La rue Dizengoff : grandeur et renaissance
01/06/2010
Joanna Paraszczuk
La rue Dizengoff : une bande de trois kilomètres qui traverse le cœur de Tel-Aviv. Cette artère, truffée de cafés, bars, cinémas, clubs, boutiques, librairies, restaurants de style occidental et marchands de falafel, salons de tatouage et magasins de Judaica, s'est vue affublée de nombreux surnoms depuis son inauguration en 1934. Baptisée "Centre de la vie" dans les années quarante et cinquante, avant de devenir "La rue glamour", "La 5e Avenue de Tel-Aviv", "La rue qui ne dort jamais" ou encore "la start-up des années cinquante, soixante et soixante-dix", Dizengoff a toujours été un baromètre de l'ambiance de la Ville blanche.
Aujourd'hui, après de nombreux changements et un programme de rénovation d'une dizaine d'années, la principale avenue de la métropole côtière est en passe de retrouver sa flamme d'origine.
Dès son ouverture officielle en 1934, la rue Dizengoff incarne la jeune ville israélienne - une métropole alambiquée qui allie modernité européenne au nouvel esprit juif indépendant. Baptisée en hommage au premier maire de Tel-Aviv, Meïr Dizengoff, elle est inaugurée dans le sillage des célébrations du 25e anniversaire de la ville.
Dans son discours sur la rue qui porte son nom, le maire Dizengoff appelle alors les jeunes à "poursuivre dans la voie tracée par les anciens, à continuer à construire cette ville qui fait la fierté du peuple d'Israël". L'artère symbolise l'avenir : un espace où les citoyens de Tel-Aviv pourraient se mêler, se promener, consommer, un lieu ouvert où la vie publique se déroulerait au grand jour et où la culture foisonnerait. En son centre, une immense place, Kikar Zina Dizengoff, en hommage à l'épouse du maire.
C'est une jeune architecte Bauhaus, Genia Averbuch, qui s'était vu confier le design. Sa conception : des bâtiments Bauhaus élégants aux balcons ronds, entourés d'un jardin verdoyant circulaire. Une structure qui rappelait les emblèmes de l'architecture Bauhaus de Tel-Aviv, à l'image du cinéma Esther de l'architecte Yehouda Magidovitch - transformé depuis en hôtel - ou du cinéma Hen d'Arieh Sharon, toujours en activité.
Pour Tzachi Ostrovsky, photographe professionnel spécialisé dans l'architecture, Sharon, Magidovitch et Averbuch sont "trois des plus grands noms de l'architecture de Tel-Aviv".
Ostrovsky a une bonne raison de porter sur le Kikar Dizengoff un regard empli d'émotion et d'intérêt : c'est là qu'il est né et a grandi dans les années 1950-60. Cette place qu'Averbuch, Magidovitch et Sharon ont contribué à façonner formait déjà le cœur de la Ville blanche et de l'Eretz Israël des années 1930. "Avant 1967, Tel-Aviv était le véritable centre du pays, Jérusalem n'était qu'un village sans importance", estime-t-il.
Une affirmation qui ne fera sans doute pas l'unanimité, mais tout le monde s'accorde pour reconnaître que très rapidement, la rue Dizengoff est devenue le centre culturel incontesté de Tel-Aviv. Dans les années 1940, elle est animée de cafés de style européen, fréquentés par des poètes, écrivains, acteurs, peintres, dramaturges, attirés vers elle comme des papillons vers la lumière.
"Si je n'étais pas un être humain, j'aurais aimé être une rue"
En 1944, Yehezkiel Weinstein, résident d'origine polonaise, ouvre le Café Cassit au numéro 117. L'établissement devient alors le lieu de rencontre des penseurs de la ville. On y retrouve les poètes Avraham Shlonsky, Nathan Zach ou Nathan Alterman, qui y passent souvent des nuits entières à boire et à débattre de l'actualité.
"Si je n'étais pas un être humain, j'aurais aimé être une rue", avait déclaré Alterman. Dizengoff, avec sa combinaison de culture et de vie trépidante, aurait fait un bon choix.
Quatre ans plus tard, un autre café fait son apparition quelques mètres plus loin, au numéro 111. Contrairement à son voisin bohème, le Cafe Rowal était "une maison luxueuse" fière de ses pâtisseries viennoises et de son café glacé. Le Rowal devint le lieu de rendez-vous de la haute société tel-avivienne, qui le surnommera même le "Temple de la médisance".
"Mais il y avait aussi", se souvient Ostrovsky, "le Pizza, la Pinati, le Prague, le California et Lev Aviv." Chaque café avait sa propre clientèle et sa spécialité : le Pinati était le favori des artistes et des clowns ; quant aux non-conformistes de gauche, ils fréquentaient le California. Tout au long des années 1960-70, la rue Dizengoff était animée, un lieu branché, un vrai carnaval de sons et d'images avec ses enseignes promotionnelles pour des produits occidentaux, ou des spécialités culinaires rares, sinon introuvables, ailleurs dans le pays.
Autre natif du quartier : Israël Weisbrot. Comme Tzachi Ostrovsky, il se rappelle clairement de la rue Dizengoff de son enfance, un lieu magique, aux couleurs vives et aux images exotiques. C'est là qu'il a découvert les publicités lumineuses : "Je me souviens d'un immense néon aux couleurs de la Compagnie d'électricité et d'un autre pour une pizzeria, les premiers que j'aie jamais vus." Cet adolescent du début des années 1970 parle de la rue comme d'un paradis du divertissement, avec ses cinémas qui diffusaient les derniers films, ses cafés remplis de célébrités locales, où l'on pouvait trouver toutes les spécialités étrangères.
"La rue Dizengoff s'était transformée en temple de plaisir et de nourriture", raconte Weisbrot. "Nous avions l'habitude de déambuler d'un bout à l'autre, de visionner le dernier film en vogue à l'un des cinémas de la place et de nous arrêter chez le premier glacier qui venait d'ouvrir un salon sur la rue." Aucune soirée réussie n'aurait été complète sans un coup d'œil dans les cafés légendaires de la rue, note Weisbrot. "Au retour, on faisait un détour par le Cafe Cassit ou Rowal", se souvient-il, "histoire de voir des stars."
Quand Dizengoff se conjugue à tous les temps
Dans les années 1970, la rue Dizengoff est ancrée dans la conscience publique. Elle est devenue une métaphore de la culture de Tel-Aviv - tant et si bien qu'elle fait son entrée dans l'hébreu moderne. On peut alors conjuguer à tous les temps le verbe "lehizdangef", qui se traduit librement par "se promener dans la rue Dizengoff". Il reflète cette activité populaire devenue le passe-temps préféré des Tel-Aviviens : la promenade, le lèche-vitrine ou simplement s'installer dans un café.
Le phénomène est même remarqué par la presse étrangère. "Tel-Aviv a les plus jolies filles d'Israël", s'enthousiasmait le magazine Life dans un numéro spécial de 1973 : L'esprit d'Israël. "Et elles se retrouvent toutes dans la rue Dizengoff." Ces "dizengoffiot" - filles de la rue Dizengoff - sont alors à la pointe de la mode occidentale. A ne surtout pas confondre avec leurs cousines de seconde zone de la rue voisine, bien moins branchées : les "naarot Reiness" - filles de la rue Reiness - ne sont pas à la hauteur du pavé de Dizengoff et doivent se contenter de la rue parallèle.
Si la rue connaît son apogée dans les années 1970, certains parlent déjà d'un déclin culturel de la décennie. Et incontestablement, la période est marquée par des changements rapides.
Le poète Nathan Alterman, qui présidait des rencontres littéraires (souvent bien arrosées) au café Cassit, décède en 1970. Avec sa mort, l'ère du Cassit et de la rue Dizengoff comme centre de la vie bohème s'éteint. Israël Weisbrot se rappelle : "Nous avons laissé derrière nous une
rue complètement différente. Elle avait vieilli."
Naissance d'un centre de vie et de commerce
"Nous te vêtirons d'une robe de ciment et de béton", avait promis Alterman dans son poème Ode à la patrie. Deux ans après sa mort, le souhait du poète est exaucé, en un sens du moins : en 1972, les travaux de construction du Dizengoff Center débutent, qui donneront lieu au premier centre commercial de béton, de verre et de ciment d'Israël. Toujours dans l'esprit de la rue, le centre se voulait "une ville dans la ville", inspiré du modèle européen, plus que moyen-oriental.
Les clichés d'Ostrovsky sur la construction du Dizengoff Center sont devenus emblématiques. Le centre, explique le photographe, a été construit sur l'ancien quartier Nordia, un bidonville délabré de cabanes de plain-pied à l'extrémité sud de la rue. "La majorité, sinon la totalité, de la population de Nordia était ashkénaze", note Ostrovsky. "Le quartier lui-même a été construit sur un terrain appartenant à un Arabe de Jaffa nommé Hinawi." En novembre 1939, Adib Mahmad Hinawi a été découvert, poignardé à mort. Le motif de cet assassinat macabre est demeuré inconnu. "Hinawi aurait été éliminé pour avoir trop sympathisé avec les Juifs", émet Ostrovsky.
Dans les années 1970, Nordia était resté un bidonville et avait développé une réputation douteuse. "Certaines personnes avaient peur d'entrer dans le quartier", pointe le photographe. Pourtant, le projet de raser la zone pour y construire un centre commercial - avec l'implication de relocaliser tous ses habitants - suscitera une vive controverse auprès du public.
Le Dizengoff Center ouvrira néanmoins ses portes en 1977. Mais dans l'indignation générale : son nom, dépourvu de toute consonance hébraïque, irrite. Très vite, pourtant, le centre commercial devient populaire, et les magasins commencent à ouvrir leurs portes les uns après les autres. Avec une expérience nouvelle pour les Israéliens : le shopping ne se pratique plus en plein air mais en intérieur.
Un an tout juste après l'ouverture du centre, le maire, Shlomo Lahat, suscite une polémique de plus, en apportant des modifications radicales au Dizengoff Center, cette oasis verte cernée d'élégants bâtiments Bauhaus. Dans une tentative de réduire les terribles embouteillages, le jardin a été bétonné et élevé au-dessus du niveau de la rue pour faire place à une voie routière. Le nouveau carré à deux niveaux n'a pas séduit les habitants, et continue de faire l'objet d'une controverse.
Le nouveau temple de la mode
Si le Dizengoff Center a marqué les débuts d'une histoire d'amour longue et passionnée entre shopping en intérieur à la mode occidentale et les Israéliens, il a bien failli mettre un terme au vieux passe-temps du lèche-vitrine en plein air. De nouveaux centres commerciaux vont commencer à pousser comme des champignons géants à travers le pays, et un nouveau mot hébreu pour les qualifier est né : canyon.
Puis, dans les années 1990, alors que la rue Dizengoff est déjà en chute libre, la catastrophe arrive : deux attentats-suicides. Le premier en 1994 dans le bus n°5 et le second devant le Dizengoff Center en mars 1996, tuent et blessent des centaines de civils, y compris des enfants lors de la célébration de la fête de Pourim. Au lendemain de ces tragiques événements, l'enthousiasme du public et la confiance dans la rue Dizengoff diminue. Les boutiques se vident, et même le week-end, la rue reste atone. Mais pour ses adeptes de toujours, il est inconcevable que son esprit d'antan s'estompe pour de bon.
Il y a une décennie, le designer de mode Yossef Perez ouvre son magasin phare sur Dizengoff, au pic de la dépression post-attaque. Perez, dont la boutique propose de magnifiques robes de mariée et de soirée, raconte que la rue a considérablement changé depuis l'ouverture de son magasin. "Lorsque je suis arrivé ici, après les attentats terroristes, la rue était calme, totalement vide", se souvient-il. "Il y avait tant de magasins déserts. Il était facile de trouver une boutique. Aujourd'hui, c'est terminé. Tous les emplacements sont pris d'assaut."
Perez fait partie des nombreux créateurs de mode israéliens qui ont ouvert un commerce dans la rue Dizengoff dans le cadre d'un programme de conversion de la partie nord de la ville en quartier de mode. "La rue Dizengoff est la rue de la mode d'Israël", affirme le créateur. "Ses magasins connaissent une renommée mondiale."
Aujourd'hui, les designers établis comme Perez se partagent l'artère avec des griffes de prestige, comme les chaussures ultra-branchées Couple Of. "C'est un endroit passionnant", poursuit-il. "Dizengoff est une rue mythique."
La journaliste de mode Simona Kogan convient que le nord de la rue retrouve peu à peu son statut de pôle de la mode israélienne, avec des marques comme celles des designers Yossef et Shani Bar. La rue Dizengoff se caractérise par ses boutiques haut de gamme et ses vêtements de luxe, contrairement au centre commercial, qui, lui, abrite des marques internationales plus populaires, telles que Zara et Mango, mais prisées par les jeunes Israéliens qui désirent porter les mêmes vêtements que leurs homologues américains et européens. Si d'autres quartiers comme Gan Hahashmal et Shenkin sont les endroits à connaître pour faire de bonnes affaires, la rue Dizengoff reste l'adresse de référence pour les touristes et nouveaux immigrants, affirme Kogan : "Les visiteurs de l'étranger sont persuadés que c'est à Dizengoff qu'ils vont trouver ce qui incarne le style tel-avivien."
Floraison des projets de luxe
L'image de marque haut-de-gamme de la rue Dizengoff se manifeste aussi au travers de ses projets immobiliers. En cours de construction : deux complexes résidentiels d'envergure. Le premier : au 46 de la Frishman, une tour de luxe de 28 étages et le second, place Dizengoff, un projet de rénovation d'un bâtiment Bauhaus par Bar Oryan. Des projets en harmonie avec l'esprit et le style du quartier, estime Rachel Feller. Cette architecte en charge de la tour Frishman explique : "Même si ce sera un bâtiment moderne doté des dernières technologies, l'architecture se tourne vers le passé. Inspirée du Bauhaus, elle comprendra de nombreux éléments similaires, comme des balcons circulaires."
Maintenant que la rue Dizengoff est devenue le lieu de prédilection des grands architectes et créateurs, le Dizengoff Center peut-il retrouver son lustre d'antan ? Pas facile. L'élégant jardin d'origine a fait place à un square de béton, sale et populaire, le nouveau repaire nocturne des punks de la rue. "Tel-Aviv appartient aux punks hooligans de la rue", énonce un graffiti tagué sur un banc du Kikar, près de la sculpture Feu et Eau de Yaacov Agam. Selon le maire adjoint Assaf Zamir, la municipalité projette de rénover la place et ses alentours.
"Nous étudions un certain nombre de possibilités pour rajeunir Dizengoff Center", assure Zamir. Parmi les options retenues, redescendre la place au niveau du sol." Si ce projet est retenu, ajoute Zamir, il aura de réelles implications sur la circulation et les transports publics.
"Vingt-huit lignes de bus empruntent actuellement le passage souterrain sous Kikar Dizengoff."
La construction d'un parking en sous-sol, près de la place, est également envisagée, pour soulager les embouteillages et autres problèmes de stationnement. "Une autre possibilité serait de faire un ravalement esthétique, placer des pelouses et reverdir l'endroit", note Zamir, "mais le coût est un facteur important", insiste-t-il.
Bien qu'il reste encore du chemin à parcourir, il semble que le programme de rénovation entrepris il y a une décennie est en train de porter ses fruits. Malgré la concurrence des autres canyons de Tel-Aviv, la rue Dizengoff est à nouveau peuplée de magasins, bars et cafés, et ne dort jamais, en particulier le week-end, lorsque les trottoirs sont juchés d'Israéliens et de touristes venus faire du shopping, manger, boire, voir et être vus. "La rue Dizengoff fait son come-back dans l'histoire", observe Zamir. "Elle attire les chalands, de nouveaux aménagements ont déjà des conséquences positives, d'autres projets sont en cours de construction, comme un cinéma, et de plus en plus de bars et de cafés ouvrent leurs portes."
Un peu de l'esprit de la "promenade glamour de Tel-Aviv" serait-il de retour sur la rue Dizengoff du 21e siècle ?
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