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En Israël, les orthodoxes ont le vent en poupe

 

 

En Israël, les orthodoxes ont le vent en poupe

 

 

A quelques semaines des législatives annoncées par Netanyahou, «BoOks» a traduit un article du «Haaretz», d’où il ressort que le judaïsme structure plus que jamais la vision du monde des Israéliens. Et qu'en l'ignorant, les laïcs qui ont fondé Israël favorisent sa désintégration.

Il fut un temps où il existait une majorité laïque. Ce n’est plus le cas. Voilà ce que révèle une étude exhaustive récemment publiée, «Croyances, pratiques et valeurs parmi les Juifs israéliens», menée par le Guttman Center for Surveys, émanation de l’Israel Democracy Institute. Selon cette enquête, 80% des Juifs israéliens croient en Dieu; 67% croient que les Juifs sont le peuple élu; 65% croient que la Torah et ses préceptes ont été reçus de Dieu; et 56% croient en une vie après la mort.

Il ne s’agit plus d’attachement populaire envers des coutumes traditionnelles, mais bel et bien d’une question de foi: trois Juifs israéliens sur quatre ne sont pas athées. Même s’ils n’observent pas le shabbat, ils se raccrochent au système de croyance fondamental de la religion juive. Nous nous berçons depuis de nombreuses années de l’illusion d’une «majorité laïque», sabotant ainsi la possibilité de créer un melting-pot juif pluraliste en Israël.

Ce melting-pot n’a jamais vu le jour, parce que ceux des athées qui pensent constituer une majorité sont aussi arrogants que les haredim [ultra-orthodoxes] (1). Cela se produira donc seulement si nous comprenons que le fondement de l’État juif démocratique n’est pas l’athéisme – auquel adhèrent de moins en moins d’Israéliens – mais le pluralisme, auquel adhère encore la majorité.

Des communautés insulaires

Le melting-pot imaginaire, auquel Israël a tenté en vain d’intégrer les groupes ultra-orthodoxe et national-religieux, n’a jamais eu la moindre chance. Sa faillite n’a fait que renforcer l’insularité des différentes communautés. Avec des systèmes éducatifs séparés, des univers culturels distincts, des partis propres, des zones résidentielles indépendantes et une application sélective des lois du pays, chaque groupe a fait ce qui lui semblait le mieux. Sous le discours universitaire élégant à propos du «multiculturalisme» se cache la réalité effrayante de l’hostilité entre communautés qui menace de se transformer en guerre fratricide. Construit sans fondations, l’État israélien s’abîme dans une politiqued’opportunisme brutal, hypocrite et sans retenue, qui est de plus en plus raciste et de moins en moins démocratique.

Voilà ce qui se passe quand la «majorité laïque» se dispense du judaïsme pour le laisser entre les mains des orthodoxes et des ultra-orthodoxes, comme si cette religion était une entité donnée, figée, dont l’essence serait connue des seuls orthodoxes et des haredim. Mais le judaïsme n’a jamais été une entité figée. Si c’était le cas, le siddur – le livre de prière – n’aurait pas remplacé les sacrifices animaux; la Loi orale n’aurait pas donné une exégèse révolutionnaire de la Torah écrite; les fêtes et dates commémoratives comme Hanoukka et Tisha Beav n’auraient pas été fixées; et nous en serions encore à lapider les fils rebelles.

L’histoire de cette foi a été faite de mues, sans parler de la multitude de courants qui ont existé à chaque époque (Israël et Juda, sadducéens et pharisiens, kabbalistes et philosophes, hassidim et mitnagdim, sionistes religieux et haredim antisionistes (2)). Face aux rabbins haredim pour lesquels le judaïsme signifie l’exclusion des femmes et l’indifférence à l’égard des obligations civiles, le mouvement laïc aurait dû se présenter comme un groupe juif craignant pour l’image de cette religion et sa pratique éclairée, égalitaire et démocratique.

En tant que courant juif impliqué dans un combat pour l’image du judaïsme, les laïcs auraient dû affronter tous les rabbins du mouvement national-religieux pour qui cette croyance signifie ignorer l’existence des Palestiniens, perpétuer la discrimination contre la population arabe et se considérer comme les réels commandants des forces de défense israéliennes. Cela ne se produira pas tant que les laïcs continuent de se croire majoritaires, et tant qu’ils penseront que ce statut de «majorité» leur permet d’ignorer la question du judaïsme.

Masse critique

Sur le plan démographique, l’avenir est tout tracé, puisque le taux de natalité des orthodoxes et ultra-orthodoxes est dix fois supérieur à celui de la population laïque. Nous devons nous y préparer. Nous vivons les derniers moments où il est encore possible d’engager le processus qui fera de la société israélienne une communauté juive pluraliste, parce que les modérés constituent encore une solide majorité. De même que seules 3% des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête du Guttman Center se déclarent «laïques, antireligieuses» (contre 43% qui se déclarent «laïques, pas antireligieuses»), la majorité des orthodoxes et des ultra-orthodoxes ne sont pas des fanatiques militants. Pas encore. Mais ils deviendront de plus en plus extrêmes à mesure que leur poids démographique atteindra une masse critique, consolidant leur domination.

Nous avons quelques années de répit entre l’hégémonie laïque passée et l’hégémonie religieuse à venir (mais encore évitable). Une alliance culturelle et sans doute aussi politique peut encore être forgée entre les Israéliens laïcs, traditionnels, orthodoxes et ultra-orthodoxes qui partagent la même vision du judaïsme comme entité vivante et souhaitent le réaliser dans toutes les sphères de la vie d’où il n’a pas été exclu par les rabbins. Une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour la coopération entre laïcs cherchant leurs racines et religieux aspirant au renouveau de la halakha, le droit religieux juif. Reste à savoir si nous agirons avant que cette fenêtre ne se ferme.

Où est passée la «majorité laïque»? 

Ceux qui ont lu la première étude que le Guttman Center a consacrée à ce sujet, en 1991, ont vite perdu leurs illusions sur la «majorité laïque», puisque 56% des sondés avaient répondu, par exemple, qu’ils croyaient sincèrement que la Torah avait été reçue de Dieu (ces 56% sont aujourd’hui 65%). La deuxième enquête, réalisée en 1999, semblait montrer que l’érosion de la «majorité laïque» s’était arrêtée. En fait, le renversement temporaire de la tendance était lié à l’immigration massive venue de l’ex-Union soviétique. Ce phénomène offrit au corps politique une transfusion sanguine pendant quelques années, jusqu’à ce que les nouveaux venus s’intègrent à la société et deviennent traditionalistes comme la majorité des Juifs israéliens.

Autrement dit, l’immigration des années 1990 n’a pas sauvé la «majorité laïque», mais lui a seulement offert un répit dans sa bataille d’arrière-garde. En même temps, sous le nez de cette prétendue majorité, les haredim et les orthodoxes continuaient à croître et à multiplier. Ils sont devenus extrêmement puissants. Comme le notent les auteurs, «il est vraisemblable que, sans l’immigration massive venue de l’ex-Union soviétique, à partir du début des années 1990, l’affinité avec la tradition et la religion aurait connu une hausse constante de 1991 à 2009».

Tels sont les résultats de l’enquête. Les représentants de la «majorité laïque», eux, ne s’embarrassent pas trop des faits. Le poète Natan Zach, l’une des figures du laïcisme israélien, déclarait récemment au journal «Maariv»: «Je ne pense pas que ce pays tiendra longtemps. La société s’est fragmentée […]. Notre nation s’est désintégrée en factions partisanes imprégnées de haine et de fanatisme […]. Cela ne pourra pas durer.»

Bien. Mais qu’est-ce qui faisait jadis l’unité de cette nation, avant que la société se «fragmente»? La réponse de Zach étonnera peut-être ses admirateurs laïcs. Ce qui le perturbe, c’est avant tout «l’absence de socle commun». Il écrit: «Tout ce que nous avons en commun – la religion, l’histoire, le souvenir de Sion, le Mur des lamentations et les symboles qui nous aidaient à nous percevoir comme nation, qui avaient su former une image juive face au christianisme –, toutes ces choses ont disparu. En réalité, nous n’avons rien.»

La moulinette nationale

Fortes paroles. Mais qui aurait cru qu’un laïc de gauche comme Zach invoquerait, pour définir notre socle commun, «la religion, l’histoire, le souvenir de Sion, le Mur des lamentations et les symboles qui nous aidaient à nous percevoir comme nation»? Prêtez-y attention: c’est ce socle commun, et non lemelting-pot de l’ère Ben Gourion, qui inspire à Zach de la nostalgie.

Il se désolidarise même de Ben Gourion, qui «pensait qu’en prenant des personnes différentes de foi différente, venues de diverses parties du monde, de traditions et de culture variées, et en les passant tous à la moulinette qu’utilisaient nos parents pour faire les boulettes de viande, il en sortirait des individus identiques». Avec soixante années de retard, Zach reconnaît l’absence de fondement à cette notion artificielle de melting-pot, qui exigeait que les Juifs non laïcs transforment leur identité juive concrète en une identité «israélienne» civile et insipide, au sens que Tel-Aviv donnait à ce mot.

Ce dont Zach prend aujourd’hui conscience avait été compris cinquante ans avant la création d’Israël par Ahad Ha’am (Asher Ginsberg), Hayim Nahman Bialik et autres sionistes culturels. Même s’ils avaient beaucoup d’estime pour l’initiative soutenue par Theodor Herzl [créer un État juif en Palestine], ils affirmaient que le sionisme ne résoudrait pas la question juive s’il ne se penchait pas sérieusement sur la question du judaïsme.

Une fois dans leur État, les Juifs vivraient-ils selon leur culture d’origine, se demandait Ahad Ha’am en 1903, «ou l’État ne sera-t-il rien de plus qu’une colonie européenne en Asie», comme pouvait le laisser penser la vision de Herzl? Si l’État juif n’était pas destiné à naître «sur la base du lien éternel entre le passé et l’avenir», pourquoi insister sur la terre d’Israël, pourquoi parler l’hébreu? Que les habitants de l’État juif parlent le français (lingua franca à l’époque de la première vague d’immigration en Palestine, entre 1882 et 1903) ou l’allemand (comme le proposait Herzl, dont c’était la langue maternelle).

[…]

Aucun concept économique ou social ne fera de nous une nation, ni aucun concept civil vide de toute identité. La solidarité sociale dépend de la solidarité nationale-culturelle. Seule la conscience sociale ancrée dans les concepts bibliques de justice, dans la sensibilité communautaire des sages juifs, dans les préceptes de charité formulés par Maïmonide et dans le  sentiment d'appartenance à cette nation et à son histoire; seule une conception du judaïsme comme culture dynamique à laquelle chacun d'entre nous est invité à contribuer; cela seul permettra aux laïcs, aux orthodoxes et aux haredim, ainsi qu'aux Arabes qui vivent parmi nous, de parler les uns aux autres, et pas seulement les uns des autres. 

Assaf INBARI 

1| En Israël et ailleurs, les juifs considérés comme ultra-orthodoxes se désignent comme haredim, c’est-à-dire «craignant Dieu». Le haredi est celui qui vit dans la crainte de violer l’une des 613 prescriptions (mitzvot, pluriel de mitzvah) de la Torah.

2| Les haredim sont profondément divisés sur la question du sionisme et donc de la colonisation des territoires palestiniens. Beaucoup refusent de servir dans l’armée. D’après l’enquête de l’Israel Democracy Institute, ils sont moins «“intéressés” par la question de “la signification de l’État juif”» que les Israéliens qui se désignent comme orthodoxes.

 

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