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Israël ne doit pas attaquer l’Iran, par David Grossman

David Grossman est né à Jérusalem en 1954. Il est une des figures majeures de la littérature israélienne. On lui doit notamment "l'Enfant zigzag" et "Une femme fuyant l'annonce". (Sipa)

 

Israël ne doit pas attaquer l’Iran, par David Grossman

 

PAR DAVID GROSSMAN

 

Le Premier ministre Benyamin Netanyahou fait beaucoup de grands discours. Nous le voyons enflammer son auditoire et s'enflammer lui-même par la même occasion avec ses références constantes à l'Holocauste, au destin des juifs et au sort qui attend les générations futures.

Face à cette rhétorique apocalyptique, on peut se demander si Netanyahou est encore capable de distinguer les périls qui menacent actuellement Israël du souvenir des tragédies du passé. Cette question me paraît essentielle, car ne plus faire la différence entre les dangers du présent et l'ombre des drames du siècle dernier pourrait bien condamner Israël à revivre ces mêmes vieilles tragédies dont le souvenir continue à nous hanter.

Si les postures belliqueuses et les grandes déclarations catastrophistes du gouvernement ne sont rien de plus qu'une manoeuvre destinée à contraindre le reste du monde à durcir sa position face à l'Iran, et si cette tactique réussit sans qu'Israël ait à intervenir militairement, alors nous devrons être prêts à reconnaître de bon coeur que le Premier ministre a accompli un excellent travail.

Si en revanche sa pensée et sa conduite sont dictées par une vision du monde reposant sur une dialectique du cataclysme et du salut, alors nous nous trouvons dans un cas de figure entièrement différent.

Au lieu de projeter sans nuances l'Holocauste des juifs européens sur l'Etat d'Israël de 2012, il faudrait plutôt se poser la question de savoir s'il est souhaitable pour l'Etat hébreu de se lancer dans une guerre préventive contre l'Iran afin de se prémunir contre un avenir certes potentiellement dangereux, mais dont nul ne peut être certain qu'il est réellement inéluctable. Autrement dit, Israël doit-il prendre la responsabilité d'une catastrophe immédiate et annoncée au seul motif d'empêcher une hypothétique catastrophe future?

Il n'est jamais facile de prendre les bonnes décisions dans des moments comme celui-ci. Il ne serait évident pour aucun dirigeant israélien - et encore moins pour Netanyahou - de n'écouter que son sang-froid dans un contexte où les traumatismes du passé pèsent aussi lourdement sur le présent et où le pire n'est pas à exclure pour l'avenir.

A force de vouloir jouer la tension et d'enflammer les esprits, Netanyahou est-il vraiment capable de penser le présent avec lucidité et pragmatisme ? Est-il prêt à envisager un présent qui ne serait pas l'émanation d'un mythe tragique et apocalyptique qui ne demande qu'à se répéter à chaque génération?

Il faut regarder la réalité en face: il existe déjà un équilibre de la terreur entre Israël et l'Iran. Les Iraniens ont annoncé que des centaines de leurs missiles sont pointées en direction des villes israéliennes, tandis qu'Israël ne reste à l'évidence pas les bras croisés en retour. Aux dires des experts, cet équilibre de la terreur repose déjà sur des armes non conventionnelles, aussi bien chimiques que biologiques. Et à ce jour, cet équilibre de la terreur n'a pas été rompu.

Rien ne permet d'affirmer que ce statu quo durera. Mais personne ne peut non plus démontrer le contraire. Il est impossible de déterminer si des armes nucléaires ou le savoir-faire permettant d'en fabriquer filtreront depuis l'Iran jusqu'à des organisations terroristes, de même que rien ne dit que l'actuel régime iranien ne sera pas remplacé à terme par une direction plus modérée.

Le Premier ministre, le ministre de la Défense et les membres du gouvernement en charge de la Sécurité qui doivent approuver une attaque préventive vont prendre leur décision sur la base de conjectures, d'hypothèses plus ou moins fondées et de craintes, et c'est bien là leur dilemme. Il ne faut pas minimiser ces craintes et ces hypothèses, mais il est en revanche indispensable de se demander si elles suffisent à justifier une action qui pourrait causer des dégâts irréparables.

Les Israéliens n'ont aucune garantie que des frappes aériennes permettront de détruire la totalité du programme nucléaire iranien. Nul n'est en mesure de prédire l'ampleur des représailles et des pertes en vies humaines qui frapperaient les villes israéliennes en cas de contre-offensive iranienne. Il serait sage de ne pas oublier la confiance excessive que les Israéliens ont accordée à leurs dirigeants au début de la seconde guerre du Liban, ainsi que les erreurs d'appréciation commises par le renseignement militaire. On pourrait également citer une foule d'autres exemples, notamment l'échec de la conduite de la première guerre du Liban qui a valu à Israël de s'enliser dans un confit de dix-huit ans.

Autre facteur: même s'il était possible de détruire toute l'infrastructure du programme nucléaire iranien, le savoir-faire accumulé par les savants iraniens résistera lui à toutes les bombes. Car le savoir, comme ceux qui le détiennent, renaîtra de ses cendres pour donner naissance à un nouveau programme nucléaire que le peuple iranien souhaitera avec d'autant plus d'ardeur qu'il sera en proie à un sentiment d'humiliation, à une haine inextinguible et à une soif de vengeance engendrés par notre action.

Nous savons que l'Iran n'est pas qu'un Etat intégriste extrémiste. Une bonne partie de sa population est laïque, éduquée et ouverte. Le pays compte une classe moyenne importante dont de nombreux membres ont courageusement risqué leur vie en allant manifester contre un régime religieux dictatorial qu'ils méprisent.

Je ne prétends pas que la nation iranienne éprouve une quelconque sympathie pour Israël, mais cette partie de la population iranienne est peut-être celle qui à l'avenir permettra un réchauffement des relations avec Israël. Des frappes israéliennes sur l'Iran fermeraient la porte à une telle évolution pour des années: même les Iraniens les plus modérés et les plus pragmatiques finiront par voir Israël comme une nation arrogante et mégalomane, comme un ennemi historique qu'il faudra combattre jusqu'à la fin des temps. Cette hypothèse doit-elle nous apparaître comme moins dangereuse que la perspective d'un Iran doté de l'arme nucléaire?

Et comment Israël devrait-il réagir si un jour l'Arabie saoudite décide à son tour de devenir une puissance nucléaire? Faudra-t-il l'attaquer, comme l'Egypte si son nouveau régime décide lui aussi de lui emboîter le pas? Israël devra-t-il également bombarder son voisin et demeurer la seule puissance nucléaire légitime de la région?

Même si ces interrogations ont déjà été exprimées, elles doivent être à nouveau formulées avant que le fracas de la guerre ne nous rende tous sourds à la raison. Qu'avons-nous à gagner véritablement à une guerre? Un confit garantira-t-il qu'Israël puisse jouir de longues années de paix? Apportera-t-il l'assurance que l'Etat hébreu finira par être accepté comme un partenaire et un voisin légitime, ce qui à terme rendrait inutiles tous les arsenaux nucléaires - y compris l'arsenal israélien?

Il existe une réponse à ces questions et elle mérite d'être évoquée publiquement même si la pilule est amère à avaler: si les sanctions économiques ne contraignent pas l'Iran à cesser d'enrichir de l'uranium, si les Etats-Unis décident pour des raisons de politique intérieure de ne pas attaquer l'Iran, alors il est préférable qu'Israël s'abstienne dans ces conditions de lancer des frappes aériennes, même si cela veut dire qu'il faudra serrer les dents et accepter de vivre avec un Iran devenu une puissance nucléaire.

C'est une hypothèse qui n'a rien d'agréable, et on ne peut qu'espérer que les pressions de la communauté internationale permettront de ne pas en arriver là, mais une attaque menée par Israël aurait certainement des conséquences au moins aussi graves et douloureuses. Parce qu'il est impossible de savoir si l'Iran nous attaquerait dans l'hypothèse où les Iraniens disposeraient de l'arme atomique, Israël ne doit pas frapper l'Iran. Une telle décision serait de notre part un pari aussi téméraire qu'irresponsable qui mettrait notre avenir en péril à un point que je n'ose imaginer. Ou plutôt à un point que je me refuse à coucher sur le papier parce que je ne l'imagine que trop bien.

Je n'aimerais pas être à la place du Premier ministre, du ministre de la Défense et des membres du gouvernement israélien. Ils portent sur leurs épaules une immense responsabilité. J'ai conscience du fait que dans une situation où dominent le doute et l'incertitude, la peur tient souvent lieu de seule certitude. La tentation est grande pour nous autres Israéliens de trouver refuge dans nos peurs. Je suis sûr que ceux qui sont d'avis d'attaquer l'Iran justifient leur choix en se persuadant qu'une telle opération permettrait de nous épargner un cauchemar pire encore à l'avenir. Mais a-t-on vraiment le droit de condamner à mort autant de gens au nom de la crainte d'une hypothèse qui pourrait bien ne jamais se vérifier?

David Grossman

 

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