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Il y a 167 ans, l'abolition de l'esclavage en Tunisie : les regards croisés de 3 chercheurs tunisiens

 

Il y a 167 ans, l'abolition de l'esclavage en Tunisie : les regards croisés de 3 chercheurs tunisiens

 

 

A l'occasion de la commémoration de l'abolition de l'esclavage en Tunisie, trois chercheurs présentent un dossier sur cette question, en Tunisie et dans le monde :
• Mounira Chapoutot-Remadi, professeur d'histoire du moyen âge du monde arabe et musulman et vice-présidente de l'Association Nawarni, rappelle la profondeur historique de l'histoire de l'esclavage et axe son propos essentiellement sur son évolution en Tunisie jusqu'à son abolition le 23 janvier 1846 ;
• Stéphanie Pouessel, anthropologue et chercheure à l'Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain, évoque ses retombées sur les mémoires plurielles dans la Tunisie d'aujourd'hui ;
• Ridha Tlili, historien chercheur, évoque quant à lui la traite négrière et le commerce triangulaire qui ont entrainé, pendant quatre siècles, la déportation de milliers d’Africains aux Amériques.

Nous tenons non seulement à rappeler à tous les Tunisiens, une page importante de l'histoire de notre pays et du monde et, par delà ce dossier, nous ambitionnons de demander l'inscription de cette date, qui fait honneur à nos ancêtres et nous remplit de fierté, dans notre calendrier national. C'est cette Tunisie, moderne, libre, tolérante, plurielle et riche de toute sa diversité, que nous aimons.

Mounira Chapoutot-Remadi
Coordinatrice du dossier

Un devoir de mémoire : L'abolition de l'esclavage le 23 janvier 1846

Il est vrai que je suis fière de pourvoir dire et répéter à l'occasion, que mon pays a été le premier du monde arabe et musulman à abolir l'esclavage, le 23 janvier 1846.

Il est vrai que mon but aujourd'hui est de le rappeler à tous mes compatriotes afin d'inscrire cette date dans notre calendrier mémoriel national. Si le 2 décembre de chaque année correspond à la journée internationale de l'abolition de l'esclavage, le 23 janvier devrait être inscrit dans notre calendrier national.

L'esclavage est une institution vieille de plusieurs siècles et elle était générale dans l'Antiquité. Ce phénomène n'est donc pas lié à une religion ni à un espace géographique. La guerre et le commerce étaient les principales sources de l'esclavage. L'avènement des religions monothéistes allait, d'une certaine manière, contribuer à freiner sinon à diminuer le phénomène. Pour le christianisme comme pour l'islam, Il était interdit de réduire en esclavage, un coreligionnaire. L'émancipation de l'esclave était même un acte de piété recommandé en Islam. L'esclave femme devenue mère d'un garçon, Umm walad ne pouvait plus être vendue mais devait être affranchie.

Du point de vue de l'Islam, la division du monde en Dâr al-Islam, Dâr al-harb, allait permettre aux musulmans de continuer la traite pendant des siècles. C'est ainsi que des centaines de milliers de corps furent arrachés à leurs proches, vendus sur les marchés de la Méditerranée et de l'Asie. Leurs destinées furent diverses selon les époques, les pays, les fonctions qu'ils eurent à exercer. Les uns accédèrent aux fonctions les plus illustres, comme les sultans mamluks d’Égypte, les autres eurent beaucoup moins de chance, comme ceux qui furent astreints aux taches les plus dures. Certains également furent castrés et c'est comme eunuques qu'ils travaillèrent dans les palais des sultans. Ils furent affectés à la garde des harems et à l'éducation des jeunes esclaves. Les conditions de voyage étaient très dures et beaucoup mouraient en chemin avant d'atteindre leur destination finale.

Le vocabulaire arabe emploie une terminologie variée pour les désigner. L'esclave noir est appelé : 'abd, wasif, khadim, chouchen, hartani (pluriel Harratin) et akli en berbère ; l'esclave blanc : mamluk, 'ulj, saqlabi, rumi, jarkassi, turki, ... quand l'origine ethnique est précisée. Les taches domestiques étaient réservées aux noirs, les fonctions miliaires généralement aux autres.

Les flux étaient divers selon la géographie et les époques. Les sources arabes de la conquête décrivent et donnent des chiffres assez considérables d'esclaves berbères qui furent les premières victimes de ce trafic vers Damas et Bagdad. Malgré l'islamisation, le quint humain, takhmis, fut pratiqué sur les familles, provoquant une des plus grandes révoltes berbères en 740.

Une des premières expéditions de 'Uqba b. Nâfi' consista à aller capturer des esclaves au Fezzan. Très vite les Berbères eux-mêmes prirent en charge le commerce transsaharien et se chargèrent ainsi de la traite. Les Aghlabides se dotèrent d'une garde noire plus fidèle que l'armée arabe des conquérants qui fomentait de révoltes et était plus exigeante. Ils en employèrent d'autres dans l'agriculture et dans les grands domaines. Les dynasties suivantes continuèrent à s'appuyer sur ce commerce à la fois pour les besoins internes et externes.

Trois grands axes caravaniers sud-nord traversaient le Maghreb. Pour la Tunisie, la plupart des esclaves africains arrivait du Fezzan et du Bornou par Ghadamès et les autres empruntaient une deuxième route reliant Tombouctou au Djérid et à Gafsa, en passant par le Mzab. La Tunisie a été une zone de réception et de transit de ce trafic d'êtres humains. La traite a continué pendant des siècles. Beaucoup de ces hommes et de ces femmes se sont peu à peu fondus dans la population locale.

Un tournant important dans notre histoire a accéléré ce phénomène d'assimilation. Le règne d'Ahmed Bey (1837-1855) est resté dans notre mémoire comme la première entrée dans la modernité. Elle était certes dans l'air du temps aussi bien à Istanbul qu'au Caire. Des mesures semblables avaient été prises, mais l'originalité de notre pays, c'est d'avoir décrété avant tous les autres, l'abolition de l'esclavage le 23 janvier 1846.

Certes en examinant de près la situation de la Tunisie, 35 ans avant le Protectorat, on pourrait penser que ces mesures sont arrivées trop tard, qu'elles ont été commandées par la conjoncture internationale. La modernité plaquée, et non encore portée par la majorité de la population, n'était peut-être pas encore à l'ordre du jour. Certes, les lois ne font pas disparaître du jour au lendemain les lourdeurs des mentalités. Certes, la discrimination à l'égard de certains de nos compatriotes a du mal à disparaître.

Aujourd'hui, 167 ans se sont écoulés, nous devons retenir une chose importante. Oui nous sommes fiers d'être le premier pays musulman à avoir tourné la page de cet abominable commerce d'êtres humains et nous sommes fiers de notre diversité.

Mounira Chapoutot-Remadi
Professeur d'histoire, Université de Tunis
Vice-présidente de l'association Nawarni

Trace d’aujourd’hui : jusqu’où reconnaitre les mémoires plurielles ?

La libération d’expression qui caractérise l’après-2011 est aussi celle qui invite les Tunisiens à se réapproprier leur histoire. Quand certains tiennent à souligner sa berbérité, d’autres reviennent à l’histoire islamique, ou ottomane quand l’histoire est vue par d’autres encore comme bourguibienne avant tout. Ses déclinaisons semblent infinies. Pour certains, il est temps aujourd’hui de soulever une partie de l’histoire transafricaine, celle qui a ramené des biens et des hommes. Une histoire de commerce d’hommes, la traite esclavagiste, qui fut abolie officiellement dans sa première version le 23 janvier 1846, mais qui laissa dans la société tunisienne des traces de subalternité, conscientes ou inconscientes, visibles jusqu’à nos jours.   

Mais soulever ce sujet longtemps tabou ou confiné aux marges d’une identité tunisienne et arabe appelée à être réconciliée n’est pas l’apanage des seuls historiens. Ce besoin émane d’une partie de la société en quête de reconnaissance, de respect et d’égalité. L’écho citoyen est de plus en plus grand (cf. la nouvelle association ADAM) et les créations artistiques se multiplient (théâtre, cinéma, etc.). Toutes soulignent un racisme encore présent dans la société tunisienne mais rappellent aussi des éléments endogènes prometteurs, comme la fierté d’une abolition de l’esclavagisme précoce, antérieure à la France et fruit d’une génération de penseurs modernistes à l’instar du réformateur Ibn Abou Dhiaf. L’islam y est souvent perçu comme levier de la libération, appelant à l’égalité des croyants devant la foi; le personnage de Bilel, esclave alors libéré par le prophète et premier muezzin du Messager, venant en attester. 

Au-delà des modalités propres au Nord de l’Afrique et au monde islamique, instituer la reconnaissance de la « date tunisienne » de l’abolition de l’esclavage, le 23 janvier, accole aux populations noires du Maghreb le modèle de la diaspora noire mondiale, essentiellement pensée jusque là comme transatlantique, c’est-à-dire partie d’Afrique en direction des Amériques, avec tout ce que cela a pu engendrer comme retour aux origines depuis le siècle dernier. Ce modèle propulseur d’identité -« noire », « post-esclavagiste » - est-il pertinent dans le monde arabe ? Les populations concernées trancheront.     

Le défi est grand, aujourd’hui en Tunisie, de ne pas politiser la question de l’héritage des populations noires et de la diversité culturelle en générale (en la réduisant à un argument anti-islamiste), ni même de la balkaniser en ethnicisant la cause, une cause d’abord nationale puis universelle. Elle appartient à tous et s’inscrit aujourd’hui, pour ceux qui s’efforcent d’élever le jour de l’abolition en jour de reconnaissance nationale, dans une lutte contre le racisme et toutes formes de discriminations ou de subordination moderne. Le désir de commémoration de cette date historique permet de transformer une histoire « négative », celle de la traite, en une histoire positivée, celle de la libération. Elle veut aussi rappeler l’histoire de milliers d’esclaves et panser les plaies des générations qui suivirent.  

L’enjeu est brûlant d’une actualité nationale, il en est de la représentation qu’une société se fait d’elle-même : comment est-il possible, dans le climat social et politique actuel en Tunisie, de penser des initiatives émanant de groupes particuliers fondés sur une langue ou une histoire « différente » sans être affilié à une volonté de séparatisme, de fitna ou de division de l’unité d’un pays jusque là entaché par un pouvoir mafieux puis scindé par l’espoir révolutionnaire  ?  

Stéphanie Pouessel, 
Anthropologue, chercheure à l’Institut de recherche 
sur le Maghreb contemporain, Tunis.

L’esclavage une si longue histoire.

L’esclavage a une très longue histoire, puisque le commerce triangulaire a duré plus de quatre siècles. Les premiers navigateurs ont atteint le Cap Bojador en 1416 et les débuts des razzias ont laissé des traces qui remontent à 1441 sur le Rio de Oro. Depuis, les historiens avancent le chiffre de quinze millions de personnes qui auraient été victimes de la traite et de l’esclavage, mais si nous retenons l’estimation qui établit que pour un esclave arrivé aux Amériques, quatre ou cinq ont péri, dans les maisons de Zanzibar et pendant la traversée. Le chiffre pourrait alors s’élever d’une manière encore plus significative.

En 1791, une insurrection générale des esclaves éclate à Saint-Domingue (l’actuelle Haïti). Menés par Toussaint Louverture, les esclaves obtiennent la liberté politique en 1792. Et, en 1793, le commissaire civil Sonthonax proclame l’abolition de l’esclavage. Mais cette décision n’est pas encore confirmée par la Convention en 1794.  Exclu du Comité de Salut Public depuis six mois, animateur du club des Cordeliers, Danton rejoint Louis Dufay, colon et député de Saint-Domingue, pour obtenir cette confirmation. Fidèles à l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, les membres de la Convention acclament la proposition. Rétabli par Bonaparte en mai 1802, l’esclavage et la traite ne seront définitivement abolis qu’en novembre 1848. 

Cependant, pour comprendre l’histoire de l’esclavage, le recours à la notion de panafricanisme est incontournable. Même si le panafricanisme est né avec la première conférence africaine en 1900, son histoire commence bien avant ; c’est depuis le 17ème siècle, que les africains de l’Afrique et de la diaspora, en rejetant toutes formes de racisme vis-à-vis des noirs, ont affirmé l’égalité des peuples et le droit des africains et des noirs à vivre dans la liberté et la dignité, comme les autres êtres humains. Les premiers écrits contre l’esclavagisme de Antony Amo en 1703, Ignatius Sancho en 1782 et Ottobah Cuguano en 1787, et encore de l’esclave afro-américain James Somerset en 1772, sont des textes fondateurs qui forment en quelque sorte la préhistoire de la lutte des Noirs dans le monde. Par ailleurs, après cette période fondatrice, le thème de l’indépendance du territoire africain occupé par les puissances coloniales apparut comme une perspective devant mettre fin au processus de domination de l’Afrique et de l’esclavage.

Par la suite, l’UNIA, Universal Negro Improvement Association and African Communities League, fondée  par Marcus Garvey (1887-1940) devint la plus connue parmi les mouvements africanistes. Son fondateur en 1914 était un noir caribéen immigré aux États-Unis et héritier des traditions de résistance de la Caraïbe. 
Rappelons pour finir la synthèse des  revendications panafricanistes de  1902 «  le problème du vingtième siècle est celui de la question de couleur, la question de savoir à quel point les différences ethniques, qui se manifestent principalement par la couleur de la peau et de la qualité des cheveux, peuvent justifier le refus opposé à plus de la moitié du genre humain, quant au partage intégral des droits et privilèges de la civilisation humaine. ». 

La loi Christiane Taubira du 21 mai 2001 qui reconnaît la trait négrière et l'esclavage comme un crime contre l'humanité puis la conférence  internationale de Durban en septembre 2001 contre l'intolérance et le racisme montrent qu'encore au début du XXIe siècle, la lutte contre le racisme et la discrimination sont une préoccupation mondiale.

Ridha Tlili, chercheur

 

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