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« SFAX, LA LIGNE DROITE », par Gilles Elie Cohen

EXTRAITS DE « SFAX, LA LIGNE DROITE », par Gilles Elie Cohen

 

 

CHAMPAGNE

Toute notre petite bande réussit au baccalauréat. Mami avait abandonné l'école et allait suivre une école de police. Certains d’entre nous étaient déjà partis en France, en Israël, même au Canada. On avait plus de nouvelles de nombre d’entre eux. Pour nous, l’heure avait sonné de partir. Mon père et ma mère m'accompagnèrent à l'aéroport. Une fois dans l'avion je les regardai par le hublot. Ils étaient blottis l'un contre l'autre. Ma mère essayait de me sourire derrière ses sanglots. Mon père agitait la main avec une expression enjouée qui vacillait sur ses larmes contenues. D'autres parents, rassemblés sur l'espace qui leur était réservé, à quelques mètres de l'avion, faisaient aussi leurs adieux. Je ne les voyais pas. Je n'avais d'yeux que pour ma mère et mon père, seuls pour la première fois. L'avenir était un mystère opaque. Des forces invincibles guidaient nos pas. Qui sait quand tout cela finira et que chacun se retrouvera, enfin. L'avion se mit en marche. Le souffle des réacteurs soulevait leurs vêtements dans un vent de poussière. Ma mère se plia en deux, le visage dans son mouchoir. Mon père agita frénétiquement la main en m'envoyant des baisers. Ils ne souriaient plus. J'arrachai mon regard d'eux. Ils m'avaient promis de ne pas pleurer. L'avion s'envola. Peu à peu le bleu de la mer remplaça la couleur ocre de la terre. J'accrochai mon regard au dernier morceau de continent. À l'instant où la terre disparut, une boule d'ivoire blanc se figea au creux de mon estomac, elle remonta le long de ma poitrine, se coinça dans ma gorge et un sanglot éclata à l'extérieur, comme une parole. Des larmes coulaient sur mes joues, je me ressaisis instantanément, les essuyai et me mouchai. Une belle fille en uniforme bleu se pencha au-dessus de mon siège :

«  Voulez-vous boire quelque chose ?

- Champagne, s'il vous plaît.»

 

ORLY

La voiture filait sur la grande avenue barbare qui m’amenait  à Paris. Mes deux frères et ma sœur étaient venus me chercher à l'aéroport. Je n’avais qu’une valise. Ils me déposèrent dans un petit hôtel avenue du Général Leclerc, payé une semaine d’avance. Mon frère ainé, Mayer, me donna un billet de cinquante mille francs.

«  Tu es un homme maintenant », me dit-il, « c’est difficile ici, on n'aura pas le temps de s’occuper de toi, on a tous à faire aujourd’hui. »

Mayer avait une trentaine d'années. Il avait changé, il avait encore grossi. Il était l'aîné, c'était le plus grand en taille, le plus fort, le plus beau aussi, des mèches brunes tombaient sur son front. Il venait de finir ses études de médecine, s'était marié avec une Française de Normandie et avait un enfant de six ans, une petite fille. Il venait de s'installer aux Andelys, un village à une centaine de kilomètres de Paris. Il avait l'air soucieux, préoccupé,  pressé.

«  Courage », ajouta-t-il dans un murmure.

David  était silencieux et montrait un visage fermé comme quelqu'un qui est entrain de mener un combat au-dessus de ses forces.

 On était tout le temps ensemble jusqu'à mes dix ans, ensuite il se comporta comme un frère ainé jaloux et se mit à me pourrir la vie en dénonçant mes moindre fait et geste à nos parents. Je n'avais plus confiance en lui.

 Ma sœur  répétait : « Tout se passera bien, ne t'inquiète pas, tu as notre adresse à la cité universitaire, tu pourra venir nous voir, on va essayer de t’avoir une chambre prés de nous. »

 Elle avait la tête ailleurs, ce n'était plus l'adolescente timide qui vivait avec nous, elle était devenue une femme avec des formes pleines et portait des chaussures à talons. J'avais remarqué qu'un cheveu blanc s'échappait de son chignon. Elle n'avait pourtant que vingt cinq ans.  C'était une autre personne, je ne la reconnaissais plus, parfois son regard s'échappait et je ne savais pas à quoi elle pensait. J'avais toujours su à quoi pensaient mes frères. Que s'était-il donc passé ? Que se passait-il donc dans ce pays pour que  les gens y changent si radicalement ? Moi aussi j'allais changer.

Ils m’embrassèrent et se tournaient déjà vers la porte. David, se retourna et me dit : « Je vais t'appeler. »

Quand je me retrouvai tout seul dans la chambre, je tombai sur le lit et éclatai en sanglots. J’avais peur. Je me levai précipitamment comme à l'approche d'un grand danger. Je me douchai, choisis mes plus beaux habilles, un costume gris sur une chemise bleue ciel, vérifiai dans le miroir, ajustai ma cravate et descendis.  Je suivis l’avenue du Général Leclerc, traversai la place Denfert-Rochereau et arrivai sur  le boulevard Saint Michel. Des milliers d’adolescents descendaient nonchalamment l‘avenue. Je revins sur mes pas. Pour la première fois de ma vie, je pris le métro. Je suivis une foule qui plongeait sous terre en dévalant des escaliers qui descendaient dans un  trou noir.  Un train arriva avec un vacarme assourdissant de ferraille, les portes s’ouvrirent brusquement et une meute se rua à l’extérieur. Je  suivis encore les gens  quand ils s’engouffrèrent dans le wagon en se bousculant. Les portes se refermèrent en claquant comme des portes de prison.  Au début, je fus pris de panique. L'air manquait, on allait tous mourir asphyxiés. Je regardai avec un air affolé la vieille dame qui était assise à côté de moi. Elle me sourit et je repris lentement mes esprits. Je repris ma valise à l’hôtel et m’installai rue Monsieur le Prince. Je téléphonai à Mayer.

«  J’ais trouvé un hôtel moitié moins chère, je me suis fait remboursé dans l’autre hôtel,  je pourrais donc rester deux fois plus de temps dans l’autre hôtel. 

- Tu te démerderas bien, je ne m’inquiète pas pour toi », dit Mayer.

 Dans le couloir de l'hôtel, je rencontrai  Vivianne, la fille  dont j'avais été amoureux sans jamais le lui dire à Sfax, une  petite blonde de mon âge, dix-huit ans. Elle sortait d’une chambre avec un vieux Monsieur. On s'arrêta pile face à face, stupéfait du fantastique hasard qui nous faisait nous rencontrer le premier jour de mon arrivée. Elle avait changé elle aussi, un léger duvet blond ombrageait ses lèvres. Elle n'avait plus cette lumière… ses cheveux blonds… mais qu'est-ce qui avait changé en elle ? Elle était vraiment de petite taille… L'homme qui l'accompagnait avait des cheveux teints en rouge rabattus sur son crane chauve. On se quitta sans se donner nos coordonnées et sans promettre de nous revoir.

Après ces deux semaines, je trouvai une chambre de bonne rue de la Montagne Sainte Geneviève. Le propriétaire s’appelait Monsieur Narbonne. Je partageais cette chambre de moins de vingt mètres carrés avec huit amis de mon âge, tous venus de la même ville de Tunisie en même temps que moi.

Dédé, Jojo et Mahmoud étaient là. On s’était retrouvé.  C’était comme si un grand coup de gomme avait effacé notre amitié. On se parlait peu, on ne sortait jamais ensemble. Mahmoud avait commencé des études de médecine et s’était jeté avec rage dans ses livres. Jojo s’était inscrit avec Mahmoud pour ne pas être seul et Dédé ne savait pas quoi faire. Il fut embauché par une compagnie d’assurances. On reçut des nouvelles de Roro dont les parents s’étaient installés à Nice. Il allait se marier et projetait d’ouvrir un magasin avec son père.

 Un soir on frappa à la porte. C’était Monsieur Narbonne.

«  Je vous ai loué à vous seulement »,  dit-il,  « combien êtes-vous là-dedans ? »

Il poussa la porte que je maintenais entrouverte. Il vit les huit gamins dans ses vingt mètres carrés, alignés contre le mur, assis par terre, certains travaillaient leurs cours, le sol était transformé en lit géant.

«  C’est bon les enfants », dit-il, « ne faîtes pas trop de bruit » et il s’en alla.

gilleselie@gmail.com

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