COUPLES TUNISIENS
Une femme, à qui j’ai donné rendez-vous, arrive, son manuscrit sous le bras, trainant derrière elle un mari bougon. Elle est aimable et me présente paisiblement son ouvrage ; une étude sur les influences culinaires andalouses en Tunisie. Je m’adresse à la femme aussi bien que à son mari et leur propose de me donner un mois pour lire le manuscrit et ils prennent congé. Son mari ne dit pas au-revoir. Je les vois par la fenêtre palabrer pendant plus d’un quart d’heure. Je vois son mari gesticuler autoritairement. La femme revient me voir alors que le mari attend dehors. Elle est toute rouge et balbutie quelques excuses. Je lui tends le manuscrit sans qu’elle me le demande, comprenant que le mari a du se poser des questions sur l’honnêteté de l’éditeur qui pourrait s’inspirer du livre ou l’éditer sans le consentement de l’auteur.
Combien de fois ai-je accordé une entrevue dans mon bureau, à une femme qui a besoin d’une assistance dans ses recherches, d’exposer ses peintures ou de publier un livre, et me suis-je trouvé nez à nez avec son époux. Il garde sa femme comme le berger ses brebis. Tandis qu’elle m’explique l’objet de sa visite, il me scrute du regard, sans doute pour déceler dans mon discours ou derrière mon regard à sa campagne, les intentions que lui aurait pu avoir à ma place. Il arrive aussi qu’il parle pour elle, à la première personne, comme s’il était elle. Un monsieur s’était même présenté à la place de sa conjointe pour un entretien d’embauche.
Cette mainmise sur la femme n’a jamais été interprétée par moi comme une subordination. Je pense plutôt que cette assistance forcée doit être attribuée à la supériorité de la femme et à la crainte que ressent l’homme devant une intelligence supérieure.
En réfléchissant à ce rapport de force paradoxal, je me suis posé la question : et moi ? Je me situe où dans cette relation ?
Dans la voiture, avec Fethi, j’abordai la question du rapport homme femme dans notre société où l’on prétend que la femme est statutairement l’égale de l’homme. Mon ami Fethi, sans être heureux en ménage, fonctionne à l’ancienne ; il n’a pas besoin de cette autorité bienveillante où l’homme surveille sa femme active de près, sous prétexte de la protéger. Il a avec sa femme une stricte division des tâches. Il subvient aux besoins et sa femme s’occupe du marché, du ménage et de l’éducation des enfants. Elle tient les clefs de la bourse et lui donne juste un argent de poche pour le transport et de quoi se payer de temps en temps un café ou une citronnade. A son tour, Fethi peut déduire de mes confidences que moi et ma femme qui travaille dans l’enseignement, bien que mariés depuis plus de vingt ans, n’avions jamais appris à négocier ce partage des tâches et des rôles.
Pendant que nous causions, son téléphone sonne ; c’est sa femme qui appelle pour lui demander comment il va, s’il rentre déjeuner. Avant de raccrocher, elle lui dit de faire attention à lui. Je luis fais des compliments d’avoir une femme aussi attentionnée. Il sent l’envie dans mes propos et se contente de hocher la tête avec un air de profonde désolation, en affirmant que, sur ce plan, sa femme s’acquitte très bien de ses devoirs.
Je continue à réfléchir tout seul. Je me console en me disant qu’il n’y a pas que les rapports conjugaux qui sont déraisonnables. Il y a même des injustices choisies au lieu d’être subies comme dans les rapports dans le couple. Voyez ces personnes compétentes qui sont au service de moins compétentes qu’elles ; ces superbes femmes accrochées aux griffes d’hommes laids et parfois méchants ; les pauvres qui dépensent pour les riches ; un libre penseur qui rédige les discours d’un piètre politique ; un grand homme qui s’abaisse à rendre un hommage fervent à une petite tête. Des personnes de talent qui assistent des imbéciles…
En observant le lendemain de très bon matin, dans mon quartier, les femmes ouvrières se rendant dans les zones industrielles, je me dis qu’elles doivent avoir bien des soucis, que l’enfer de gagner sa vie, qui est aussi à l’origine de toutes les injustices, doit les atteindre plus gravement dans leurs couples que les classes un peu plus aisées.
Lotfi Essid
IMPRESSIONS ECRITES / Réalités 1390-2012
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