Historiens engagés
Par Cyrano pour Guysen International News
4 septembre 2008 22:35
L’ historien britannique David Pryce-Jones vient de publier un essai sur la diplomatie française et les constantes de son action envers le monde juif au cours du siècle dernier (1).
Simon Epstein, historien israélien, a écrit récemment un ouvrage sur la versatilité d’ hommes politiques, d’écrivains, d’universitaires et de journalistes français, dans leur approche de l’antisémitisme à la veille et au cours de la guerre de 39-45 (2).
Deux livres importants dont on tentera de dégager les idées essentielles.
Ces deux essais qui mettent en cause des personnalités connues ont en commun une grande liberté de ton.
I - David Pryce-Jones
Un siècle de trahison. La diplomatie française et les Juifs, 1894-2007
Les exemples ne manquent pas où de grands pays n’ont pas respecté leurs engagements ou agi contre leurs intérêts. Pour David Pryce-Jones, la singularité du Quai d’Orsay réside dans sa persévérance : pendant plus de cent ans, la diplomatie de la République est restée obstinément fidèle à une ligne politique, « la politique arabe de la France », politique stérile ou source d’événements graves dont la France a été et est encore aujourd’hui l’une des victimes.
La « politique arabe de la France* »
La politique arabe de la France est fondée sur un concept simple : pour demeurer une grande puissance, la République se doit de soutenir la cause du vaste monde arabe. Elle ne s’est écartée de ce principe de base que pendant le conflit algérien où la rébellion était soutenue par la Ligue arabe. Cette période s’achèvera en 1962 avec l’indépendance de l’Algérie.
Pour Pryce-Jones, les intérêts pétroliers ont, à l’évidence, une place dans ce parti-pris en faveur des Etats arabo-musulmans, notamment à propos de l’Irak et de l’Iran. Sans doute aussi la rivalité avec la Grande-Bretagne a-t-elle joué un rôle à un époque où les deux nations cherchaient à s’imposer au Proche-Orient après l’éviction de l’Empire ottoman.
Mais ces objectifs non dissimulés n’expliquent pas tout : un autre facteur, moins avouable, interviendrait pour l’historien, celui d’un anti-sionisme teinté d’antisémitisme, expliquant l’indifférence, voire la complaisance, de grands intellectuels du Quai d’Orsay vis-à-vis de la persécution des Juifs par l’Allemagne nazie. Après la guerre de 39-45, certains diplomates acceptent mal que des Juifs déterminent leur destin « sans tenir compte des desseins que la France nourrit pour eux ».
Un bilan désastreux
Deux conséquences négatives sont mises en exergue par Pryce- Jones, la première à propos de l’Iran, la seconde à propos du conflit israélo-arabe.
- Un tremplin pour l’ayatollah Khomeyni
Le 6 octobre 1978, l’ayatollah Khomeyni, exilé d’Iran depuis 1963 en raison de son opposition au régime du Shah, est accueilli en France (dont le président est à l’époque Valery Giscard d’Estaing). Bien que réfugié politique et en violation des règles internationales, Khomeyni va poursuivre son activité subversive sur une grande échelle, par la radio, la télévision, la presse écrite..., et son influence grandit en Iran où se multiplient les manifestations de rue contre le Shah. Le Shah doit s ‘ enfuir et, en février 1979, l’Ayatollah atterrit à Téhéran dans un avion d’Air France (dont les hôtesses avaient dû porter le voile).
(Peu de temps après, en septembre 1980, éclate la guerre Iran-Irak et c’est l’Irak laïque de Saddam Hussein que la France approvisionnera en armes. Virage à 180 degrés qui souligne l’incohérence de cette politique). On récolte aujourd’hui les retombées de la contribution du gouvernement français à la victoire des Islamistes sur le régime du Shah : la République islamiste d’Iran soutient le Hezbollah, devenu un Etat dans l’Etat libanais, pays ami de la France. Bien plus, le régime des ayatollahs est en passe de se doter de l’arme atomique, menace jugée inacceptable par l’Europe et les Etats-Unis.
- L’exclusion du rôle d’arbitre au Proche-Orient
David Pryce-Jones dresse la longue liste des actes et des propos hostiles à l’Etat juif tout au long du siècle, avant et après 1948.
Il rappelle l’opposition, dés les années 20, à la création de l’Etat juif, l’ « évasion » du territoire français de Hadj Amin Al-Husséini, mufti de Jérusalem et criminel de guerre (1945), l’embargo sur les armes à destination d’Israël après la guerre des Six-Jours (1967), la livraison d’avions « Mirage » à la Libye (1970), les gestes d’amitié envers Yasser Arafat malgré son implication dans le terrorisme après les accords d’Oslo et ceci jusqu’à sa mort dans un hôpital français en 2004…
Tout cela a abouti à écarter la France du processus de paix au Proche-Orient, alors qu’ une politique plus équilibrée vis-à-vis de l’Etat hébreu aurait permis à la diplomatie française d’y jouer un rôle constructif.
Et l’auteur de conclure : « N’est-il pas temps que la politique arabe de la France laisse place à la politique française de la France ? C’est tout ce que nous devons souhaiter à la nation qui a inventé les droits de l’homme, la liberté, l’égalité et la fraternité. »
II - Simon Epstein
Un paradoxe français
Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance
Simon Epstein brosse les portraits d’hommes politiques, d’écrivains, d’universitaires et de journalistes qui ont marqué la vie politique française entre 1920 et 1945, et il centre son analyse sur leur approche de la « question juive ». Parmi ces personnalités, dignes héritiers de Drumont, de Maurras et de Barrés, les antisémites sont légion. Nombre d’entre eux avaient été des antiracistes avant de devenir des pourfendeurs de Juifs. On trouve chez ces néo-antisémites des hommes de talent, des chefs de file prestigieux qui ont entraîné dans leur sillage des milliers de leurs partisans dans la Milice vichyssoise ou la Légion des volontaires français contre le Bolchevisme
Une galerie de portraits contrastés
Simon Epstein nous éclaire sur le processus qui a pu conduire des pacifistes et des antiracistes à devenir les champions de la Collaboration et de l’antisémitisme. Grâce à un travail de recherche titanesque, une documentation tirée entre autres du dépouillement de la presse et de la littérature de l’époque, il expose en détail le retournement inattendu d’ anciens membres de la Ligue Internationale Contre l’Antisémitisme (LICA), ou très proches de cette association, devenus des antisémites militants.
Ce glissement s ‘est effectué dans un contexte très particulier, celui de la prise de pouvoir par Hitler en 1933. Quelques hommes politiques français lucides avaient pris conscience du danger nazi. Ils sont aussitôt taxés de va-t-en-guerre et accusés d’être à la solde des Juifs : « ces derniers, dit-on, souhaitent voler au secours de leurs coreligionnaires persécutés en Allemagne » ; argument fallacieux, exploité à fond par la propagande nazie qui présente Hitler comme un patriote n’aspirant qu’au bonheur de son peuple et à la paix.
Ce double mensonge a fait naître chez les pacifistes et antiracistes français une grande défiance vis-à-vis des Juifs à qui ils reprochent leur bellicisme anti-allemand. En clair, les Juifs veulent entraîner l’Europe dans « leur guerre ». Et voilà comment des partisans de la paix avec l’Allemagne sont devenus antisémites. Tel est le schéma commun, applicable à la majorité de ces convertis d’un nouveau genre, avec de multiples nuances de l’un à l’autre.
Ainsi Marcel Déat, membre éminent du parti socialiste et sympathisant de la LICA, s’oppose à Léon Blum en 1934 et fustige « la solidarité juive au détriment de la nation ». Figure de proue du pacifisme, il est « munichois » en 1938, refuse de « mourir pour Dantzig » en 1939 et après la défaite française de 1940 devient un inconditionnel des occupants.
De même, un comparse, Paul Ferdonnet (1901-1945), correspondant de presse à Berlin écrit en 1934 : « Le racisme allemand fait horreur à notre sensibilité latine » et en 1938, dans un livre intitulé La guerre juive, « Cette race maudite trouve dans l’horreur de la guerre la joie sauvage de détruire la civilisation chrétienne ». Il deviendra salarié de la radio allemande pendant la « drôle de guerre » (39-40).
Des parcours atypiques
Il y a aussi des parcours qui s’éloignent de ce schéma, tant il est vrai que les motivations des antisémites ne sont pas univoques : les uns voient dans les Juifs des suppôts du communisme, d’autres en font les représentants du capitalisme.
Deux hommes politiques ont effectué un changement de bord spectaculaire, Jacques Doriot et l’Abbé Gabriel Lambert.
- Jacques Doriot
Grande figure du Parti Communiste Français PCF, Jacques Doriot est exclu de ce parti en 1934 et devient un « anticommuniste obsessionnel », fondateur d’un parti pro-fasciste, le Parti Populaire Français, puis en1940 un partisan des nazis. Initiateur de la Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme, il se rend en personne sur le front de l’est. Il mérite de figurer en bonne place parmi les ultras de la Collaboration avec l’Allemagne.
- L’abbé Gabriel Lambert
Aventurier ambitieux, prêtre qui se prétend sourcier et antiraciste, l’abbé Lambert après avoir été élu à la mairie d’ Oran en partie grâce à l’ électorat juif, rompt avec la communauté juive qui n’ a pas soutenu sa candidature à la députation. Il est brutalement devenu l’ennemi déclaré de ses anciens amis
La longue liste de ces girouettes, dont je n’ai pas fait le décompte (sans doute plus d’une centaine) conduit le lecteur à s’interroger sur une énigme : pourquoi des esprits suffisamment brillants pour avoir suscité par leurs écrits ou leurs discours l’admiration de milliers de leurs compatriotes, ont-ils été incapables de discerner à temps l’horreur du nazisme ou, pire, ont apporté leur appui à ce régime criminel ?
Si le livre de Pryce-Jones se lit d’une seule traite comme le plus passionnant des romans noirs, le livre d’Epstein, ouvrage de référence sur les collaborateurs et les résistants dans leur approche de l’antisémitisme, est à consulter par petites tranches : dans de nombreux chapitres le lecteur est tout à la fois captivé par les informations souvent inédites qu’il recueille et écœuré par la veulerie, l’opportunisme et/ou l’aveuglement de certains hommes.
Une dernière remarque pour conclure : un authentique historien peut-il, comme les auteurs de ces deux essais, prendre parti, juger, condamner, sans se départir de sa qualité d’historien ? On peut s’en convaincre si l’on se réfère à Jules Isaac et à William Shirer au siècle dernier et, parmi nos contemporains, à Tsilla Hershco et à Yves Ternon que les lecteurs de Guysen connaissent bien.
Sources
1 - David Pryce-Jones Un Siècle de Trahison.
La diplomatie française et les Juifs. 1894-2007 Traduit de l’anglais par Henri Froment
Ed. Denoël 2008
2 - Simon Epstein Un Paradoxe français.
Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance. Ed. Albin Michel 2008
Notes
*Il serait plus exact de parler de « politique arabo-musulmane », car elle concerne l’Iran tout autant que l’Afrique du Nord
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