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Indéniable - Par Stéphane Juffa

Comment réagir intelligemment à ça ?

Indéniable (info # 012708/13) [Analyse]

Par Stéphane Juffa©Metula News Agency

                       

Avec Jean Tsadik et Michaël Béhé à Beyrouth

 

En 1993 la communauté internationale a adopté la "Convention d’interdiction des armes chimiques". Celle-ci bannit l’usage de ces armes et établit une base légale à cette proscription. Or mercredi dernier, dans l’est du quartier de la Ghouta à Damas, le régime alaouite syrien a fait usage de gaz, provoquant la mort de plus de trois cents civils et en blessant des centaines d’autres. Suite aux évaluations et aux enquêtes difficiles des inspecteurs sur place, John Kerry est aujourd’hui en mesure de décréter qu’il est "indéniable" que les forces du régime ont employé ces armes à la Ghouta.

 

Washington a également raison de qualifier cette attaque d’ "obscénité morale". Sa perpétration participe d’un acte détestable et dangereux, principalement en cela qu’il pourrait se reproduire et également inspirer d’autres dictatures à y avoir recours.

 

Faute d’une réaction adéquate des nations civilisées, ce danger se verrait renforcé. La nature de ce crime humanitaire est établie et les souffrances qu’il a infligées à une population civile sont inacceptables et doivent être condamnées et punies. Les coupables doivent en rendre compte d’une manière ou d’une autre.

 

Nous sommes les voisins immédiats du théâtre de ces actes et – que ce soit de Métula, de Beyrouth ou d’Amman – nous sommes loin d’être insensibles aux tourments de ces êtres humains. Notre rédaction principale est située à une vingtaine de kilomètres de la frontière syrienne, à 60 de Damas, il est nécessaire de le rappeler, et à 380 mètres des premières positions du Hezbollah au Liban, le principal allié militaire de Béchar al Assad dans la Guerre Civile syrienne.

 

Outre l’aspect humanitaire de ces événements, faute de juguler la capacité de nuisance de cette dictature aux abois, nous pourrions être les prochaines victimes du despote de Damas, qui apparaît, plus que jamais, dénué de tout sentiment de compassion et de respect de la vie.

 

Ces choses doivent être énoncées avant de considérer l’éventualité d’une frappe contre ce régime, car nous ne pouvons nous contenter d’évaluer la situation sans considérer son volet humain. Toute réflexion saine étant dictée par le fait que l’homme est au centre du monde et non les tactiques, les stratégies et les moyens militaires.

 

Reste que la situation est aujourd’hui dictée par la promesse proférée il y a un an par la personne la plus puissante de la planète, le Président des Etats-Unis, Barack Obama ; il avait alors prononcé cette phrase : "l’usage d’armes chimiques constituerait une ligne rouge qui réclamerait une action énergique". Aujourd’hui, c’est de l’opportunité de ladite action que nous sommes amenés à discuter, et de ses modalités.

 

Le Secrétaire américain à la Défense, Chuck Hagel, vient de déclarer sur la BBC que "les Etats-Unis sont désormais prêts à frapper la Syrie immédiatement si Obama en donne l’ordre". C’est donc au pensionnaire de la Maison Blanche, et à lui seul, qu’il incombe de mettre ou non son avertissement à exécution.

 

Ses alliés sont décidés, ils lui prêteront main forte. Le 1er ministre britannique, David Cameron, qui a besoin de l’aval de son parlement pour participer à une opération militaire, est en train de le réunir en session extraordinaire. Sur l’île de Chypre, autour de la base anglaise souveraine d’Akrotiri, les riverains et les pilotes de ligne font état de l’arrivée de nombreux chasseurs-bombardiers de la Royal Air Force. Tout le monde, y compris nombre d’officiels, parle d’une action militaire imminente, dans les jours à venir.

 

Cette semaine, les commandants de dix armées nationales se sont rencontrés dans un hôtel des bords de la mer Morte, côté jordanien. Le général US Martin Dempsey avait réuni ses homologues anglais, français, allemand, italien, notamment, mais aussi ceux du Qatar, du Canada, d’Arabie Saoudite, de Turquie et de Jordanie, naturellement. A quelques kilomètres de là, Benny Gantz, le chef d’état-major de Tsahal, qui n’était pas invité, pouvait presque suivre les débats sans jumelles et sans amplificateur de son. Cette proximité géographique hautement allégorique tendait à démontrer que le rôle stratégique central d’Israël dans la bagarre qui se prépare, de même que ses préoccupations sécuritaires ne seraient pas négligés.

 

Un participant jordanien s’est fendu d’un commentaire sur la réunion secrète : "Il a été décidé que, si la communauté internationale se trouvait obligée d’agir en Syrie, la réponse la plus responsable et appropriée devait revêtir la forme de frappes limitées de missiles".

 

Là, nous sortons du consensus ; en notre qualité d’analystes stratégiques, il nous appartient de formuler nos inquiétudes et nos mises en garde.

 

Pour indiquer à cet honorable voisin, que les Américains et leurs alliés possèdent uniquement le privilège d’entamer une opération militaire et non de décider de la riposte que choisira l’ennemi. Il est de notre lot de répéter que l’on sait comment commencer une guerre, mais personne ne sait comment ni quand elle va finir.

 

Les stratèges des forces armées concernées, que l’on appelle déjà la Coalition of the willing (la coalition des volontaires), ont établi qu’Assad ne riposterait probablement pas à une telle attaque, que le Hezbollah n’ouvrirait pas de second front contre le nord d’Israël, et que la "République" Islamique n’interviendrait pas directement dans les combats.

 

D’un point de vue strictement théorique, ils ont parfaitement raison, et nos prévisions ne diffèrent pas des leurs. Mais les prévisions ne sont pas des certitudes, particulièrement face à des ennemis qui réagissent parfois de façon inattendue et à l’encontre de la raison. Il faut craindre à ce titre les réactions d’un régime qui, sans aucune rationalité ni profit stratégique, a éliminé le 1er ministre libanais Rafic Hariri alors qu’il n’était déjà plus aux affaires. Or c’est cette décision totalement erronée qui a déclenché le processus dramatique pour les alaouites, les ayant menés de la domination du Liban à se battre désormais dans les faubourgs de Damas.

 

Les mêmes, qui ont recouru au gaz à la Ghouta, une seule journée après l’arrivée dans leur capitale d’experts internationaux venus se rendre compte si l’armée d’al Assad avait préalablement employé ce moyen de destruction massive durant la guerre civile. Nous, de souligner que les spécialistes s’étaient rendus à Damas avec l’assentiment du régime, qui, disait-il, voulait leur démontrer son innocence. Inexplicable ! Inexplicable qu’à trois kilomètres de l’endroit où se trouvaient ces enquêteurs, les soldats syriens aient gazé 350 personnes.

 

De la part d’individus de cette sorte, on ne peut exclure une réplique suicidaire sur Tel-Aviv, Beyrouth, Amman ou Métula. Suicidaire, car, en ce qui concerne Israël à tout le moins, une riposte de ce type entraînerait l’éradication quasi immédiate du dictateur et de ses forces armées.

 

Quant à la mention des "frappes limitées de missiles", mieux vaut qu’elles soient impeccablement maîtrisées et extrêmement limitées, car si ce n’était pas le cas, si Assad se considérait en danger d’annihilation, ou même de perdre son trône, il pourrait décider de tenter d’entraîner toute la région dans sa perte. Nous, de rappeler aussi qu’il dispose de stocks intacts et bien achalandés d’armes diverses de destruction massive.

 

A l’inverse, si la frappe est "trop limitée", elle n’aura servi à rien. Ou plutôt si : les partisans et les alliés perses et chiites libanais du despote alaouite auront tôt fait de crier victoire en prétendant qu’ils ont terrassé l’Amérique et la moitié du monde, impuissants à venir à bout de leur "résistance".

 

C’est précisément ce que fait avec talent la milice chiite du Hezbollah, qui a su traduire sa défaite de 2006 face à l’Etat hébreu en triomphe, et qui l’a transformé en un narratif apologétique de "la résistance", dont le Hezb se sert pour conserver ses armes, intervenir en Syrie à sa guise, et tenir en joue le gouvernement légitime de Beyrouth.

 

Simplement posé : si l’intervention de la Coalition des Willing ne se traduit pas par un affaiblissement sensible de la puissance des al Assad, la vigueur et l’inhumanité des guerriers alaouites ne s’en verraient pas réduites mais décuplées.

 

Voilà qui ajoute une sérieuse hypothèque sur l’option que les alliés semblent favoriser, et que le New York Times résume assez bien, citant des sources de l’Administration US : "des tirs de missiles depuis des bâtiments en Méditerranée sur des cibles militaires syriennes. Une intervention", tient à préciser le NYT, "qui ne viserait pas à renverser le président al Assad ni à inverser le cours de la guerre civile en Syrie".

 

Alors pourquoi l’entreprendre ? Pour "punir" Assad ? Cela ne constitue pas une raison suffisante pour prendre le risque d’une conflagration régionale. On n’entre pas en conflit afin de "punir" un chef d’Etat ; d’autant moins, si l’on doit faire très attention à ne pas le "châtier trop fort".

 

La guerre a ses règles, et il y a grand péril à ne pas les respecter : on entre en conflit uniquement lorsque l’un des intérêts majeurs de son pays est soumis à un risque imminent, ou si l’on peut, grâce à une intervention armée, améliorer de manière décisive ses positions prépondérantes dans des domaines critiques. Pas pour punir al Assad !

 

Ehud Olmert a payé de sa carrière politique en chargeant le Hezbollah en 2006 sans répondre à ces critères, mais parce que les miliciens de Nasrallah avaient tendu une embuscade meurtrière à une patrouille de Tsahal. En fait de punition, le quartier général des forces israéliennes ne savait ni quels objectifs il devait détruire, ni quelle était la finalité de la Seconde Guerre du Liban. Les scénarii de ce genre se terminent toujours en catastrophe, ne serait-ce qu’en termes de morts inutiles, M. Obama devrait y songer.

 

Un objectif légitime pour une opération contre Assad consisterait en un coup de pouce appuyé fourni à l’insurrection. Mais semblable décision est strictement de nature politique. Les Etats-Unis, l’Union Européenne, ont-ils décrété que la rébellion devait remplacer Assad à Damas ? Ont-ils dûment évalués les tenants et les aboutissants de ce choix ? Peuvent-ils avoir la conviction absolue qu’ils ne placeraient pas al Nosra sur le trône de Syrie, réitérant ainsi en pire l’erreur de Libye, où ils ont installé un régime outrageusement antioccidental et islamiste ?

 

Et pour revenir aux questions d’obscénité morale, les soldats français, britanniques, allemands, ou les boys peuvent-ils faire le coup de feu dans le même camp que ceux qui se plaisent à exécuter un gamin en place publique, devant ses parents, parce qu’il avait affirmé ne rien avoir à faire de Mohammad ? Dans le même camp que ceux qui filment la décapitation de prêtres chrétiens et diffusent les images sur Internet ?

 

La tuerie de la Ghouta peut, au mieux, servir de prétexte public pour justifier une intervention, mais pas de raison d’intervenir. La raison doit absolument exister dans le domaine stratégique, elle est affaire des intérêts vitaux de l’Occident dans la région. Et si cette raison n’existait pas, il ne faudrait surtout pas l’inventer.

 

Car s’il fallait entrer en guerre chaque fois qu’un despote enfreint une convention internationale, l’on passerait son temps à guerroyer sans fin. Le "show" a ses limites. En quoi les 350 morts de la Ghouta devraient peser plus lourd que les 132 000 victimes (bilan à jour établi par la Ména libanaise) de la guerre civile ? Parce qu’ils ont été assassinés au gaz ? Les considérations humanitaires ne sont en vigueur que pour les victimes d’armes de destruction massive ?

 

C’est ridicule. Une intervention ne servirait qu’à se donner bonne conscience et à effacer l’absence des pays civilisés depuis deux ans que dure ce massacre. Et "se donner bonne conscience" ne constitue pas non plus une raison suffisante pour démarrer un conflit.

 

En vérité, il n’existe aucune obligation d’attaquer la Syrie du fait du gazage de la Ghouta. Ceux qui le clament tentent d’entraîner le Président Obama sur un faux raisonnement, car personne n’a jamais l’obligation d’entrer en guerre, l’essence de cette expression est elle-même controuvée.

 

Contrairement à ce qui est largement proféré sans réflexion suffisante, Washington ne perdait ni sa crédibilité, pas plus que sa capacité dissuasive, s’il décidait de ne pas intervenir militairement. D’une part, parce que les ennemis potentiels des Etats-Unis savent pertinemment de quelle puissance dispose l’Oncle Tom et qu’ils n’ont pas besoin de dessins pour la craindre, ni de preuve accumulées sur le champ de bataille.

 

En revanche, un coup d’épée dans l’eau, une aventure mal conçue se terminant sans résultats convaincants, démontrerait aux Iraniens, par exemple, que leur capacité à analyser une situation ne se situe pas au niveau de leurs porte-avions. Et c’est cela qui pourrait les encourager à défier la 1ère puissance militaire de la Terre.

 

Lors on peut sans encombre laisser dire à Ahmet Davutoglu, le ministre turc des Affaires Etrangères : "Il s’agit d’un crime contre l’humanité et un crime contre l’humanité ne devrait pas demeurer impuni, ce qui doit être fait doit être fait". Cette remarque concerne-t-elle également le génocide arménien et l’invasion de Chypre ? Ce donneur de leçons d’inspiration paléo-antisémite, participe au gouvernement de l’autre grand humaniste Erdogan, qui vient d’imputer le coup d’Etat du Caire à Israël et à Bernard-Henri Lévy. 

 

Obama peut aussi ne pas écouter les conseils à l’instar de ceux de Nathalie Nougayrède dans Le Monde, qui écrit : "Ne pas réagir avec fermeté à l'événement chimique syrien serait ouvrir la voie à l'ensauvagement de notre ère à l'échelle mondiale".

 

Dans quel univers idyllique évolue donc la consœur, que lui faut-il de plus que ce qui existe aujourd’hui, en Iran, en Corée du Nord, que la déclitorisation de 94 pour cent des Egyptiennes, la lapidation et l’islamisme pour décréter "l'ensauvagement" ? Vient-elle seulement de revenir de longues vacances d’été… dans une autre galaxie ?

 

La légitimité d’une telle opération existe, même si sa légalité se discute après le veto de la Chine et de la Russie au Conseil de Sécurité. Au Kossovo, les nations civilisées s’étaient passées du blanc-seing de l’ONU. Mais là-bas, et en Serbie, elles ne s’étaient pas contentées de tirer quelques missiles de croisière, elles avaient mis à genoux l’armée qui menaçait la population albanophone. Elles avaient mené une vraie guerre avec un objectif précis qu’elles avaient pleinement atteint. Elles avaient défait une "urgence sécuritaire".

 

Le monde humain rêve de voir la partie modérée et décente de l’Armée Syrienne Libre remplacer Assad à Damas. L’aider à y parvenir en combattant à la fois les alaouites et Al Qaeda constitue une finalité stratégiquement acceptable.

 

Pour y parvenir, il faut d’abord en décider, puis choisir la meilleure façon de soutenir la rébellion démocratique. Une frappe uniquement symbolique sera contre-productive. A l’inverse, la destruction du seul appareil militaire d’Assad pourrait favoriser al Nosra et ses méthodes barbares. La formation des combattants non-islamistes de la rébellion, comme elle est déjà en cours en Jordanie, distillée par des instructeurs américains paraît une bonne méthode ; qui pourrait s’accompagner de la création de zones protégées aux confins de la Turquie, de la Jordanie, de l’Irak et d’Israël. Des régions dont le survol serait évidemment interdit aux avions du régime, et depuis lesquels les "bons" insurgés pourraient organiser la conquête graduelle du pouvoir.

 

Si l’Occident frappe les alaouites d’une façon qui favorise ces projets efficaces, qu’il frappe. Si c’est pour se donner bonne conscience et abandonner ensuite une région encore plus instable après son intervention, nous préférons qu’il s’abstienne. De toute façon, la décision appartient à Barack Obama. Qu’il n’oublie pas l’Iran, qui présente une situation d’intérêt stratégique global évident, dont la gravité et l’urgence dépassent de trois têtes celles qui prévalent en Syrie. La bombe atomique étant infiniment plus létale que les gaz de combat.

 

 

Avec de la chance et de bons conseillers, il prendra les décisions éclairées qui s’imposent, car, comme disait Voltaire, "nul n’a le privilège de toujours se tromper". Aujourd’hui, il ajouterait probablement : "et sûrement pas l’homme le plus puissant de la planète". Cela aussi, c’est… indéniable. 

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