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Ennahda ou cent jours d'inquiétude pour les Tunisiens

 

Ennahda ou cent jours d'inquiétude pour les Tunisiens

 

propos recueillis par Anaïs Heluin

 

Il y a quelques jours, le parti islamiste Ennahda qui contrôle largement le gouvernement tunisien actuel fêtait ses cent jours au pouvoir. Un moment de célébration qui contraste avec le discours de la société civile, tout emprunt d'inquiétude et de révolte. Chérif Ferjani*, professeur de Science Politique à Lyon, nous éclaire la situation.

 

Selon le Ministre des Droits de l'Homme et porte-parole du gouvernement, Samir Dilou; le parti Ennahda n'est pas parvenu à inverser les mauvaises tendances post-révolutionnaires. Que faut-il entendre par là ?

Il s'agit là d'un demi aveu d’échec par rapport aux attentes de la société et à la situation économique et sociale du pays. Mais si Samir Dilou, autrement dit Ennahda, dit en effet avoir trouvé plus de problèmes à gérer que prévu et qu'il faut encore du temps pour en venir à bout, le discours global n'est autre qu'une autoglorification. Alors qu'en réalité, les "mauvaises tendances post-révolutionnaires" dont il parle ont été accentuées par la politique de son parti, et que de nouveaux problèmes ont fait leur apparition : les problèmes économiques n'ont fait que s'aggraver, le tourisme n'a pas repris et l'activisme salafiste, qu’Ennahda n’a pas voulu affronter et laissé se développer dans l’espoir d’en profiter, est en train de devenir une sérieuse menace.

Avant les élections d'octobre 2011, Ennahda avait pourtant prévu un plan d'urgence pour résoudre les difficultés économiques du pays.

C’est, en effet, ce qui a été annoncé ; mais une fois au pouvoir, Ennahda a complètement oublié ce plan pour consacrer l’essentiel de son action à une véritable entreprise d’infiltration des institutions et des rouages de l’Etat pour placer ses hommes en vue de reproduire le système Etat-Parti contre lequel la société s’est élevée. Par ailleurs, Ennahda a fait preuve d'amateurisme et a trop vite tourné le dos aux objectifs du soulèvement contre Ben Ali que la marche des jeunes diplômés chômeurs le 7 avril dernier a voulu rappeler sur l'avenue Bourguiba. Ce n'est qu'avant la cérémonie des cent jours que le parti a promis la mise en place d'un plan d'urgence, mais seulement pour tenter d'apaiser une société civile très hostile au gouvernement.

Il faut dire aussi que pour améliorer la situation économique du pays, Ennahda comptait beaucoup sur l'aide des pays du Golfe. Mais seul le Qatar a accepté de prêter 500 millions de dollars à la Tunisie, soit 10 % de la somme demandée avec un taux d'intérêt relativement élevé de 3 %. Pour Ennahda, qui escomptait des dons de certains pays arabes du Golfe, cela est un bien piètre résultat. Les Tunisiens ne manquent pas de comparer le peu de solidarité des pays frères avec celle du Japon qui a accordé à la Tunisie un prêt de 21,178 millions de yens (soit environ 356 millions de dinars avec un taux d'intérêt de 0,5 %), ou encore avec l'Allemagne qui a converti la dette de la Tunisie en investissements.

Comment expliquez-vous le retrait des pays du Golfe ?

C'est un autre exemple d’amateurisme d’Ennahda ; la « charité » de ces pays n’a jamais été gratuite : en contrepartie d'une aide économique, ils demandaient à la Tunisie, comme à la Jordanie et à d’autre pays, de ne pas répondre aux attentes démocratiques de la société. Pour la Tunisie, ils exigeaient l'inscription de la Charia comme source de la législation dans la Constitution. Mais la société civile ayant fait reculer le gouvernement sur ce point, Ennahda a déçu ces parrains du Golfe, et par la même occasion les salafistes aussi. C’est la raison du bras de fer avec les salafistes auquel Ennahda est obligée de se confronter ou d’emboiter le pas. La société civile, encore une fois, à mis la Nahda au pied du mur en l’obligeant à se démarquer avec les salafistes et à revenir sur sa volonté d’inscrire la charia dans la Constitution comme source de la législation.

Quel rapport de force observez-vous entre la société civile et Ennahda ?

Dès le lendemain du 23 octobre 2011, la société civile est descendue dans la rue pour rappeler aux membres de l’Assemblée élue les objectifs de la révolution. Depuis, elle a de plus en plus montré une grande réactivité et sa capacité de mobilisation et d'influence sur les décisions politiques. On craignait une démobilisation des citoyens après les élections, mais, de jour en jour, on réalise que la mobilisation est de plus en plus forte. La pression de la société civile ne s'exerce pas seulement contre le gouvernement, mais aussi sur l'opposition démocratique, pour la pousser à s’unir et à mettre de côté les querelles de clocher et les ambitions des chefs.

De son côté, Ennahda est divisée. Si certains de ses membres sont proches des salafistes, d'autres veulent plutôt rassurer leurs alliés quant à la sincérité de leur conversion à la démocratie. Cette division affaiblit le parti, et permet à la société civile de peser sur les choix du gouvernement et sur l’évolution de la Nahda. Ceci étant, il n’est pas raisonnable de parier sur l'échec de Ennahda. Ce qu’il est souhaitable d’en obtenir c’est qu’elle admette son erreur d'avoir refusé de créer un gouvernement d'union nationale fondé sur des compétences, pour choisir l’option qui consiste à vouloir placer ses membres à tous les postes clés. Rached Ghannouchi est l'obstacle principal à cette évolution. Il est en effet plus enclin à vouloir amadouer les salafistes qu’à les affronter. Tant que durera la duplicité à l’égard des salafistes, le bras de fer avec la société civile sera appelé à se radicaliser.

En un mot, les cent premiers jours de la Nahda aux commandes des affaires ont suffi à montrer son incapacité à diriger le pays et à opérer des choix clairs de nature à rassurer ni la société tunisienne ni ses alliés intérieurs et extérieurs. Elle sera obligée de choisir assez vite, et avant qu’il ne soit trop tard, entre l’option d’un Etat islamique prôné par les salafistes et son aile conservatrice, et celle d’un Etat démocratique fondé sur le caractère civil et séculier de ses institutions tel que le revendiquent la société et ses alliés démocratiques.

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