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150 rabbins et imams ont dansé et prié ensemble à Bruxelles

 

150 rabbins et imams ont dansé et prié ensemble à Bruxelles

Par Patrice van Eersel

Cela faisait des mois que cette réunion unique en son genre était attendue. Mais à chaque fois, une alerte à la bombe humaine venait tout flanquer par terre au dernier moment. Finalement, bien que toujours parrainé par le roi du Maroc, l’événement ne s’est pas produit en juin 2004 à Ifrane, dans le Moyen Atlas, ni en octobre de la même année, à Séville, au pavillon marocain de la foire internationale, mais en janvier 2005, au Palais d’Egmont de Bruxelles, à l’invitation du roi des Belges. Cela s’est appelé “ Rabbins et Imams pour la paix ”. Et ceux qui y ont participé n’en sont pas encore revenus.

L’événement a été beaucoup moins couvert par la presse que s’il y avait eu un attentat et beaucoup de morts au nom de Dieu, d’Allah ou du Saint-béni-soit-il. Les médias sont scotchés/fascinés par la beauté du diable. Parce que l’être humain en est encore à ce stade-là (à jamais ?). Cet événement-là, au Palais d’Egmont de Bruxelles, se solda plutôt par “ beaucoup de vivants ” et cela attire moins les badauds (que nous sommes) comme des mouches autour d’un cadavre. Pourtant, ce fut un événement formidable. À faire pleurer. Avec des protagonistes que l’on a plutôt l’habitude de voir dans les zones de drame... mais qui soudain, stupéfaits eux-mêmes, renversent la logique d’aveuglement criminel en dynamique jubilatoire. Sérieusement : pourquoi la jubilation ne finirait-elle pas par l’emporter ?

Imaginez cela : des centaines de responsables religieux juifs et musulmans, venus du monde entier, du Moyen-Orient mais aussi d’Amérique, d’Afrique ou de Chine, dont cent cinquante rabbins et imams de toutes tendances - y compris des Palestiniens des territoires occupés, des Israéliens orthodoxes politiquement opposés à tout compromis, des chiites, des sunnites -, plus des dizaines de chrétiens et de sans-religion invités à titre d’amis observateurs, bref, imaginez tout ce monde discutant, échangeant, mais surtout priant et même dansant et chantant ensemble pendant cinq jours ! Ils sont des centaines, Dalil Boubakeur le recteur de la Mosquée de Paris, l’ex-grand rabbin Sitruc, Faouzi Skali le fondateur du Festival des musiques sacrées de Fès, Marc-Alain Ouaknin l’un des plus grands kabbalistes de notre temps, le cheikh Khaled Bentounès le leader d’une grande confrérie soufie algérienne...

Imaginez-les tous debout, autour de la même immense table ronde, la tête penchée, tandis que Rabbi Schlomo Chelouche, grand rabbin d’Haïfa, récite une prière à la mémoire de toutes les victimes innocentes. Quand il a fini, tout le monde dit le même “ amen ”. Aussitôt, dans un élan spontané, Zimer Omar Farouk Turan, l’ancien grand mufti d’Istambul, prononce quelques versets du Coran, et tout le monde s’incline. À peine s’est-il tu, que Rabbi Yosef Azran, grand rabbin de Rishon Letzion, en Israël, se met à chanter un psaume... mais il ne contrôle pas son émotion et sa voix craque en sanglots. Hojat al-Islam Muhammad Mehatali, chef religieux iranien s’écrie : “ Je n’aurais jamais cru cela possible ! Où avez-vous vu des juifs et des musulmans psalmodier ensemble, comme une seule et même famille ? ”

Et René Sirat, ex-grand rabbin de France de renchérir : “ De toute ma vie de rabbin, je n’ai jamais vécu un moment pareil ! ” et de bénir cette pierre blanche exceptionnelle, ce rassemblement hors norme.

Cela a duré pendant cinq jours. En crescendo.

Le premier midi, juifs et musulmans ne mangent pas aux mêmes tables, et se jettent même des regards inquiets, sinon suspicieux. Mais dès le mardi, le mélange opère. Mercredi, ils se photographient ensemble, bras-dessus bras-dessous. Et la nuit, jusque tard, ils se balancent ensemble au rythme du dihkr de plusieurs cercles soufis. Quand arrive le vendredi, dernier jour du rassemblement, ils prient littéralement ensemble et Talal Sidr, cheikh d’Hebron, fait un appel solennel, suppliant tous les participants d’aller prêcher de mosquée en mosquée ou de synagogue en synagogue, pour rappeler que le premier commandement divin est d’éduquer la génération suivante dans la paix et l’amour. Parole aussitôt approuvée par Rabbi Eliyahu Bakshi Doron, qui proclame : “ Nous sommes tous les enfants d’un même père : le Patriarche Abraham. ”

“ Comment se fait-il, demande Sheikh Abdul Jalil Sajid, imam de Brighton, en Angleterre, que les prières musulmanes et les prières juives se terminent toutes par le mot “paix” (shalom, salam) et que nous passions nos vies à nous entretuer ? ”

Tous se retrouvent peu ou prou dans la même émotion.

Il y a certes des nuances : les Juifs américains et d’Europe centrale n’en reviennent pas que leurs correligionnaires sépharades d’Afrique du Nord, très actifs dans la préparation de cette rencontre, connaissent si bien la langue, les paroles, la musique de la lancinante prière musulmane. Comme si le monde originel des monothéismes avait besoin d’un temps de latence pour se souvenir que les sémites sont d’abord et avant tout le peuple des Arabes et qu’un “ Arabe antisémite ”, cela ne veut rien dire.

Mais il y a aussi des Juifs chinois ou éthiopiens. Et, parmi les musulmans, des Asiatiques et des Africains noirs sont également venus nombreux, du Turkménistan, de Mongolie, du Sénégal, du Mali ou d’Afrique du Sud.

Refuser l’OPA des extrêmistes sur Dieu

À l’origine de cet événement hors-norme, la fondation Hommes de Paroles, dirigée par le chrétien Alain Michel, qui avait déjà organisé une rencontre de même style, plus modeste, en Suisse, en 2003. Le but politique de ces rencontres est multiple. D’abord prononcer un discours officiel et interreligieux, qui délégitime toutes les violences destructrices exercées au nom de Dieu, en aidant les monothéistes modérés à reprendre la main sur les extrémistes qui ont “ kidnappé Dieu ” et en ont fait un “ otage de leurs délires meurtriers ” - servant ensuite d’alibi à (et financés par) toutes les paresses tyranniques et résistances à la démocratisation. La déclaration finale des imams et des rabbins le dira : les discours inspirés ou révélés par l’Éternel ne peuvent en aucun cas légitimer le moindre crime.

Second but : informer et éduquer les populations, surtout jeunes, qui ignorent et mélangent à peu près toutes les dimensions historiques et humaines du dossier dans une incroyable et dangereuse marmelade.

Enfin, et c’est une avancée inespérée qui a été obtenue, au moins dans les principes : les rabbins de la forte délégation israélienne, même ceux du très conservateur parti Chas, ont accepté l’idée qu’ils avaient à être “ les champions de la souveraineté des Palestiniens ”, les défenseurs ardents de leur dignité et de leur sécurité.

Jusqu’où cette incroyable ouverture sera-t-elle suivie d’effets ? On peut avoir des doutes, évidemment. Sauf que l’événement a eu lieu et qu’il a secoué si fort ses participants que les laïques ont quasiment ressenti de la jalousie vis-à-vis des religieux, tant la prière chantée et dansée de ces derniers était intense, rayonnante, jubilatoire !

Quand un groupe d’humains médite et prie en chantant, nous a appris la cantatrice Jill Purce, les interférences du tissu invisible ainsi créé font entrer en résonance tous les ancêtres des méditants, comme des milliers de fils de lumière. Nul doute qu’une pièce d’étoffe de cette nature incomparable a été tissée cette semaine-là, à Bruxelles.

Mais le rendez-vous n’aurait pas eu lieu sans le soutien d’un marathonien du rapprochement judéo-arabe : André Azoulay. Depuis le début des années 60, ce Juif marocain énarque tisse inlassablement des passerelles entre les trois pôles d’un des plus beaux triangles civisationnels qui soient - même s’il est constamment et paradoxalement dynamité par la concentration de toutes les obscurités humaines : le triangle Maghreb-Israël-Europe.

Que vous l’observiez depuis Fès, ou Haïfa, ou Marseille, ou Grenade, ce triangle dégage un parfum très particulier, exaltant : celui de la grande Andalousie, abattue il y a des siècles, et pourtant toujours vivante dans le cœur (et la musique, et la cuisine, et l’art de vivre) de centaines de milliers de gens, dans tous les coins du Triangle et ailleurs dans le monde. C’est ce parfum, cette musique et, beaucoup plus profondément, cette spiritualité qui se sont éveillés quelques jours dans le Palais d’Egmont de Bruxelles. D’où l’émotion inimaginable de ceux qui y travaillaient depuis des décennies et qui soudain ont vu leurs plus beaux rêves surpassés...

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