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Elisabeth Badinter : Un peu de kantisme dans notre société serait bienvenu

 

Elisabeth Badinter : Un peu de kantisme dans notre société serait bienvenu

propos recueillis par Jennifer Schwarz

Pour la philosophe Élisabeth Badinter, la fin des grandes idéologies du XXe siècle a fait place à un désarroi, à un vide de sens qu’il s’agit de combler pour contrer le retour en force du religieux et la tentation du fondamentalisme, et ainsi défendre la laïcité française.

Dans son dernier ouvrage, Chantal Delsol développe l’idée que nous sommes passés de l’âge de la déconstruction à l’âge du renoncement fataliste. L’athéisme est-il, selon vous, synonyme d’une forme de nihilisme ?

La fin de l’imperium de la loi religieuse serait pour moi un grand progrès de l’humanité. La religion est certes une grande consolation - les Norvégiens se sont retrouvés dans les églises après la tragédie du 22 juillet -, mais elle est trop souvent, à mes yeux, source d’intolérance, voire de guerre. Je suis de ceux qui pensent que ce sont les sionistes religieux qui, en Israël, empêchent en partie la paix, à l’instar des islamistes radicaux. Croire en Dieu doit rester une affaire intime, une pratique intériorisée. L’excès d’extériorisation du religieux, les rituels qui deviennent sacro-saints, le renfermement sur sa communauté à l’exclusion des autres groupes, est profondément contraire à mon universalisme, à ma philosophie avant tout fondée sur la conviction que nos ressemblances nous unissent. Sortir de cette soumission à la vérité religieuse reviendrait à sortir de l’enfance.

Malheureusement, je ne considère pas que les orthodoxies religieuses soient en perte de vitesse en Occident ou que nous revenions à une forme de sagesse antérieure au christianisme. Il n’y a pas de retour en arrière et je ne crois pas au temps cyclique. Nous assistons, au contraire, à un formidable retour en force du religieux depuis une vingtaine d’années, tant dans le judaïsme que dans l’islam.

Par exemple, depuis les années 1990, s’impose l’idée qu’un bon Juif doit absolument manger casher et les kippas jadis réservées au moment des prières se répandent de plus en plus dans l’espace public, au cas où l’on prononcerait le nom de Dieu chez son épicier ! Il en est de même chez un nombre grandissant de musulmans : manger halal, cacher les cheveux des femmes et les formes de leur corps. Si le catholicisme traditionnel est en perte de vitesse, on voit s’implanter très vite dans les banlieues de nouvelles formes réactionnaires de sectes chrétiennes telles les évangéliques qui nous viennent des États-Unis.

Je ne comprends pas ce besoin actuel d’exhiber une identité religieuse et de se définir par opposition aux autres qui deviennent des étrangers. Je retrouve ce même état d’esprit dans le combat féministe américain des années 1980 qui a largement gagné nos côtes et qui exalte de la même manière les différences homme-femme. De par leur puissance de reproduction, les femmes seraient détentrices de comportements et de valeurs différentes permettant d’équilibrer le monde viril fait de compétition, d’agression. Malheureusement, cette conception du monde qui nous réduit au biologique l’emporte aujourd’hui, et notamment au sein du Parti socialiste, au travers de la philosophie du « care », défendue par Martine Aubry.

La quête de la vérité a-t-elle, selon vous, disparu ?

Chantal Delsol a raison sur certains points mais pour ma part, je ne considère pas que nous ayons abandonné la quête de la vérité. La pulsion, le désir de vérité est sans fin. En ce sens, je me distingue radicalement du stoïcisme qui, soit dit en passant, a été très longtemps pour moi une philosophie de la consolation. Elle m’a aidée à répondre à une question obsédante : comment supporter la vie dans un camp de concentration ?
Pour en revenir à la vérité, si nous n’y avons pas renoncé, nous avons, en revanche, perdu le goût des grandes idéologies. Celles du XXe siècle nous ont vaccinés pour un petit moment ! Nous nous retrouvons, à présent, dans le vide. Cela me semble légitime et sain après ce que le communisme et le nazisme nous ont fait subir. Ce vide est l’effet d’une crise profonde et très déconcertante, mais aussi fructueuse. Nous rebattons les cartes. Je n’ignore pas que les nouvelles générations en souffrent, et c’est là, peut-être, un facteur de renforcement du religieux.

Est-il, selon vous, nécessaire de fonder une nouvelle éthique ?

Mon ambition reste que chacun puisse accéder à la responsabilité. Il paraît nécessaire, non de créer une nouvelle morale, mais de revenir aux fondements de la morale universelle. Un peu de kantisme serait bienvenu. Nous vivons, en parallèle à la fin des idéologies, une révolution technologique qui bouleverse nos rapports humains, notre façon d’accéder au savoir, les relations entre les individus, mais aussi une révolution des mœurs inouïe… Je perçois cela avec un enthousiasme très réconfortant. Quelque chose de neuf se construit, même si nous sommes débordés par la rapidité des changements, même si nous ne sommes pas encore capables de penser la globalisation et la mondialisation. Observez la pauvreté de notre pensée, au niveau mondial. Elle est sans génie. Notre littérature est pauvre et je suis frappée de voir à quel point ma génération post-soixante-huitarde est d’une médiocrité philosophique incroyable par rapport à celle de nos maîtres.

Mon regard d’historienne m’aide à prendre du recul : il existe de nombreuses périodes, dans l’histoire, de désert de talent et de pensée. Cela peut durer un demi-siècle ou plus. Le désarroi actuel est si profond que la tentation du retour à la pureté initiale, au fondamentalisme, est grande. Cette tentation de nous dire : « Nous nous sommes trompés, nous avons fait fausse route en nous fourvoyant dans le consumérisme, dans un monde d’artifices. Revenons aux éternels fondamentaux : Dieu et/ou la nature qui ne nous trompent pas… »

Dans votre dernier ouvrage, Le Conflit, la femme et la mère, vous évoquez un risque de retour au naturalisme…

Il y a une tentation de retour à des fondements de la sagesse humaine, mais pas au sens où l’entend Chantal Delsol. La société occidentale est scindée entre deux visions de l’homme. Il y a d’un côté cette tentation de retour à la nature, à ses fondements, et de l’autre, il y a ceux, comme moi, pour qui une rupture doit continuer d’exister entre l’homme et l’animal. Ces deux positions sont antithétiques.

Vous croyez donc au propre de l’homme.

Oui, s’il n’y a pas de propre de l’homme, alors nous devons nous soumettre aux lois naturelles avec tout ce que cela comporte d’injustice et de souffrance. En ce sens, une mère se doit d’allaiter son enfant comme n’importe quel mammifère. Notre condition d’être humain nous fait, selon moi, sortir de cet état de nature parce que nous avons un inconscient et des désirs différents. Nous restons certes des mammifères, mais nous pouvons, en raison de notre histoire et de notre inconscient, adopter des comportements radicalement distincts les uns des autres. Il n’existe donc pas une espèce humaine unifiée comme les autres espèces animales.

L’histoire, la culture, l’environnement sont des facteurs beaucoup plus puissants à mes yeux que le biologique. Je me définis comme cartésienne, mais sans la dimension extrême de René Descartes. Je ne comprends pas que l’on puisse donner la priorité à la biodiversité naturelle plutôt qu’à l’homme. Comment peut-on, par exemple, imposer des loups aux bergers et sacrifier l’homme et ses intérêts au respect de la biodiversité ? La nature évolue. Des espèces disparaissent, d’autres apparaissent. Rien n’est éternel. Je ne comprends pas le point de vue catastrophiste des vrais tenants du naturalisme. En ce qui me concerne, je mets l’homme au cœur de tout, mais pas à n’importe quel prix.

La libération de l’individu a-t-elle entraîné des effets pervers que vous déplorez ?
L’individualisme extrême, qui est trop souvent le nôtre, m’inquiète. Nous sommes passés en l’espace de quarante ans - soit de manière très brutale - d’un modèle à un autre, avec les excès que cela comporte. Je ne sens plus bien la volonté de vivre ensemble. Nous sommes vraiment dans le « chacun-pour-soi ». En conséquence, nous assistons à un mépris de la loi collective et démocratique qui me bouleverse. La pulsion est devenue toute-puissante comme un effet pervers de la reconnaissance très positive des désirs de l’individu. Aucune société ne peut survivre sans le respect de la loi. Cela renvoie à une forme de barbarie.

Malgré ces effets pervers, je ne regrette pas la révolution des mœurs. L’allongement de la durée de la vie n’est pas seulement dû aux progrès scientifiques, mais à cette évolution psychologique qui libère les êtres humains, hommes et femmes, du carcan des normes obligatoires. La reconnaissance, par exemple, grâce à la psychanalyse, puis au féminisme, de la bisexualité humaine - chacun d’entre nous étant un composé exceptionnel de féminité et de virilité - a été fort propice au fait que nous puissions aujourd’hui vivre plus longtemps.

Quels sont, selon vous, les combats à mener les prochaines années ?

En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité. Au sein de la gauche, le combat a été complètement abandonné, si ce n’est par Manuel Vals. La gauche a laissé s’installer l’équation suivante : défense de la laïcité égal racisme. Cela est tragique. Je me bats aussi pour l’égalité des sexes, la gestation pour autrui, l’adoption par les couples homosexuels. Le retard de nos représentants sur ces questions est d’une part lié à la sacralisation de la nature et, d’autre part, à la vitesse des changements sociétaux.

Élisabeth Badinter

Philosophe et écrivaine, elle est l’auteure de Fausse route (Odile Jacob, 2003), de XY, de l’identité masculine (Odile Jacob, 2004), de Les Passions intellectuelles (3 tomes, Fayard, 2011) et de Le Conflit, la femme et la mère (Flammarion, 2010).

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