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Histoire du quartier Lafayette de Tunis

 

Histoire du quartier Lafayette de Tunis

 

 

 

 

La genèse du quartier Lafayette est différente de celle de la Petite Sicile. Son urbanisation est plus tardive.
Néanmoins on note déjà sur les plans Mouillot (1899), ou Tardy (1904), le tracé des rues Lafayette, Isly, qui forment l’ossature du quartier. Ce n’est qu’en 1914 que la rue Lafayette est finalement viabilisée. C’est surtout durant l’entre-deux-guerres que cet espace prend de l’ampleur.
Le quartier est divisé en sept îlots et la parcelle la plus importante (immatriculée sous le titre 8706 propriété
Cagou) est la propriété de Eliaou Ben Cheloumou Scemama. L’étude de ce titre foncier révèle que ce propriétaire terrien, une personnalité caïdale, qui est à l’origine de la création du quartier.

Sujet tunisien, de confession juive, il est né à Tunis en janvier 1843 et il a épousé Djemila Sitbon. Propriétaire d’une parcelle de près de 7 hectares, il a été obligé de l’immatriculer en 1903 à la suite d’une hypothèque importante s’élevant à un million de francs. Le caïd Scemama doit vendre deux parcelles pour rembourser
60 000 francs par an. C’est ainsi que de 1903 à 1932, vingt trois nouvelles propriétés sont immatriculées qui sont extraites de la propriété Cagou.
Ces nouveaux titres sont eux-mêmes divisés, participant peu à peu à la structuration du quartier Lafayette.
Cependant, ce n’est qu’à partir de l’entre-deux-guerres que le quartier se densifie, qu’il devient attractif et résidentiel.
L’artère principale, la rue d’Egypte (ex-rue Lafayette) n’apparaît sur les annuaires qu’en 1926. À cette date, seuls deux noms apparaissent : Isaac Brami et Victor Zerah. Pourtant l’étude conjointe des autorisations de bâtir et titres de propriété donne une information différente sur les étapes d’édification du quartier.
Ces deux propriétaires sont des Tunisiens, domiciliés à proximité de la médina. Le premier est négociant de profession. Il est né à Tunis en 1891 et demeure 48 souk El Bey jusque 1926. Par la suite, il quitte ce domicile pour s’établir rue Lafayette.
Le second habite également dans la médina. Il quitte la rue Sûq el-Grâna en 1921 pour s’installer au 6 rue Lafayette. Tous deux veulent construire une villa dans le nouveau quartier. Ils déposent donc une autorisation de bâtir en 1921. Le premier au numéro 2, le second au numéro 6. Ces constructions deviennent par la suite leur lieu de résidence. Il ne s’agit donc pas d’un achat de type spéculatif, ils y habitent encore après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, comme l’atteste l’Indicateur Tunisien en 1948.

De même, aucun des deux propriétaires ne fait appel à un architecte : ils signent de leur main les plans des maisons. Ces deux constructions sont modifiées par la suite. La propriété de Zerah, régulièrement transformée, devient en 1947 un immeuble d’habitation comportant un étage. C’est seulement à cette occasion que le propriétaire fait appel à l’architecte Victor Chiche. Ce dernier prévoit l’installation de deux commerces au rez-de-chaussée, d’une cour, ainsi que trois logements par étage.
On construit ici un bâtiment dont les loyers rembourseront les frais de la construction, la vocation étant à la fois résidentielle et commerciale. Quant à la propriété d’Isaac Brami, elle est également modifiée à plusieurs reprises. En 1954 elle devient un immeuble de rapport, composé de sept magasins au rez-de-chaussée, doté de trois appartements de trois pièces par étage. Pour cette entreprise d’envergure, on fait appel à Salvatore Aghilone, issu d’une famille réputée d’entrepreneurs et d’architectes.

En comparant les différentes autorisations délivrées, on s’aperçoit que cet architecte a construit cinq immeubles dans la rue Lafayette entre 1924 et 1954. Près de quinze édifices répertoriés dans le quartier Lafayette sont l’œuvre de Salvatore Aghilone. Son plus bel édifice est situé aux 41 et 41 bis avenue de la Liberté pour lequel il s’associe avec un dénommé Liberatore, autre architecte italien.
Cette entreprise immobilière permet de dater de l’entre-deux-guerres le moment où le quartier Lafayette devient un espace dans lequel il est possible d’investir avec profit.

Un autre exemple de promotion foncière peut être mis en évidence grâce à l’usage conjoint des titres fonciers et des autorisations de bâtir. En septembre 1908, le caïd Eliaou Scemama, vend à Félix Cohen une parcelle de 225 m², à extraire du titre 8 606 nommée Cagou. Comme dans le cas précédent, Félix Cohen est un négociant : il quitte son domicile, situé à proximité de la médina, 1 rue des entrepreneurs, pour s’installer au 19 rue Lafayette. Cette parcelle est acquise pour y construire une villa d’habitation.

En février 1909, une autorisation de bâtir est déposée. Elle comprend un jardin, une écurie et une maison d’habitation dotée de deux chambres et d’un bureau. C’est Albert Scemama, le fils du vendeur de la propriété, qui dessine les plans de la villa. De 1913 à 1921, des travaux y sont effectuées par le même entrepreneur italien Francesco Cina. Ce dernier est domicilié rue Radon, au nord de Lafayette, dans un quartier appelé la petite Calabre, ou la petite Venise.
Dans les années 1920, cette villa est encore transformée en un immeuble de rapport par l’architecte David Raccah. Ce bâtisseur s’exprime pleinement dans le quartier : il construit un premier immeuble au n° 19 en 1921, puis au n° 17, en 1929, un second édifice pour sa femme.
La même année, il entreprend la construction d’un immeuble de rapport au n° 24 puis, en 1939, au n° 12, un bâtiment de quatre étages comprenant dix-huit appartements. Dans une rue perpendiculaire, on peut dénombrer deux autres immeubles construits par ce même architecte.
Les architectes Raccah et Aghilone ont donc trouvé l’occasion d’exprimer leur talent dans ce quartier. Pour les propriétaires, cet espace, neuf, est celui qui symbolisait une certaine promotion sociale, donnant le sentiment d’être intégré à la vie de la cité. Pour les architectes, il devenait une vitrine promotionnelle des professionnels du bâtiment.
Pour investir ces quartiers neufs, passer de la villa à l’immeuble de rapport, de standing, les propriétaires s’endettent. Par ailleurs, on est quelque peu étonné de voir qui prête de l’argent à ces propriétaires. Dans le quartier Lafayette, on a l’habitude d’emprunter auprès d’une connaissance, d’un ami, d’un associé, d’un membre de sa famille. Nous avons relevé également une proportion importante, toujours dans ce quartier, de militaires à la retraite, qui pour une raison non encore élucidée, sont impliqués dans l’acquisition d’un immeuble.
On remarque également la présence non négligeable de prêteurs féminins. Elles sont, généralement, de nationalité française ou italienne, et veuves pour la plupart. Une fois sur deux, leur domiciliation n’est pas la Tunisie, mais la France ou l’Italie.
Ces personnes ont vécu en Tunisie, mariées avec un militaire, un commerçant, un industriel ou un propriétaire terrien. Elles ont regagné leur pays d’origine après le décès de leur époux. Enfin, ce n’est que dans des constructions de très grande envergure que l’on fait appel aux prêts bancaires, cette tendance s’exprimant essentiellement après la Première Guerre Mondiale.

En vingt ans de 1903 à 1923, le caïd Scemama emprunte deux fortes sommes d’argent. Le premier emprunt, nous l’avons vu, entraîne la vente de deux parcelles pour réaliser le remboursement de la créance. Le deuxième emprunt a lieu en octobre 1915 pour une somme de 110 000 francs auprès d’un particulier.
Maurice Crété, né à Zaulzy dans l’Oise en 1855, est le créancier. Cet ancien officier de cavalerie est Chevalier de la Légion d’honneur, officier de l’Instruction publique et coassocié du domaine de Crétéville. Il est l’administrateur délégué d’autres grands domaines, notamment celui de Protville. Il possède une propriété de 700 hectares dont 300 en vignes, avec une orangerie, une usine à plâtre et une d’extraction du marc des raisins dans la plaine du Mornag.
Ainsi, un grand propriétaire agricole (français, chrétien) prête à un grand propriétaire urbain, ancien caïd, tunisien et israélite. Par ce prêt, il participe à l’édification de quartiers neufs dans la capitale, à la création de la ville coloniale. Il investit en milieu urbain et dans une certaine mesure permet l’apparition d’une urbanité de type européen.

CONCLUSION
À partir de ces exemples, on voit ainsi comment il est possible de traiter de l’histoire des quartiers européens de
Tunis, en isolant les acteurs et les jeux de relations existant au sein d’une société urbaine. Pour y parvenir, il est indispensable de centrer la réflexion sur le choix de sources qui nous livrent les itinéraires des possédants tout comme les transformations du sol et des parcelles investies. Il est envisageable de faire une histoire au « ras du sol », d’isoler une histoire singulière pour révéler les dynamiques structurantes de la ville. L’analyse des microprocessus permet ainsi de reconstruire des groupes sociaux et des interrelations, de comprendre l’élaboration des paysages que nous offrent une ville. L’ambition est donc de prendre en compte les expériences sociales des acteurs, en les soumettant à un jeu d’échelles. On peut alors mieux appréhender le comportement d’une société urbaine tunisoise sous influence coloniale.

Notre prospection n’est pas encore achevée ; mais déjà nous pouvons déjà retracer ce qu’a pu représenter, chez les habitants, l’expansion de la ville. Jacques Berque décrivait son développement comme une descente des hauteurs de la Casbah vers la ville européenne. Avec ce déplacement, c’est le sens même de la citadinité tunisoise qui est requalifié. Nous pouvons la formaliser au sein même des différents types de familles.
Les vieux palais de la ville historique ont été délaissés, les quartiers neufs investis, puis délaissés. Le mode de valorisation de la propriété foncière est à l’origine de cette mutation : c’est un des aspects de la colonisation qui est également révélé, l’implantation coloniale en milieu urbain.
Tunis est bien l’expression de cette intrusion européenne dans laquelle la ligne droite affronte la ligne courbe.

Mais la mobilité de la cité et de ses habitants ne s’est pas arrêtée pour autant. La disparition prochaine du quartier de la Petite Sicile et la transformation des fonctions des immeubles de la fin du XIXe siècle dans le quartier
Lafayette, en sont la preuve. Certes l’urbanisme colonial est encore relégué dans l’historiographie tunisienne à l’oubli mais comme l’était autrefois celui de la médina.

Aujourd’hui, c’est en direction des berges du lac et de la banlieue d’El Nasr que dévale encore Tunis, et c’est une autre citadinité qui s’y exprime.

 

Il s'agit d'un extrait d'un article que j'ai rédigé en 2002 dans la revue "Correspondances " de l'IRMC.

Il y a aussi dans ce même article une présentation de la naissance de la Petite Sicile, extrait également repris à plusieurs reprises dans différents sites et publications diverses.

 

Ce travail est accessible et largement diffusé à l'adresse suivante : https://www.academia.edu/17467628/La_construction_de_Tunis_ville_europ%C...

Bonne lecture...
Christophe Giudice

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