Philosémitisme polonais, par Hugues SerrafLE MONDE | 03.07.10 |
Si l'antisémitisme, au sens d'une conviction que les juifs de son quartier représentent un danger et une nuisance, est déjà une pathologie déroutante, l'antisémitisme "sans juifs" est un vrai mystère. Ainsi, que des Malaisiens ou des Honduriens n'ayant jamais rencontré le moindre porteur de kippa puissent considérer que les difficultés politiques ou économiques auxquelles ils sont confrontés ont quelque chose à voir, d'une manière ou d'une autre, avec un groupe humain minuscule et lointain ne laisse pas d'étonner.
Mais plus remarquable encore est ce nouveau phénomène du "philosémitisme sans juifs" dont Cracovie est un formidable exemple. La splendide cité polonaise, à l'architecture miraculeusement préservée des dévastations de la guerre et du communisme, est en effet le théâtre d'un renouveau juif presque intégralement piloté par des gens sans attache particulière au judaïsme, au-delà du désir de "renouer avec une part majeure de l'héritage historique polonais".
Anna Guliska, l'une des responsables du Jewish Community Center (JCC) de Kazimierz, un secteur de Cracovie dont la population juive est passée de 70 000 habitants à la fin des années 1930 à 120 personnes officiellement recensées, en est la meilleure preuve. La jeune femme, originaire de Tarnow, une ville moyenne située à 80 kilomètres à l'est de Cracovie, a surpris famille et amis en se consacrant professionnellement à la promotion d'une culture qui n'est manifestement pas la sienne, même si elle ne le formulerait sans doute pas d'une manière aussi tranchée.
Sentiment de culpabilité à l'égard de centaines de milliers de compatriotes disparus dans l'enfer d'Auschwitz-Birkenau, à une heure de route de Cracovie ? Désir de normalisation d'une Pologne désormais fermement ancrée à l'Ouest, exhibant fièrement ses cartes de membre de l'Union européenne et de l'OTAN ? Evidemment non : on ne vient pas travailler, à 27 ans, dans une institution communautaire juive au pays des frères Kaczynski et de Radio Maryja, icônes politiques et médiatiques de la judéophobie polonaise moderne, dans le cadre d'une opération de relations publiques visant à améliorer l'image de son pays...
"Ici, j'ai l'impression de contribuer à un travail de mémoire, mais également d'aider au redémarrage de la culture juive dans un quartier où chaque rue, chaque maison porte une trace de ce passé. La Pologne comptait 3 millions de juifs avant la guerre, des professeurs, des avocats, des ouvriers, des paysans, explique-t-elle. Et notre centre sert à la fois de lieu de rendez-vous aux juifs et aux non-juifs intéressés par une vie communautaire fondée sur la culture juive. C'est une sorte d'hommage, mais c'est vivant en même temps."
Moins lyrique que son adjointe, Jonathan Ornstein, le directeur du JCC, un New-Yorkais d'une quarantaine d'années, passé par Israël avant de débarquer à Cracovie pour y rejoindre une accorte indigène, ne se sent pas de devoir particulier à l'égard de la revitalisation du judaïsme polonais : "Les juifs sont de partout et de nulle part. Dans l'histoire, il y a des moments où un endroit est plus vivable que d'autres et la Pologne, même si elle passe pour antisémite, à tout de même été un havre de paix suffisamment évident pour que des millions d'entre eux y vivent pendant 1 000 ans !" Il continue : "Aujourd'hui, elle est de nouveau accueillante, comme le prouve l'incroyable renaissance de Kazimierz".
Effectivement, une promenade dans l'ancien ghetto a de quoi surprendre : entre le Marais parisien et l'East Village new-yorkais, Kazimierz est une sorte de boboland dont l'hébreu serait la deuxième langue. Sous le soleil caniculaire de ce mois de juin, les terrasses de cafés branchés regorgent de touristes venus s'empiffrer de bagels en écoutant de la musique klezmer (la musique des juifs ashkénazes d'Europe de l'Est).
Avec les sept synagogues du quartier dont seule une est véritablement active, les magasins de souvenirs et les restaurants de la rue Szeroka ou de la place Nowy, on est assez loin de l'atmosphère du centre-ville, où prêtres en soutane et soeurs à cornette semblent représenter la moitié des passants.
Questionné par un journaliste français sur un antisémitisme résiduel en Pologne, Jonathan Ornstein botte en touche : "Disons qu'ici on ne brûle pas les synagogues comme chez vous et qu'un juif en kippa peut se balader tranquillement dans les rues sans crainte."
"Vous ne croyez pas que vous avez une vision légèrement grotesque de la situation française...", répond le journaliste français, sortant de son devoir d'objectivité pour rappeler que la France est tout de même le pays comptant la plus importante communauté juive d'Europe et que, à sa connaissance, on peut tout à fait s'y balader en caftan et papillotes si l'on en a envie... Pour autant, tout le monde n'apprécie pas le "Jewish revival" cracovien avec autant de bonhomie, à commencer par... certains juifs locaux eux-mêmes. Et un passage par la synagogue Remuh à l'heure de l'office vous permet de vous rendre compte de ce que, pour ce jeune rabbin orthodoxe à l'impressionnante barbe rousse, la religion reste un élément légèrement plus fondamental que la culture dans l'approche du judaïsme : "Oui, ils font certainement des choses intéressantes au JCC, mais ce ne sont pas des juifs, si vous voyez ce que je veux dire."
Un sentiment que vient vigoureusement appuyer l'un de ses paroissiens, Simon Maday, un retraité de l'armée américaine aux allures de baroudeur fatigué : "S'il doit y avoir un renouveau juif en Pologne, il sera évidemment religieux, pas juste culturel, ce qui ne veut d'ailleurs rien dire. Moi-même, je suis citoyen américain, mais je suis né ici et j'ai eu envie de revenir après avoir essayé l'Espagne."
C'est vrai, il n'y a pas encore beaucoup de monde et reconstruire une communauté prendra du temps, mais ça n'est pas grave... D'autant plus qu'il y a de plus en plus de Cracoviens qui redécouvrent des racines juives totalement oubliées, que ce soit à cause de la guerre, lorsqu'il fallait se cacher, ou du communisme, notamment lors de la vague antisémite de 1967 après la guerre des Six-Jours. Les Zdzislaw, le patron de la librairie juive de la place Nowy, au coeur de l'ancien ghetto de Cracovie, est catholique. Comme beaucoup de commerçants et de restaurateurs... dont les enseignes sont plus souvent en hébreu qu'en polonais, d'ailleurs...
Mais, dans la place depuis 1992, à une époque où le mot "juif" était "plus souvent une insulte qu'un moyen de faire entrer des gens dans sa boutique", il a du mal à regarder la transformation du quartier d'un bon oeil. "OK, c'est sans doute une bonne chose parce que les gens peuvent toucher du doigt ce qu'a été le quartier, explique-t-il, mais je trouve tout ça un peu artificiel et fabriqué. Vous pourrez vous en rendre compte en examinant les photos d'époque de mes livres historiques, ça fait parfois plus Disneyland qu'authentique !"
Le vieil homme, dont la boutique est également un café et une agence organisatrice de promenades touristiques en ville, a même un poil tendance à s'agacer de cette concurrence nouvelle : "Certaines enseignes à l'ancienne sont totalement bidons. Et un tas de gens surfent sur la mode sans vergogne, comme ce type qui vient de lancer une nouvelle vodka "cacher" qui est maintenant sur toutes les tables à la mode, alors que n'importe quelle vodka est naturellement cacher !", s'agace-t-il.
Jalousie ? Vraisemblablement. Mais pas seulement, se dit-on lorsque, sortant de la boutique, on tombe sur l'un de ces petits trains touristiques multicolores proposant les visites du jour à prix cassés : "Auschwitz - The Jewish Quarter - The Real Schindler's List Factory". Oui, drôle de Disneyland.
Hugues Serraf est journaliste et chroniqueur à Slate et Rue89. Il est l'auteur du blog "Commentaires et vaticinations".
Article paru dans l'édition du 04.07.10
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