et la centralité du concept de vœux et de serments dans l’univers talmudique. Un juif contemporain a du mal à comprendre pourquoi les sages consacrent deux traités talmudiques complets pour traiter des serments et vœux. L’étude des formules magiques de leur temps nous permet de comprendre que les vœux et serments, qu’ils soient magiques ou pas, occupaient une place prépondérante dans la vie juive de cette époque.
Et aujourd’hui ?
Comme nous l’avons vu, les croyances magiques imprégnaient fortement les esprits des juifs de l’époque du Second Temple. D’une façon ou d’une autre, ces croyances ont perduré au fil des siècles, malgré les réticences rabbiniques. Les fils rouges, les cérémonies contre « le mauvais œil » (13) et autres actes censés garantir une protection quelconque contre des forces supérieures sont sans aucun doute des pratiques magiques douteuses qui perdurent jusqu’à nos jours sous couvert de « kabbala », un terme devenu générique pour légitimer les pires absurdités.
Bien souvent, ces pratiques et ceux qui les défendent s’appuient sur l’existence établie de cérémonies mystiques, voir magiques, dans le Talmud (14). Pourtant, l’approche clairement anti-magique des sages du Talmud ne laisse pas de doute. Si certaines cérémonies et prières existent effectivement, c’est avant tout car les sages semblaient les considérer comme scientifiques et non comme magiques. Rappelons-nous qu’à une époque où la science n’est pas très avancée, l’expérience restait le meilleur moyen pour valider ou invalider telle ou telle pratique. On peut donc comprendre aisément que certaines pratiques aient reçu l’aval des sages non pas pour des raisons magiques mais bien pour des raisons qui se voulaient scientifiques.
On peut faire le parallèle avec certaines affirmations scientifiques erronées du grand Maïmonide, que des pieux sots utilisent aujourd’hui pour se soigner. Pourtant, Maïmonide lui-même est le premier à prôner une approche scientifique sérieuse et rationaliste et à affirmer que dans le domaine de la science, même les sages du Talmud peuvent se tromper (15), a fortiori Maïmonide.
Notes :
(1) “Magic,” The Encyclopedia of Religion, ed. Mircea Eliade. Volume 9, pages 82-83
(2) Voir Livre d’Hénoche, Partie I, chap. 6-8; voir également Jubilées, chap.5.
(3) Voir par exemple le parchemin 4Q510, 1 de Qumran, qui surnomme les forces du mal « les esprits des bâtards« , en accord avec ce récit.
(4) Voir Zohar, parashat bereishit, 465
(4b) Voir par exemple livre d’Henoch, I, chap. 7
(4c) T.B Sanhedrin 67b
(5) Par exemple le Psaume 91
(6) Pour les apocryphes, voir par exemple la prière de Noé dans Jubilées 10:5
Pour Qumran, voir Eshel, Esther, “Apotropaic Prayers in the Second Temple Period,” Liturgical Perspectives (ed. Esther Chazon; Leiden: Brill, 2003) 69-88
Pour les Évangiles, voir la prière de Jésus dans Matthieu 6:9-20 (Pour ceux surpris par cette citation a priori chrétienne, rappelons que l’Évangile de Matthieu est un texte originellement juif, tout comme Jésus et son public)
(7) T.B Brachot 16b – La version talmudique est légèrement différente de la version liturgique.
(8) Voir הררי, יובל, « דת, כישוף, והשבעות – עיונים מתודולוגיים לקראת הגדרה מחודשת
של המאגיה היהודית הקדומה, » דעת 48 (תשס »ב), ע’54
(9) Tire du livre de J. Naveh and S. Shaked, Amulets and Magic Bowls, The Magnes Press, Jerusalem 1987 , p.46
(10) La prière se trouve dans différents livres kabbalistes, notamment à la fin du Brit Menouh’a apprécié par le Ari zal, ainsi que dans de nombreux ouvrages plus modernes. Voir le lien directement dans l’article.
(11) ר’ שמואל דוד לוצאטו, הויכוח על חכמת הקבלה, הוצרות כרמל (ירושלים, 2013), ע’ 32
(12) T.B Sanhedrin 11a
(13) Voir par exemple : http://www.leava.fr/blog/index.php/2008/03/17/263-le-plomb-pour-combatt…
(14) Cf. par exemple la prière précitée de Rabbi Yehouda Hanassi
(15) Voir « Le Guide des égarés », partie III, 14