La Tunisie de Bourguiba à Moncef Marzouki
L’anniversaire de la mort du leader historique Bourguiba a été célébré en grandes pompes cette année. Une première depuis 23 ans, contrastant avec l’indifférence générale qui a accompagné le règne de son précurseur. Le « Combattant suprême » a fini par prendre sa revanche à titre posthume sur l’homme qui ne s’est pas contenté de le détrôner mais s’est, pendant 23 ans, attelé à étouffer son souvenir.
Une page sombre de l’histoire de la Tunisie a été tournée, suite au départ précipité et peu glorieux de Ben Ali, qui a contenu les revendications des opposants par la répression et qui n’a fait, en fin de compte, que retarder sa chute prévisible.
Aujourd’hui, la Tunisie accueille son nouveau président, Moncef Marzouki « bête noire de l’ancien régime ». Succédant à un homme qu’il a toujours combattu et qui l’a contraint à l’asile pendant 10 ans en France, Moncef Marzouki, réalise aujourd’hui son rêve ultime : celui de la magistrature suprême.
Mais le départ d’un despote va-t-il conduire à la l’émergence d’un autre ? Le farouche défenseur des droits de l’Homme continuera-t-il sur la voie de l’autoritarisme initié par Bourguiba et prolongé par son prédécesseur Ben Ali ? La Tunisie sera-t-elle condamnée à ne jamais déboulonner une statue sans en élever une nouvelle ?
Les années d’exil de Moncef Marzouki lui font acquérir une conviction inébranlable : « la présidence à vie est une fatalité arabe », une « maladie sociale grave mais curable ». Le fils de l’ennemi de Bourguiba, malgré l’influence paternelle, adhérait cependant aux valeurs sécularistes et réformatrices d’un Bourguiba qu’il voyait comme un dirigeant arabe « moderne » et que le « mythe du développement » impressionnait.
Bourguiba, malgré le despotisme et la mégalomanie de l’homme, fut le premier président d’une Tunisie indépendante et moderne. Auteur du Code du statut personnel, un acquis irréversible dans l’histoire de la Tunisie et une première sans précédent dans le monde arabe, Bourguiba avait déclaré : « Si cette réforme n’est pas réalisée maintenant, elle ne pourra peut-être plus jamais être réalisée et je ne suis pas sûr de pouvoir moi-même la réaliser encore dans six-mois ». Le « Père de la nation » a également eu le mérite de généraliser l’enseignement, permettant aux Tunisiens, sans distinction d’aucune sorte, de s’instruire et de se développer.
Ceux qui ont vécu le bourguibisme lui reconnaissent les valeurs de liberté, de dignité et de responsabilité et le voient comme une véritable école politique basée sur une « tunisianité » exacerbée synonyme d’un grand attachement à la personnalité tunisienne dans ses spécificités. Le bourguibisme s’est également basé sur le rejet de toute forme d’extrémisme, politique ou religieux, une vertu médiane qui lui a valu le scepticisme des islamistes, longtemps persécutés sous son régime.
Ceux qui ont connu le bourguibisme attestent également que le spectre de l’islamisme radical y a été brandi comme épouvantail. Sur fond d’attentats et alimenté par la propagande, le « monstre » avait été brodé à la sauce hollywoodienne, prêt à déferler sur le monde ses « hordes de terroristes barbus ». Une histoire qui omet une réalité de taille : les dictatures laïques, et parfois nationalistes, opprimaient leurs peuples depuis des décennies sans être inquiétées le moins du monde. Elles sont, bien au contraire, encouragées par les défenseurs des droits de l’Homme et des puissances occidentales.
La dictature bourguibienne s’est certes accompagnée de la modernisation de la société, mais un tel autoritarisme n’a pas manqué d’attiser les tensions sociales, au début des années 1980, notamment de la part d’une partie islamisée, longtemps opprimée par une certaine « laïcisation » de la société.
L’islamisme a été persécuté pendant les années bourguibiennes et a continué à l’être durant le règne, présenté comme « salvateur », de Ben Ali.
En 1987, le « Combattant Suprême » est déposé par son Premier ministre, Zine El Abidine Ben Ali, alors âgé de 51 ans, qui fait valoir un empêchement dû à son grand âge et à sa santé défaillante.
Le règne de Ben Ali s’est fait dans la continuité d’un système bourguibien, fondé sur la domination et l’autoritarisme. Dans la continuité des héritages réformistes de son prédécesseur, Ben Ali a joué dans les mêmes registres de l’ambivalence de la « tunisianité », sur fond de malversations et de corruption. Sa succession en 1987 a fait de l’appareil sécuritaire le nouveau pivot du régime.
Le benalisme a ainsi réussi à instaurer une certaine « routinisation » de la dictature policière fondée sur l’éducation par la peur et se servant de l’alibi islamiste comme épouvantail et du miracle économique tunisien comme appât. Une caste qui s’est maintenue au pouvoir grâce au soutien de son appareil d’Etat et de ses protecteurs, notamment les gouvernements des pays riches, dont les positions se faisaient au gré des envies.
La spirale « infernale et suicidaire » des deux dictatures qui se sont suivies, qualifiées par certains courtisans occidentaux d’« éclairées », a suscité chez Dr Marzouki une certaine sensibilité aux effets pathogènes de la dictature et l’histoire a fini par accoucher d’un défenseur des droits de l’Homme engagé et intransigeant. Moncef Marzouki déclarait, à propos de Zine El Abidine Ben Ali : « Le chef chronique assiégé, assiège la société par ses armées policières. C’est la lutte à mort entre un homme terrorisé par son peuple et un peuple terrorisé par son tyran».
Ayant combattu cette domination autoritaire, « qui a mis le peuple entre parenthèses », Moncef Marzouki, semble céder du terrain sur certains de ses principes et changer de feuille de route beaucoup trop souvent pour un candidat connu pour être déterminé et tranché.
Il se détourne de son « grand jihad laïc » en se liant avec les islamistes qui lui ont permis aujourd’hui de réaliser son rêve.
Les farouches défenseurs du bourguibisme sont aujourd’hui outragés par la nomination de ce nouveau président à l’allure peu assurée et au charisme inexistant. Mais force est de reconnaître que Moncef Marzouki a eu le mérite d’avoir été un téméraire opposant au régime de Ben Ali qu’il a combattu sans relâche et avec un courage incontestable.
Mais, l’histoire, injuste et cruelle, n’omettra-t-elle pas de se rappeler du grand militant qu’il était pour ne retenir que le petit président qu’il sera ? Nombreux le pensent certes aujourd’hui. Mais loin de faire un procès d’intention à un homme qui n’a encore rien accompli et dont les prises de position sont pour le moins étonnantes et inattendues, il est encore trop tôt pour avoir des réponses…
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