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Le bateau Tunisie va-t-il couler au port?

 

Le bateau Tunisie va-t-il couler au port?

 

Dérive de l’information, publicité partisane et argent suspect, achat des allégeances, des libertés pour alimenter les discordes, l’aristocratie cachée et son agenda actif… Les mesures de traitement et de prévention. Par Moncef Marzouki

 

Un adage populaire dit: «Dès le port, nous commençons à ramer» pour le périple du danger. S’agissant de l’expérience démocratique tunisienne, peut-être devrions-nous nous demander si nous n’allions pas sombrer dans le port même?
La démocratie est à ses premiers pas, mais combien de feux rouges clignotent déjà. Voici quelques témoignages que les Tunisiens et les Arabes doivent méditer très sérieusement et qui résument les maladies les plus graves menaçant la révolution nouvellement née, alors que les douleurs de l’enfantement ne sont pas encore calmées.

1 - Dérive de l’information
L’employé d’une chaîne de télévision privée m’a appelé pour me dire que son patron, Monsieur Untel, voudrait me voir. J’ai répondu que j’étais disposé à le recevoir dans mon bureau tel jour. Il a dit: «Notre directeur veut que vous passiez le saluer dans ses bureaux.» J’ai essayé de lui expliquer que les règles de la bienséance exigent que celui qui demande l’entrevue passe chez celui qu’il désire rencontrer et non le convoquer, mais le fonctionnaire a insisté et m’a expliqué que tous les grands politiciens en Tunisie ont accepté l’invitation.
Je me suis excusé, mais quand j’ai raccroché, j’avais déjà pris la décision de ne plus mettre les pieds dans cette télévision.
Le plus grave dans cette affaire, ce n’est pas la grossièreté de l’homme, mais la faiblesse de ceux qui se sont succédé dans son bureau afin de garantir leur passage sur sa chaîne. En contrepartie, ils ont dû, au sortir de l’entrevue, faire une déclaration, diffusée avec délectation par la chaîne, pour dire combien ils étaient heureux d’avoir rencontré cet homme important et qu’ils ont échangé avec lui une analyse de la situation actuelle, comme s’il était déjà le chef, aujourd’hui ou demain. Cela dit, tout ce beau monde sait que l’homme les instrumentalise pour polir son image et qu’il utilise sa chaîne pour réaliser des ambitions politiques, notamment dans la perspective de la prochaine présidentielle. On observe le même phénomène chez le patron d’une autre chaîne de télévision diffusant à partir de Londres, qui utilise son média pour faire son autopromotion en tant que candidat pour cette même élection.
Si l’on ajoute à cela une 3e chaîne privée appartenant à un homme d’affaires qui, lui, roule en toute la clarté pour une tendance politique particulière en excluant toutes les autres de manière grossière, on se fait une idée assez complète de la scène télévisuelle en Tunisie et comment elle a dérivé, avec ses deux piliers, public et privé, du professionnalisme médiatique vers une volonté d’influencer l’opinion au profit de personnes et de groupes qui possèdent les plus dangereux moyens d’influence sur l’opinion publique et sa manipulation.
Tout cela pose deux questions très graves. La première concerne la subordination croissante des politiques aux propriétaires des chaînes de télévision et la capacité de ceux-ci à les faire marcher, étant entendu que l’homme politique boycotté par les médias est vouée à mourir politiquement. C’est, en tout cas, ce qu’ils pensent.

La seconde question concerne les limites évidentes de la liberté d’opinion: vous êtes libre de crier dans un porte-voix dans une manifestation, mais moi, je suis libre de communiquer ma voix à des millions. Ce qui fait la différence entre nous, ce ne sont pas les valeurs et les idées, mais les dinars et les obligations.
Si le premier principe de la démocratie est la séparation des pouvoirs, et si l’on considère que l’information est aujourd’hui un quatrième pouvoir, et peut-être même le premier, et qu’il est dans la nature de tout pouvoir d’abuser, alors on doit considérer que l’information est un pouvoir qui peut corrompre et abuser; il convient donc de le restreindre par les valeurs et les lois.

2 - Publicité partisane et argent suspect
Les Tunisiens ont été surpris, au début du mois de juin, par l’apparition d’immenses affiches sur les panneaux alloués à la publicité des machines à laver, des téléphones et des rafraîchissements, mais la publicité, cette fois, vantait un parti politique à travers l’image travaillée de deux de ses dirigeants souriant de leur plus beau sourire, image qui a sans doute subi plusieurs tests et répétitions.
Pour justifier cette nouvelle pratique, ses initiateurs n’ont pas hésité à mentir, affirmant que la publicité des partis est courante dans les pays démocratiques, alors qu’elle est interdite dans les pays scandinaves et inexistante dans tous les pays occidentaux, en dehors de la période des campagnes électorales, durant laquelle on lui consacre des espaces équitablement distribués entre tous les partis. On a même poussé l’insolence jusqu’à exiger des autres partis qu’ils fassent la même chose s’ils en étaient capables. Le problème est qu’il est impossible pour la plupart des partis de financer une telle opération, qui exige des centaines de milliers de dinars. L’unique source de cet argent ce sont les hommes d’affaires qui ont commencé à investir dans certains partis, comme si ces derniers étaient des entreprises politiques qui vont leur garantir un jour un retour sur investissement et des dividendes.
Le plus grave derrière ce choix de la publicité politique – dans lequel s’est engagé un deuxième parti, mais en évitant la personnalisation – c’est qu’il trahit le manque de conscience, chez certains hommes politiques, de leur rôle clé dans l’étape actuelle, qui consiste à restaurer le respect de la politique et des politiciens.
L’attitude qui prévaut dans l’opinion publique, et qui découle de l’expérience d’un demi-siècle, est que la politique est mensonge, hypocrisie et imposture, et que les hommes politiques sont des opportunistes qui se prévalent de phrases grandiloquentes, alors que leur unique souci restent l’autorité, le pouvoir et l’argent au détriment du peuple dominé.
Les affiches n’ont fait que donner davantage de crédit à cette image et confirmer que le nouvel homme n’est qu’un commerçant qui vend son image comme on vend des savonnettes. Car, comme on pouvait s’y attendre, la campagne a été accueillie par un rejet populaire, car les gens n’acceptent pas qu’un parti dépense des montants exorbitants dans sa propre promotion publicitaire, alors que la crise économique prend la majorité à la gorge.

3 - L’achat des allégeances
Le phénomène prend progressivement des formes parfois risibles si elles ne suscitent pas le dégoût. Un tel parti mobilise des centaines de garçons et de filles, en leur fournissant transport et l’argent, pour donner l’illusion qu’il est en train de mobiliser les milliers pour ses meetings populaires. Un autre parti prétend fournir des services aux citoyens pour convoiter leur voix et non défendre leurs intérêts. Un troisième, fort de son influence au sein de l’administration, exige l’appartenance à ses rangs comme une condition nécessaire pour l’obtention d’un travail, à un moment où le chômage est une véritable tragédie.
Ce sont là autant de signes qui démontrent que le pire est encore à venir et que les voix [lors de l’élection de l’Assemblée constituante, le 23 octobre, Ndlr] vont être achetées et vendues en secret, et peut-être même sur la voie publique.
La victime est encore une fois l’image de la politique et le coupable ce sont les politiciens qui ne comprennent pas que leur rôle réside dans la représentation des valeurs et l’élaboration des règles et des lois permettant de résoudre les problèmes collectifs de façon équitable et par des moyens transparents, et non par la ruée vers les voix, même au prix de la manipulation pour grossir sa base populaire et l’instrumentalisation des pauvres, qui deviennent une partie prenante de la corruption généralisée, en développant chez eux la mentalité de la consommation politique, leur choix n’étant plus dicté par ce que les partis vont donner au pays demain mais ce que ces partis peuvent leur donner aujourd’hui.

Traduit de l’arabe par Imed Bahri 

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