Averroes (1126-1198) - Maïmonide (1138-1204)
Une amie vient de m’offrir un très beau livre : « Histoire Universelle des Juifs » écrit par Elie Barnavi.[2] Quand je suis tombée, page 103, sur la statue de Maïmonide érigée à Cordoue, sa ville natale, en 1964, je n’ai pu m’empêcher de me souvenir qu’Averroes était également né à Cordoue, douze ans avant Maïmonide, et que je les avais toujours considérés comme les deux grands penseurs, médecins de surcroît, de cette Espagne médiévale où pouvaient vivre en harmonie, en symbiose même les trois communautés musulmanes, juives et catholiques. Ce sont sans doute les évènements actuels faits de haine entre les peuples et de princes qui attisent ces haines[4] que j’ai voulu revenir en un temps où « vivre ensemble » pouvait se concevoir et se concrétiser.[5]
Averroès (nom arabe : Abú al-Walìd ibn Ruchd) était, comme je l’ai dit dans une note de bas de page, un médecin et philosophe arabe. Il a étudié, en plus de la jurisprudence musulmane que lui a enseignée son père qui était juge, la théologie, la philosophie, les mathématiques et la médecine. Il occupa plusieurs hautes fonctions : cadi de Séville (1169), grand cadi de Cordoue (1171), premier médecin à la cour du calife Abú Yaqub Yusuf (1182).
Averroès est devenu célèbre notamment au travers de sa conception des vérités métaphysiques. Pour lui, elles pouvaient en effet s’exprimer de deux manières différentes et pas forcément contradictoires : par la philosophie (Aristote, néoplatoniciens) et par la religion. Cette façon de présenter deux catégories de vérités fut perçue de manière hostile par les religieux à l’esprit étroit, et Averroès fut exilé en 1195. Son influence posthume en Islam fut quasi nulle et c’est à des juifs et des chrétiens qu’on doit la conservation et la traduction de ses œuvres. Son œuvre majeure est le Tahafut al-Tahafut (L’Incohérence de l’Incohérence). Ses commentaires des œuvres d’Aristote figurent parmi les plus fidèles : ils furent traduits en latin et en hébreu et eurent une grande influence sur la pensée chrétienne et philosophique dans l’Europe médiévale.
L’œuvre de Maïmonide m’est plus familière car je l’ai mentionné ainsi que son petit-fils et son neveu, Obadia et David Maïmonide, auteurs de deux traités de mystique juive, dans mon propre livre « Soufisme et Hassidisme » et j’ai écrit dans le compte-rendu que j’ai fait du « Moïse » d’André Chouraqui : « Maïmonide l’enseignait : les trois religions abrahamiques, le judaïsme, le christianisme et l’islam, malgré leurs conflits internes, jalonnent une même route, celle qui conduit l’humanité vers les temps messianiques. »Pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas Maïmonide, il est difficile de décrire sa vie foisonnante en quelques pages mais je peux essayer :
Moïse Maïmonide est né en 1135 à Cordoue, en Andalousie, dans la maison familiale située à proximité du fleuve Guadalquivir. Son premier compagnon de jeux, alors qu'il avait à peine trois ou quatre ans, s’appelait Ali. C’est ainsi que très jeune, il apprit les rudiments de la langue arabe.[6]
Des années se passèrent dans la sérénité jusqu’à ce que Moïse atteigne l'âge de la Bar-Mitsva. La fête se déroula dans la joie et l'allégresse mais très vite, à cause de la maladie de sa mère, Rebecca, la peine et l’inquiétude prirent le relais. En effet, celle-ci s’affaiblissait de plus en plus, malgré les soins prodigués par l’oncle d’Ali, Abbas, le Mufti de Cordoue. C’est Moïse qui apportait à Rebecca les plantes médicinales préparées par Abbas pour son plus grand soulagement. La maladie fut quand même la plus forte et elle s’éteignit sans souffrir. Cet événement douloureux détermina Moïse à devenir médecin, mais aussi à se poser la question du devenir de l’âme et à poser les bases d’une quête mystique. Un autre événement inquiétait la communauté juive : la menace d’invasion des Almohades. Le père de Moïse, Rabbi Maïmon, voulait prendre contact avec les Juifs de Fès, qui pourrait être une ville d’asile, encore fallait-il pouvoir envoyer une missive jusque là-bas. Grâce à son fils, le messager fut Kader, le fils d’Abbas, qui justement était en instance de départ pour Fès. Plusieurs années passèrent pendant lesquelles Moïse travailla intensément pour approfondir ses connaissances médicales mais aussi pour noter ses réflexions concernant l’ésotérisme et la spiritualité, le Talmud et la Torah demeurant les deux piliers sur lesquels il élaborait ses recherches. Le jour de sa majorité, il quitta soudainement la maison familiale en laissant son père interloqué. Il alla vers Samuel, le rabbin qui l’avait formé pour sa Bar-Mitsva. Celui-ci l’hébergea un soir et pour éviter que Moïse n’aille vers le monde musulman, il lui proposa d’habiter une maisonnette qui lui appartenait, proche d'un village voisin. C’est là qu’il commença à prodiguer ses premiers soins tout en poursuivant ses recherches médicales, notamment par l’étude des plantes, en collaboration avec les marabouts. Ce n’est que deux ans plus tard qu'il retourna à Cordoue, retrouvant ainsi son père qui lui octroya son pardon.
Kader était revenu de son long périple avec la réponse tant attendue. Les informations ainsi transmises confirmaient les inquiétudes émises : les Almohades, qui avaient évité Fès, se trouvaient à Gibraltar d’où ils allaient poursuivre leurs conquêtes sans pitié vers le nord. La décision était prise : il fallait partir, mais quand ? Samuel Ibn Soussan, qui avait rédigé le texte de la missive, estimait que les almohades allaient mettre deux à trois ans pour arriver à Cordoue. Abbas, qui aurait pourtant bien aimé que Moïse restât à ses côtés, l’incita cependant à quitter Cordoue avec sa famille. Un an s’écoula pendant lequel Moïse continua à travailler avec Abbas et les marabouts. Il était devenu un fin lettré en arabe sans pour autant négliger l’Hébreu. Il participa à des réunions secrètes avec un prêtre et un marabout pendant lesquelles ils étudiaient et commentaient la philosophie d’Aristote.[7]
Ils quittèrent Cordoue au cours du mois d’avril, en une période où la nature était magnifique, ajoutant encore au déchirement du départ. Ce fut Kader, aidé de son serviteur Rachid, qui leur servit de guide. Sarah et Léa les servantes, qui depuis la mort de Rebecca s’étaient occupées avec affection de Moïse et de son frère David, furent également du voyage. Abbas s’occupa de tout et leur procura des tentes, dix ânes et cinq chevaux. La veille du départ, le père de Moïse avait offert sa demeure à Abbas, en pensant qu’elle servirait un jour de foyer à Kader.
La première étape fut Grenade où Moïse devait rencontrer le marabout El Mansour, un médecin réputé et respecté dans toute la région. La lettre d’Abbas les fit accepter d’emblée par El Mansour qui leur proposa d’habiter une demeure proche de la sienne, car la transmission de son savoir alchimique se déroulerait sur plusieurs semaines. C’est en cette période que Rabbi Maïmon fit part de son inquiétude à son fils et la lui exprima en ces termes : « Nous avons pour chaque acte de notre vie des interprétations par trop différentes. Le fidèle s’y perd car, tu le sais Moïse, l’intelligence de nos savants ne va pas uniquement dans une direction mais dans de multiples voies. Tout cela dans le mélange invraisemblable et touffu de nos lois qui sont différentes, selon les personnes, les villes, les pays. Une œuvre grandiose et ambitieuse est à accomplir pour servir toutes les communautés : codifier toutes les règles en vigueur sur un même sujet afin d’établir une voie unique, et ensuite avoir l’autorité nécessaire pour l’imposer à tous. » Cette réflexion marqua Moïse pour la vie, et le travail qu'il accomplit en ce sens le fit connaître et admirer dans le monde, et pendant des siècles jusqu'à nos jours.
Pendant ce temps, David se servait de son talent naturel pour négocier de nouvelles montures afin de poursuivre le voyage dans de bonnes conditions. Quand ils arrivèrent à Alméria, leur première démarche fut de trouver un bateau pour le Maroc. Grâce au trafic important avec Tanger, ils purent embarquer rapidement. Le trajet Tanger-Fès dura une douzaine de jours. La chaleur de l’accueil à Fès par Ibn Soussan et son entourage effaça la fatigue du voyage et laissa présager une installation heureuse. Très rapidement Moïse prit contact avec Ali Ben Hadge que lui avait recommandé son ami de Cordoue, Abbas. Moïse s’imposa un emploi du temps rigoureux, partagé entre l’étude médicale avec Ali, l’étude approfondie du Talmud et ses consultations de l’après-midi.
Quelques semaines plus tard, Kader décida de retourner voir son père à Cordoue. Les adieux furent émouvants mais ils gardaient l’espoir de se revoir. Un an après, Rabbi Maïmon se remaria avec Myriam, fille d’un riche négociant en laine, Jéhuda Lévy. Moïse fut le parrain du fils né de cette union. Par un matin glacial du mois de décembre, des cavaliers Almohades vinrent chercher Moïse pour qu’il soigne leur prince Omar, immobilisé près de Meknès. C'est dire si la notoriété du médecin était grande. Difficile pour Moïse de ne pas obtempérer. Il vit donc le prince, le soigna pendant cinq semaines. Omar retrouva la santé et, pour remercier son médecin, lui offrit une somme très importante. Moïse refusa, préférant lui demander de protéger sa famille et tous les juifs de Fès. Ce fut oui pour la famille mais non pour les autres. Omar voulut montrer sa détermination de « propagateur de la foi » en enlevant Ibn Soussan pour le contraindre à abandonner sa religion et devenir musulman. Devant son refus, il le fit décapiter.
Dans ce contexte, la famille Maïmonide décida de quitter le Maroc pour aller en terre sainte. Grâce à un laissez-passer qu’Omar avait remis à Moïse pour qu’ils aillent se reposer à Centa, ses proches purent quitter Fès sans difficultés. C'est à Centa que Moïse rencontra un de ses correspondants, Ibn Aknine, qui allait devenir son fils spirituel. Ils embarquèrent très vite sur un bateau dont le capitaine était un homme sûr. Leur première escale fut Syracuse en Sicile. David, toujours en quête de négoce, alla en ville prendre contact avec la population. Dans une taverne, il fit la connaissance de chrétiens qui cherchaient un bon médecin pour soigner leur roi. David fit transporter ce dernier jusqu’au bateau où Moïse le soigna et le guérit. Pour le récompenser, un document dicté à un scribe lui fut remis immédiatement. En voici le texte : « Par la grâce de Dieu, en l’an 1165, le 25 avril, je délivre à Moïse Ben Maïmon, sa famille et sa suite un laissez-passer pour Jérusalem. Le très chrétien Richard cœur de lion ordonne, par le présent édit, à toute personne de favoriser leurs déplacements et ce, par tous les moyens. »
Quelques jours plus tard, le bateau reprit la mer et rejoignit Acre. De là, très rapidement, ils se rendirent à Jérusalem qui était aux mains des Croisés, et grâce à leur laissez-passer, ils purent visiter la ville à leur guise et notamment se rendre au mur des lamentations. Y séjourner définitivement était impossible. Ils n'envisagèrent pas non plus de s’implanter à Saint-Jean-d'Acre. Ils décidèrent alors, d’un commun accord, de se rendre en Égypte où la communauté juive était importante. David y alla d'abord en éclaireur. Il revint d'Alexandrie enthousiasmé par l’accueil qu’il y reçut.
C’est pendant le voyage en bateau qui les transporta à Alexandrie que Moïse conçut les grandes lignes de son œuvre majeure, « Le guide des égarés. » David, avec sa célérité habituelle, trouva une demeure confortable où ils s’installèrent, croyaient-ils, définitivement. Encore une fois, la tristesse et la peine les atteignirent. Myriam mourut en mettant au monde une fille que Rabbi Maïmon prénomma Rebecca en souvenir de la mère de David et de Moïse. Les nouvelles du Maroc et d’Espagne n’étaient pas bonnes non plus, les conversations forcées se multipliaient. Ibn Aknine avait été contraint de devenir musulman pour éviter la mort. Tout cela n’empêcha pas Moïse de travailler intensément. Sa notoriété s’amplifia et s’étendit jusqu’à Nurédine, le roi d'Égypte, qui ne tarda pas à le faire venir pour qu'il soigne sa favorite Yasmina. Le diagnostic fut rapide : Yasmina était asthmatique, une affection que Moïse connaissait bien et qu’il savait soigner. Les remèdes réussirent au-delà de toute attente. Quelques mois plus tard, Yasmina fut enceinte. Le roi nomma Moïse médecin officiel et lui demanda de venir habiter avec sa famille à Fostat, près du Caire et du roi.
Une période heureuse s’intaura. Kader, l’ami de Cordoue, vint les rejoindre. Il remit à Moïse un manuscrit faisant état des dernières découvertes de son père Abbas, en alchimie et en médecine. Moïse, à la quarantaine, se maria avec Rachel, la fille du bibliothécaire du roi. De cette union naquit un fils qu’ils nommèrent Abraham. Moïse poursuivit avec opiniâtreté la rédaction de ses œuvres, « le Commentaire de la Mishnah » et « Le Guide des égarés.[8]» Après cette période heureuse, la tristesse arriva de nouveau avec la mort de Rabbi Maïmon. C’est le vizir Al Fadil qui fit son éloge funèbre, marquant ainsi tout l’intérêt du souverain pour la famille de Moïse et, au-delà, pour tous les juifs d’Égypte. Alors que David et Kader préparaient leur prochain voyage d’affaires, ils eurent l’agréable surprise de voir arriver Ibn Aknine. Sur cette terre tolérante d’Égypte, il put reprendre sa religion.
Lors d’un entretien avec le roi dont la santé déclinait, celui-ci demanda à Moïse s’il avait une idée sur la personne qui avait les qualités pour lui succéder. Très sensible à cet insigne honneur qu’un souverain arabe accordait au « chef » d’une petite communauté, Moïse lui demanda une semaine de réflexion. Dans la nuit qui précéda son rendez-vous avec le roi, Moïse vit en rêve Saladin sur un cheval blanc, triomphant, majestueux, auréolé de gloire. Ce rêve confirmait ce que pensait Moïse au sujet de Saladin, qu’il avait apprécié lors de différents entretiens. Sa réponse au roi était donc toute trouvée. Nurédine s’éteignit peu après, en l’an de grâce 1171, par une belle nuit d’été. Saladin prit donc la suite, aidé par le dévoué vizir Al Fadil.
Un peu plus d’un an après, Moïse vit le roi préoccupé et lui en demanda la raison. « Connais-tu le sens de mon nom : Saladin ou Salâh al Din ? Il signifie ‘le défenseur de la religion’. Je dois mériter mon nom, il me faut donc une victoire au nom de celui-ci. Tant que cette mission qui m’est dévolue ne sera pas accomplie, je ne serai pas à l’aise.
- Conquiers Jérusalem. Les croisés y ont fait beaucoup de mal, il est temps que tu libères le deuxième lieu saint de l’Islam.
- Et les premiers lieux saints d'Israël, n’est-ce pas, Moïse ? »
Saladin prit conseil auprès de son vizir qui lui fit remarquer que les finances du royaume ne permettaient pas, dans l’immédiat, d’entreprendre quoi que ce soit. Saladin décida alors de conclure une trêve avec Renaud de Châtillon qui tenait Jérusalem.
Moïse, quant à lui, arrivait à la fin de sa première œuvre. Ayant rédigé 639 commandements pour régir la vie sociale et religieuse des juifs, il pouvait maintenant se consacrer corps et âme à son œuvre personnelle, « le Guide des égarés. » Saladin prit son temps pour construire une armée puissante. En automne de l’année 1187, il engagea une attaque décisive contre les Francs, prétextant la violation par Renaud de Châtillon de la trêve conclue deux ans auparavant. Le 31 janvier 1188, Jérusalem tomba. Saladin, magnanime et prudent, évita un bain de sang et respecta les vaincus. Il décréta que les Juifs pouvaient s’y installer pour pratiquer librement leur religion. Ainsi, les Chrétiens avaient Rome, les musulmans avaient la Mecque et Médine, et les Juifs Jérusalem.Inch’Allah !
Quelques années plus tard, Saladin chercha un nouveau moyen d’entretenir l’enthousiasme populaire. Il fit part de son souci à son conseil restreint où siégeait Moïse. Il fut envisagé de conquérir l’Irak, voire d’autres territoires... Mais le vizir et Moïse lui proposèrent une autre idée : « Saladin, tu as accompli le Djihad du second degré, la guerre pour libérer Jérusalem. Il te reste à accomplir le Djihad du premier degré : celui de l’âme et de l’élévation spirituelle. Organise donc une croisade religieuse pacifique, un pèlerinage vers les trois lieux saints, la Mecque, Médine et Jérusalem. Un immense mouvement populaire se créera, les gens se lanceront dans ce périple et oublieront leurs soucis quotidiens. Ils reviendront avec le titre de « Hadj » dévolu à ceux qui se sont rendus à la Mecque une fois dans leur vie. »
Saladin approuva et demanda à Al Fadil de faire proclamer en Égypte et en Syrie que le roi irait en pèlerinage et que les sujets auraient à faire de même. Les espoirs placés dans ce triple pèlerinage furent plus que bénéfiques pour tous. Pendant ce temps, profitant de l’absence du roi, Moïse mit la dernière main à son œuvre. S’entretenant journellement avec Joseph Ibn Aknine, il lui confia ceci : « Il existe une union, une rencontre, entre la recherche ésotérique à laquelle je me consacre depuis toujours et l’intellect, l’intelligence. Dans cet état de grâce, l’homme devient un ange car il s’unit à la compréhension cosmique. On s’échappe de notre terre pour embrasser l’univers. »
Au retour de Saladin, « Le Guide des égarés » était terminé. Rédigé en arabe et diffusé tout autour de la Méditerranée, il reçut partout un accueil enthousiaste. Samuel Ibn Tiboun, un des rabbins les plus lettrés de Syrie, écrivit à Moïse pour lui rendre hommage et lui demanda la permission de traduire son œuvre en hébreu. Moïse la lui accorda et lui demanda de venir le voir avec sa traduction. Puis Saladin, approchant de la soixantaine, contracta la malaria. Mais malheureusement, Moïse ne connaissait pas de remède à cette maladie-là. Il ne put que soulager le malade qui mourut en novembre 1193. Le successeur choisi par Saladin était Al Kamil, renommé en Syrie pour l’administration remarquable de cette partie du royaume. Il eut toute la confiance du vizir Al Fadil.
Très affaibli, Moïse Maïmonide ne lira jamais la traduction de son œuvre en hébreu. Son âme quitta son corps en 1204. Le roi ordonna trois jours de deuil pour tous les habitants d’Égypte et de Syrie et décréta que Moïse devait être enterré en terre sainte. Les grands rabbins consultés proposèrent Tibériade car c'est là qu’avait vécu le grand Kabbaliste Rabbi Simon Bar Oharaï. Le roi fit graver en lettres d’or sur sa tombe ce court texte mis au point par Ibn Aknine et les rabbins : « De Moïse à Moïse,
il n’y eut que Moïse. »
Après cette magnifique histoire[9] qui montre l’intelligence, le savoir et la clairvoyance de Maïmonide, revenons - si vous le voulez - à nos deux héros : Maïmonide et Averroes connaissaient leurs oeuvres respectives (Maïmonide recommande de lire Aristote avec les commentaires d’Averroès) et, s’ils s'étaient rencontrés, une solide amitié les aurait liés. Des lettres auraient pu être échangées, lettres que le disciple de Maïmonide, Joseph Ibn Aknin, aurait pu publier.
Cette amitié rêvée s’est en fait exprimée dans les mots du romancier israélien Ili Gorlizki[10]qui a imaginé une correspondance entre deux philosophes du XIIe siècle les plus connus du judaïsme et de l’islam. Dans cette correspondance qui aurait commencé après que la conquête almohade, en 1148, ait fait fuir de Cordoue la famille de Maïmonide, les deux philosophes discutent des événements politiques qui secouent l’empire musulman et des guerres en Espagne et en Terre sainte qui eurent une profonde résonance sur leur vie privée. Ils débattent de philosophie et des rapports entre la philosophie et les textes révélés du judaïsme, de l’islam, de la chrétienté, en des termes simples, clairs et touchants. Tous deux durent faire face aux persécutions religieuses, tous deux durent pérégriner d’un lieu à un autre afin d’échapper aux détracteurs de la philosophie et de la raison. Tous deux se confortent et expriment leur amour pour leur religion respective, leur admiration et leur tolérance pour l'autre monothéisme. En butte aux attaques de leurs coreligionnaires musulmans et juifs, Averroès et Maïmonide proclament que ces adversaires haineux sont des marchands de religion, ils en font profession, ils s'en nourrissent, ils ne représentent pas ce qui en fait la valeur : une foi pure et détachée des choses de ce monde. Ancrée dans les portraits émouvants de ces deux philosophes, cette histoire est fidèle à une réalité qui s’exhale des textes, elle exprime le parfum d’une connivence intellectuelle qui existe, malgré les faits matériels : l’amitié rêvée entre Maïmonide et Averroès est une amitié vraie.
Qu’elle se révèle à présent, par la voix du romancier israélien Ili Gorlizki est un signe pour le futur : raison, tolérance et amitié entre des hommes de religion différente sont aussi nécessaires en ce moment qu’elles l’étaient au Moyen âge.
[1]La vie d’Averroès a été retracée dans « Le Destin », un film de Youssef Chahine (coproduction franco égyptienne) primé au Festival de Cannes en 1997 (Prix du 50e anniversaire du festival qui a récompensé l’ensemble de l’œuvre cinématographique du réalisateur). Ce film dénonce l’intolérance religieuse sous la forme d’une fable enjouée, haute en couleurs et profondément optimiste. L’histoire se déroule dans l'Andalousie arabe du XIIe siècle où toutes les religions (musulmane, chrétienne, juive) sont mêlées. Le philosophe Averroès enseigne ses préceptes, qui ne font pas l’unanimité. Les intégristes le persécutent, ainsi que ses proches et ses adeptes. Influencé par eux, le calife El Mansour ordonne de brûler les livres du philosophe (autodafé)… Que sont les livres si la pensée peut continuer à voler ?Le style du film varie de la fresque musicale à l’épopée lyrique, avec des passages romantiques et politiques, mais toujours remplis d’humanité, de vie et de sentiments.
[2]Historien israélien, Elie Barnavi est né en 1946 à Bucarest (Roumanie) et a émigré avec ses parents en Israël. Après ses études d’histoire et de sciences politiques à l’Université Hébraïque de Jérusalem, à l’Université de Tel Aviv et à la Soebonne, il a été nommé professeur d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel Aviv où il dirige le Centre d’études internationales. Il a aussi été directeur d’études à l’Institut de défense nationale et membre du mouvement de la Paix Maintenant. Il a dirigé le comité scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles. Ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002, il a repris son enseignement d’histoire à l’Université de Tel Aviv et notamment publié « Une Histoire Moderne d’Israël » l’ « Histoire universelle des Juifs » à laquelle je fais référence, « Lettre ouverte’ aux Juifs de France » et des ouvrages sur le XVIe siècle français.
[3]La date est étonnante parce qu’en 1964, l’Espagne était encore en plein régime franquiste (le dictateur est décédé en 1975 et n’a choisi Juan Carlos comme successeur qu’en 1969.) Le régime s’était-il assoupli à tel point qu’on pût rendre hommage dans sa ville natale à un grand médecin et penseur juif ?
[4]J’en veux pour preuve l’information entendue ce matin, 28 février 2005 : les Russes sont entrain de livrer aux Iraniens de l’uranium qui leur permettra d’achever dans les plus brefs délais leur première centrale atomique. La République islamique a « promis » de faire transporter les déchets en Russie dès la centrale terminée et de ne pas transformer l’uranium en uranium enrichi qui leur permettrait de construire leur première bombe atomique. Vive les Russes, vive les Iraniens, vive cette essai que les scientifiques iraniens ne manqueront pas de transformer ! Quand mes amis me reprochent de dire : Je déteste les Russes au lieu de dire le gouvernement Poutine, je me permets de leur demander : Si l’on interrogeait les Russes en ce moment, combien répondraient : peut-être aurait-il mieux valu apporter de l’aide aux victimes du nouveau séisme survenu dans l’Est du pays plutôt que de l’uranium ? Une minorité je suppose car je ne crois pas que les Russes, dans leur ensemble, se soucient de victimes autres que les leurs quand des « terroristes » tchétchènes suscités par leur cher Poutine tuent leurs enfants. A quand le rejet de Poutine en Russie, à quand la naissance d’un soupçon de démocratie dans ce pays des Tsars, des Staliniens et des chefs de guerre ?
[5]Je dois dire que les grands sultans et les grands penseurs musulmans du Moyen-Age ont accordé pratiquement plus de liberté aux Juifs que la communauté chrétienne, en particulier à l’époque des Croisades : Les Nobles ou bien profitaient des biens juifs en les confisquant, allant même et trop souvent jusqu’à tuer leurs possesseurs pour s’en emparer ou leur interdisaient de rester dans ce qu’ils considéraient comme « leur » terre sainte. Quel chrétien eût épargné Maïmonide s’il s’était trouvé sur son passage ? Aucun, j’en ai peur.
[6]Ceux qui me connaissent bien ne seront pas surpris si je dis que ces quelques mots me font immédiatement penser à André Chouraqui dont la culture œcuménique est due comme celle de Maïmonide au fait qu’ils ont tous deux parlé leur langue et celle de ceux au milieu desquels ils vivaient.
[7]Une fois encore, je me permets de souligner ce travail œcuménique entre des tenants des trois religions révélées, travail qui ne les empêchait d’aucune façon d’appartenir chacun à une communauté ayant ses propres rites et ses propres coutumes.
[8] « Le Guide des égarés »apparaît dans l’histoire des idées comme l’une des plus illustres œuvres philosophiques de tous les temps. Maïmonide est resté une figure majeure du judaïsme rabbinique. Mais sa connaissance de la philosophie fit de lui l’apôtre d’une religion rationnelle, épurée des superstitions, qui vise essentiellement l’instauration d’une société vraiment humaine.
Ecrit pour des intellectuels écartelés entre la tradition religieuse et la pensée scientifique et philosophique de l’époque, Le Guide des égarés tente surtout de mettre en accord l’enseignement de la Bible et de ses commentaires, avec la philosophie d’Aristote. Reconnu très vite comme une œuvre maîtresse, il influença de manière décisive la pensée juive, chrétienne et musulmane.
De portée universelle, Le Guide ne constitue pas moins une analyse approfondie du judaïsme, dans ses aspects rituels comme dans le domaine de ses croyances. Il propose une compréhension rationnelle de la Bible et du Talmud, dégagée de l’autorité et des dogmes des institutions juives qui lui en tiennent rigueur pendant des siècles. (Traduit de l’Arabe en 1840 Par Salomon Munk, orientaliste français (1803-1867.)
[9]Pour la raconter, j’ai parcouru « les deux Traités de Mystique juive » (le Traité du Puits et le Guide du Détachement) de Obadia et David Maïmonide traduits du judéo-arabe. J’ai lu des textes de Jacques Allouche, du DR. Hervé Aaron Mimoun, de Bernard Hoedts (tous écrivains ou médecins qui se sont penchés sur la vie de Maïmonide), la conférence de Monsieur le Grand Rabbin, DR David Sabbah, donnée à l’occasion du 800ème anniversaire de la mort de Maïmonide lors du colloque international de l’Université McGill, marquant cet événement.
[10] Ili Gorlizki : « Maïmonide – Averroès : une correspondance rêvée. » Préface Colette Sirat, traduction de l'hébreu de Philippe Bobichon. Ed. Maisonneuve et Larose.
par Lise Willar
Commentaires
le nom de tableau et le nom de peintre
Il n’était pas "Arabe" mais arabophone et Maure d'origine. L"Andalousie était aussi arabophone. Les pauvres bédouins de la "Péninsule Arabique", seul endroit ou il y a des Arabes, n'avaient ni le pouvoir ni la puissance qui va avec pour conquérir quoi que ce soit et certainement pas avec des dromadaires. Aidez-nous à clarifier en appelant les choses par leur vrai nom.... Nous, Maures, assumons pleinement notre judaïcité, notre chrétienté et notre islamité sans oublier les païens. Nous ne sommes pas "Arabes"!
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