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La Libye, la charia et nous, par Bernard-Henri Lévy

 

La Libye, la charia et nous, par Bernard-Henri Lévy

 

 

Que faut-il penser de cette affaire de charia ? Et se pourrait-il que l’on n’ait soutenu les insurgés de Benghazi que pour se retrouver avec, à l’arrivée, un Etat interdisant le divorce et réinstaurant la polygamie ? Précisions. Explications.

 

1. Tout est parti d’une phrase. Une seule phrase. Elle n’a certes pas été prononcée, cette phrase, par le premier venu puisqu’il s’agit de Mustafa Abdeljalil, président du Conseil national de transition et père de la victoire. Mais, président ou pas, Abdeljalil est membre d’un Conseil dont les décisions sont collégiales. Et ce Conseil est, comme son nom l’indique, un organe de transition qui n’a pas vocation à édicter les lois de la future Libye.

 

Abdeljalil a exprimé une opinion.

 

Peut-être un vœu.

 

Peut-être n’était-ce même pas un vœu mais un gage donné à la minorité de combattants islamistes qui ont payé le tribut le plus lourd à la libération.

 

Et, quand bien même il aurait exprimé le fond de sa pensée, quel poids cela aurait-il quand on sait qu’il s’est engagé, comme tout le CNT, à ne pas briguer de poste dans la Libye d’après la transition ?

 

Il faudra, pour savoir à quoi ressemblera cette Libye, attendre la Constituante dans huit mois. Puis les élections générales. Puis le type de gouvernement qui en sortira. Faire comme si une petite phrase prononcée, dans la chaleur d’un meeting, par un homme estimable mais en train de quitter la scène suffisait à « faire basculer » le pays relève de la malveillance, du parti pris.

 

2. Il y a charia et charia. Et il faut, avant d’entonner le grand air de la régression et de la glaciation, savoir de quoi on parle.

 

Charia, d’abord, n’est pas un gros mot.

 

Comme « djihad » (qui signifie « effort spirituel » et que les islamistes ont fini par traduire en « guerre sainte »), comme « fatwa » (qui veut dire « avis religieux » et où le monde, à cause de l’affaire Rushdie, a pris l’habitude d’entendre « condamnation à mort »), le mot même de charia est l’enjeu d’une guerre sémantique sans merci mais continue de signifier, heureusement, pour la majorité des musulmans, quelque chose d’éminemment respectable.

 

C’est un terme qui apparaît cinq fois dans le Coran et que les traductions françaises rendent par « voie ».

 

Ce n’est pas le nom d’un « code », encore moins d’un « carcan » exhaustif de règles, mais d’un ensemble de « valeurs » soumises à l’interprétation des docteurs.

C’est un terme générique, autrement dit dont il appartient aux législateurs de proposer une application plus ou moins évolutive, plus ou moins stricte.

Moyennant quoi la quasi-totalité des pays musulmans font référence à la charia.

 

La plupart, y compris la Libye de Kadhafi à partir de 1993, en font l’une des sources de la loi.

 

Quand, comme au Maroc, ils ne le font pas, c’est parce que l’islam y est déjà religion d’Etat.

 

Et tout le problème est de savoir, alors, ce que l’on met sous ce vocable : la lapidation de la femme adultère, comme en Iran ? l’amputation des voleurs, comme en Arabie saoudite ? ou bien une somme de préceptes moraux que l’on s’efforce de combiner, comme en Egypte, avec le Code Napoléon ?

 

3. Que la question se pose, à partir de là, de la « voie » que choisira la Libye, soit.

 

Qu’une nouvelle bataille s’annonce, idéologique celle-là, où il s’agira d’arbitrer entre la minorité de ceux qui entendent la charia au sens des fanatiques et ceux qui veulent la voir composer avec l’idéal démocratique, cela va de soi.

 

Que, dans cette seconde bataille, nous ayons un rôle à jouer, qu’il appartienne aux amis de la nouvelle Libye, aux alliés qui ont contribué à ce qu’elle se libère d’une des dictatures les plus sanglantes de l’époque, de l’aider à ne pas tomber sous le joug d’une autre tyrannie, évidemment.

 

Mais, de grâce, pas de mauvaise foi.

 

Ne refaisons pas aux Libyens le coup, version civile, de ce fameux « enlisement » qui, au bout de huit jours de frappes aériennes, faisait déjà trouver le temps long.

 

Et ne demandons pas à cette Libye cassée par quarante-deux ans de despotisme, ne demandons pas à ce pays sans Etat, sans tradition juridique, sans vraie société civile, de devenir, en trois mois, une patrie des droits de l’homme.

 

La démocratie polonaise, trente ans après Solidarnosc, se cherche toujours.

 

La Russie en est encore à Poutine.

 

Il a fallu à la France une Terreur, une Restauration, deux Empires et plusieurs bains de sang pour donner corps à l’idéal républicain de 1789 puis à l’idée de laïcité.

 

Et l’on voudrait que la Libye passe, elle, de la nuit à la lumière ?

 

La bataille sera rude.

 

Elle connaîtra des embardées, des retours en arrière, des moments d’égarement.

 

Mais je connais assez les hommes et femmes qui, à Benghazi ou Misrata, ont voulu cette révolution pour savoir qu’ils ne se laisseront pas confisquer leurs droits conquis de si haute lutte.

 

Du grand schisme qui traverse le monde musulman, de l’affrontement historique (et, désormais, démocratique) entre les deux islams, celui des Lumières et celui des ténèbres, celui des modérés et celui des extrémistes, celui de la main tendue à l’Europe et celui de la guerre des civilisations, la Libye postkadhafiste est devenue une scène majeure – et je forme le pari que, sur cette scène, la victoire reviendra aux amis de la liberté.

 

Photo : D.R.

 

Source : la Règle du Jeu

 

Pour lire l’article à sa source (laregledujeu.org)

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