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Comment la Tunisie s'est vidée de ses juifs, par Jacques Benillouche

 

Comment la Tunisie s'est vidée de ses juifs

 

La crise de Bizerte, en 1961, entre la France et la Tunisie, a provoqué le départ massif des juifs tunisiens vers Israël.

La base navale de Bizerte, dans le nord de la Tunisie, couplée avec celle de Mers-El-Kébir en Algérie, revêtait une importance stratégique pour la France.

Choisies pour leur emplacement géostratégique exceptionnel, ces bases verrouillaient les accès maritimes à l’Europe du Sud et au détroit de Gibraltar.

Mais Bizerte demeurait particulièrement précieuse pour la France en raison de la guerre d’Algérie.

La proclamation de l’indépendance tunisienne, en 1956, selon Paris, ne devait pas remettre en cause la présence militaire française à Bizerte.

Mais c’était sans compter sur les Etats-Unis qui avaient décidé d’entrer sur la scène nord-africaine pour que la France ne soit plus le seul interlocuteur de la région.

Le gouvernement tunisien avait donc esquissé un rapprochement avec Washington, tout en s’éloignant de Paris qui vivait ses crises parlementaires à répétition.

Malgré l’indépendance de la Tunisie, la France avait choisi de conserver la base de Bizerte tout en sachant que sa présence devenait un sujet épineux.

L'alibi de la base militaire de Bizerte

Habib Bourguiba (président de la Tunisie de 1957 à 1987) était confronté à des difficultés politiques internes, après son entrevue ratée à Zurich, en mars 1961, avec son opposant irréductible, Salah Ben Youssef, champion du panarabisme.

Il avait donc décidé d’exploiter le sujet de Bizerte pour améliorer son indice de popularité et pour calmer les exigences nationalistes de son peuple.

Ainsi remit-il le problème sur la table et exigea du président Charles de Gaulle le transfert de la base de Bizerte à la Tunisie.

Le conflit d’égo des deux monstres politiques ne pouvait se régler que par les armes par suite des certitudes antagonistes des deux dirigeants, jaloux de leur souveraineté nationale.

Charles de Gaulle avait promis l’évacuation de Bizerte pour février 1962. Il ne pouvait céder face à Bourguiba, sans affaiblir sa propre position vis-à-vis du Front de libération nationale.

Par ailleurs, le gouvernement français tenait à Bizerte sur le plan militaire. Mais aussi sur le plan symbolique. Cette base avait permis le rétablissement de l’ordre, après le putsch des générauxd’avril 1961, en Algérie.

Le chef de l’Etat français refusa la demande tunisienne d'évacuation de la base de Bizerte. Elle intervenait dans un contexte difficile entre l'Algérie et la France et les rebelles algériens bénéficiaient d’un soutien total de la part des Tunisiens.

Le 17 juillet 1961, Bourguiba profita de la visite en Tunisie de Dag Hammarskjöld, alors secrétaire général de l’ONU, pour faire courir le bruit d’une attaque armée par les fellagas (combattants) du Nord contre la base aérienne de Sidi Ahmed (toujjours à Bizerte).

Il avait mandaté Mahjoub Ben Ali, responsable pour son parti de la région Nord, d’en faire état.

L'influence du parti Néo-Destour

La suite des événements fut dramatique. Sur les instigations du parti Néo-Destour, le parti de Bourguiba, des milliers de volontaires affluèrent vers la base.

Des tranchées furent creusées et du matériel lourd déployé par l’armée tunisienne. Le général de Gaulle fit savoir qu’il ne céderait pas, tandis que les manifestations et démonstrations de force se faisaient de plus en plus virulentes.

Le 19 juillet 1961, sept mille soldats d’élite du 2e régiment de parachutistes d'infanterie de marine furent parachutés sur la base de Sidi Ahmed pour renforcer la défense des installations françaises.

Seulement, le vice-amiral Amman, commandant de la base stratégique de Bizerte, reçut alors l’ordre d’ouvrir le feu.

Des combats très violents s’ensuivirent jusqu’au 23 juillet 1961. Des deux côtés, la bataille fut lourde en pertes humaines.

Environ 27 soldats français et 1.300 Tunisiens y trouvèrent la mort tandis qu’on dénombrait des centaines de blessés.

Le nombre de victimes tunisiennes avait été volontairement minimisé par les Tunisiens, afin de camoufler leur déroute et l’imprévoyance de leur gouvernement.

L’histoire française de Bizerte s’était donc achevée dans la douleur et le sang.

La Tunisie décida alors de suspendre ses relations diplomatiques avec la France ce qui eut des conséquences directes sur la présence des juifs en Tunisie.

La rupture des relations compromettait le retour, en septembre 1961, des centaines de coopérants français chargés de l’enseignement dans les écoles tunisiennes.

Le pays manquait cruellement de cadres d’une part parce que Bourguiba avait imposé l’éducation pour tous et d’autre part, parce que la politique coloniale avait bloqué l’élite arabe et l’avait volontairement écartée des universités.

Les écoles risquaient de ne plus pouvoir ouvrir en octobre sans l’aide humaine française. La menace fut prise au sérieux.

La montée vers la «Terre promise»

Le conflit franco-tunisien allait cependant dévier, par la volonté d'Israël, à travers le Mossad (les services secrets israéliens) et d’Israël, vers un problème judéo-tunisien.

Le jeune Etat d’Israël, peu peuplé, ne devait sa survie et son développement qu’à l’afflux de juifs en provenance de l’étranger.

Sa raison d’exister, son expansion, sa croissance et sa sécurité dépendaient de l’augmentation de sa démographie.

Mais peu de candidats juifs choisissaient une vie austère, difficile et pleine de sacrifices. Quelques centaines d’idéalistes sionistes s’y étaient effectivement installés. Mais une grande partie reprenait le chemin du retour pour n’avoir pas supporté la rudesse de la vie.

L’alyah, la montée en Israël, objectif prôné par les vieux pionniers, était devenue une immigration de nécessité et non un choix librement consenti.

Les rescapés de la shoah (massacre de près 6 millions de personnes de religion juive pendant la Seconde Guerre mondiale) et des pogroms avaient fui l’antisémitisme de leur pays et les conséquences dramatiques de la guerre mondiale.

Les Irakiens, les Yéménites et les Syriens avaient trouvé un refuge contre les menaces arabes. En revanche, les Européens, les Américains et même les Africains du Nord coulaient des jours heureux dans leur pays, en ne trouvant aucune raison de le quitter.

Mais les juifs avaient tendance à réagir par instinct dès qu’ils sentaient leur sécurité remise en question.

Les conséquences de la shoah les avaient convaincus qu’ils devaient anticiper le danger pour ne pas se trouver sans défense.

Aucun danger ne se profilait pourtant à l’horizon puisque le conflit de Bizerte concernait la France et la Tunisie uniquement.

Les juifs avaient des situations établies dans le pays et le retrait de la France leur avait ouvert des postes dans l’administration d’où ils étaient exclus auparavant.

Ils contrôlaient l’économie et occupaient les fonctions clé dans les hôpitaux, dans les banques et dans l’enseignement.

Ils étaient majoritaires dans les professions libérales. Une vie insouciante s’offrait à eux dans le cadre de conditions matérielles aisées. Ils ne souffraient d’aucun antisémitisme d’Etat.

Ils bâtissaient même des projets dans un pays déserté par les cadres coloniaux rapatriés en France.

Le spectre de la Shoah

Mais Israël décida de les secouer et de les impliquer à sa manière, dans le conflit franco-tunisien, où ils n’étaient pas partie prenante.

Il chercha à mobiliser la population juive, puis à créer un début de panique pour la sortir de son inertie devant des évènements qui la laissait indifférente.

Il devait susciter un danger potentiel en l’inventant de toutes pièces.

Un agent du Mossad fut envoyé à Bizerte pour pousser les 1.200 juifs à faire leur valise. Des informations bien distillées leur ont fait comprendre que leur vie était en danger et qu’après le départ des Français, les Tunisiens procéderaient à des pogroms pour les punir de leur passivité devant les armées françaises.

Toutes les voitures des juifs ont ainsi été réquisitionnées pour leur transfert dans un premier temps à Tunis, puis, plus tard, vers Israël.

Le bruit s’était répandu que les juifs  seraient accusés de sympathie ou d’espionnage pour le compte de la France.

Alors la peur se fit sentir jusqu’à Tunis, d’abord auprès des étudiants puis vers toute la population juive.

Des informations alarmantes se propagèrent parmi les juifs. Des tracts arabes incitaient les autorités militaires à mobiliser les jeunes juifs par solidarité avec le peuple tunisien, afin de tester leur civisme sachant que les juifs n’accepteraient jamais de combattre la France, leur patrie d’adoption.

Des rumeurs indiquaient que des juifs avaient aidé les troupes françaises. Le gouvernement prit des mesures pour remplacer les coopérants français par les étudiants juifs qui seraient empêchés de rejoindre les universités françaises.

Toutes ces mesures répercutées par les agents du Mossad entraînèrent une panique générale chez les juifs pour les pousser à quitter le pays, de préférence vers Israël.

La boucle était bouclée. Les juifs développèrent le syndrome d’encerclement et d’étouffement.

Tant que la France campait à Bizerte, ils pouvaient bénéficier d’une garantie et d’une assurance contre toute éventuelle exaction de la part des arabes.

Malgré la douceur d’une vie agréable tunisienne, les juifs, qui étaient au nombre de 110.000 en 1947, décidèrent donc de s’expatrier en masse, à l’instar de la moitié d’entre eux qui avait choisi de s’installer en Israël ou en France de 1948 à 1956.

Plus de 5.000 juifs donnèrent le signe du départ dans le seul dernier trimestre 1961. La Tunisie se vida alors de ses juifs entre l’affaire de Bizerte, la guerre de Six jours en 1967 et e la guerre du Kippour en 1973.

Les délégués de l’Agence juive israélienne, tolérés en Tunisie dans leurs fonctions au grand jour, se voyaient débordés de demandes d’émigration.

Après le départ des principaux responsables en 1952, ils avaient été démantelés mais reconstitués en 1955, sous une forme clandestine par le Mossad et son bras armé, connu sous le nom de «Misgeret». La ruée vers le pays des ancêtres était amorcée.

Le rôle déterminant du Mossad

L'année suivante, à Jérusalem, les juifs tunisiens chantaient le soir de la pâque; la chanson devenait réalité. Le Mossad avait réussi là où l’Agence juive avait échoué.

Les juifs tunisiens n’avaient aucune raison de quitter leur pays mais l’intoxication avait réussi à les convaincre de la nécessité du départ.

Shlomo Havillio, commandant en chef du Misgeret à Paris entre 1955 et 1960 et responsable des opérations au Maghreb, a admis plus tard:  

«Les craintes initiales à propos d’éventuelles réactions des nationalistes tunisiens à l’égard des juifs étaient beaucoup plus imaginaires que réelles. La seule crainte pouvait venir de la présence de révolutionnaires dans la société tunisienne après l’indépendance.»

Dans ce contexte, les dirigeants du Néo-Destour, bien qu’opposés  au sionisme, n’ont rien fait pour empêcher le départ des juifs de Tunisie à destination d’Israël.

Ainsi Habib Bourguiba avait déclaré en août 1954:

«Les Néo-Destouriens s’opposent entièrement à l’antisémitisme et à la discrimination envers les juifs de Tunisie. Le gouvernement tunisien et les Néo-Destouriens feront tout pour assurer le bien-être des juifs, mais si certains juifs préfèrent émigrer pour telle ou telle raison en Israël, nous ne leur ferons aucune difficulté.»

Aujourd’hui la Tunisie compte à peine 1.500 juifs sur les 110.000 qui y vivaient au début du XXe siècle, la plupart vivant dans l’ile de Djerba.

La crise de Bizerte, du 19 au 23 juillet 1961, a été le catalyseur du départ des juifs de Tunisie qui avaient misé sur l’indépendance de leur pays et sur le renouveau de son histoire.

Jacques Benillouche

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