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La France devient-elle antisémite ? Par Elie Barnavi

La France devient-elle antisémite ? Par Elie Barnavi

 

 

Il y a eu – il y a – l’affaire Dieudonné, dont on a dit ici-même tout le bien qu’on pensait.

On a eu droit ensuite à "Dialogues désaccordés: Combat de Blancs dans un tunnel", un immonde pamphlet antijuif du duo Eric Nolleau-Alain Soral.

Puis s’est manifestée à notre attention ce qu’on pourrait appeler l’affaire Goldberg et Goldberg à La Rochelle, à laquelle le quotidien Le Monde a consacré le 18 janvier une pleine page. Et on a eu, dimanche 26 janvier, le "Jour de la colère", où s’est donné libre cours la haine antisémite la plus vulgaire.

Décidément, il y a quelque chose de pourri au royaume de France.

L’affaire de La Rochelle est intéressante, car elle n’implique pas un énergumène obsessionnel mais la jeunesse étudiante d’une université respectable. En avril dernier, un groupe d’étudiants y monte une pièce écrite par un auteur québécois et mise en scène par la directrice d’une scène locale. Elle s’intitule joliment "Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique mondiale", et promet d’y faire connaissance avec des "personnages authentiques, à la fois universels et révélateurs de notre monde d'aujourd'hui".

Parmi ces "personnages authentiques ", voici Marta Goldberg, un caractère immonde censé représenter la finance mondialisée, qui n’hésite pas à vendre ses propres enfants. Et voici ses deux compères, Cohen 1 et Cohen 2, juifs orthodoxes censés chasser le nazi, mais qui y renoncent bien volontiers en échange d’une liasse de billets.

Il se trouve que parmi les spectateurs il y a un enseignant en biochimie nommé précisément Goldberg.

Et il se trouve que ce Michel Goldberg, fils de juifs polonais dont l’un a été militant communiste toute sa vie et l’autre une survivante d’Auschwitz et une héroïne de la Résistance, trouve l’homonymie pour le moins problématique. Il s’en est plaint donc, d’abord auprès du président de son université, puis dans la presse. L’affaire a pris un tour compliqué et acrimonieux, dont nous épargnerons les détails au lecteur.

Qu’il nous suffise de dire que les responsables de cette lamentable caricature à la Drumont ne voient vraiment pas où est le problème. Ou plutôt, ils le voient dans la réaction de l’enseignant, acculé à la défensive et isolé au sein de sa faculté. Comme nous l’a enseigné Dieudonné M’bala M’bala, la liberté de parole et la création artistique ne sauraient se heurter à quelque limite que ce fût.

A la droite extrême, on n’a pas de ces sensibleries. Dans un cortège qui a rassemblé quelque 17 000 manifestants – dix fois plus selon les organisateurs -, aux cris de "Hollande démission" se sont mêlés des choses aussi charmantes que "CRS, milice des Juifs", "Israël hors de l'Europe", ou encore "Juif casse-toi, la France n'est pas à toi".

La France serait-elle devenue antisémite ? Certes non.

Un pays est antisémite lorsque sa classe politique, ses élites et sa presse sont gangrénées par l’antisémitisme et que la détestation des Juifs est une force politique et culturelle. Ce n’est évidemment pas le cas de la France. Les catholiques intégristes, les fachos et les islamistes qui ont formé le gros des cohortes de ce "Jour de la colère", et dont les "revendications" touillent une grosse soupe où bien malin qui peut y distinguer les ingrédients, ne sont pas près d’y prendre le pouvoir. Mais force est de constater que, dans un climat social délétère, les inhibitions ont sauté et la parole judéophobe s’est déchaînée. Ainsi remontent à la surface, du tréfonds de l’inconscient national, de vieux miasmes que l’on croyait enfouis à jamais.

Le plus inquiétant dans cette dérive est l’affaiblissement du système immunitaire chez ceux qui devraient y être les plus sensibles. Pour prendre la mesure de ce phénomène, il faut visionner sur YouTube le débat hallucinant entre Alain Finkielkraut et le caricaturiste du Monde – et fondateur de Cartooning for Peace – Jean Plantu à propos de l’interdiction du spectacle "Le Mur" de Dieudonné. On peut légitimement s’interroger sur la pertinence et l’efficacité de cette interdiction, je l’ai fait moi-même dans ces colonnes. Mais Plantu ne comprend pas que Dieudonné est antisémite, ne veut pas voir que la négation de la Shoah et l’assimilation du Juif à un vampire suceur de sang n’ont rien à voir avec ce qu’il appelle étourdiment une "critique de la religion".

Plantu, excellent caricaturiste et homme de cœur, n’est certainement pas antisémite. Mais dans la confusion mentale dont il a fait preuve face à Finkielkraut il y a tout le désordre intellectuel et moral de notre temps. C’était encore plus pénible que le spectacle de Dieudonné dont il s’est fait l’improbable défenseur.

Elie Barnavi est historien et essayiste, Professeur émérite d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, et ancien ambassadeur d'Israël en France.

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