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Le Cocher de Béja, par Emile Tubiana

Le Cocher de Béja

 

 

 

Il était une fois une humble femme qui s'appelait Joséphine. Elle était simple et d'une extrême bonté. Elle ne quittait pratiquement pas le seuil de sa porte. Comme elle boitait, elle passait le plus clair de ses journées, assise sur une chaise à regarder le va-et-vient des passants. Nous, les jeunes, nous l'aimions bien, elle nous connaissait tous. Son mari était grand, gros aussi. Il était cocher de la ville.

Le jour de ma communion, il nous prit à l'oued avec sa voiture; c'était la coutume. Il avait deux voitures, l'une pour les mariages, l'autre pour les enterrements; il ornait donc ses chevaux de rubans blancs ou noirs; ces derniers admirablement dressés adoptaient suivant les cas une cadence différente, pour les mariages ils avaient la tête haute et fière, leur allure était allègre; par contre pour les enterrements la tête était basse et l'allure était lente et pesante.

Monsieur Nino adorait ses deux chevaux qui le faisaient vivre; il passait ses journées à les laver, à les brosser; tous trois étaient toujours prêts à répondre au premier appel. Tout un hiver, il n'y eut ni mariage, ni enterrement donc pas de travail pour Monsieur Nino qui épuisait ses économies pour ses propres besoins et pour nourrir ses chevaux.

Un jour, Monsieur Fratello, l'un de ses amis, lui demanda de lui louer les chevaux pour le labour. Il n'en était pas question! Mais, par manque de travail, toutes ses économies allaient y passer.

Finalement après maintes réflexions et bien à contrecoeur, il accepta avec cependant deux conditions impératives: récupérer immédiatement ses chevaux dès qu'ils seraient requis pour un mariage ou un enterrement et de ne pas trop les fatiguer.    

Monsieur Nino était triste de devoir abandonner ses meilleurs amis. Il se sentait lâche, il n'avait plus le courage de regarder ses chevaux. Le premier jour, il les accompagna au travail, comme deux petits enfants qu'on conduit a l'école. Il souffrait de les voir travailler. Il intervenait de temps à autre pour qu'on leur permette de se reposer. Cette situation ne pouvait durer. Il finit par ne plus leur rendre visite. Quelques jours plus tard, l'un des chevaux mourut subitement. Monsieur Fratello était affolé. Comment annoncer cette terrible nouvelle à Nino?

Monsieur Manjoul était un sage parmi les vieux Arabes de la ville; il était respecté, écouté et avait la confiance de toutes les communautés; à l'occasion il ne manquait jamais de rendre service.

Monsieur Fratello alla le consulter.

"Mais c'est très grave ce que vous me dites là, Monsieur Fratello. Je me demande si Nino pourra supporter un tel choc. Laissons de côté tout dédommagement financier, il vous en voudrait davantage. Laissez-moi, j'ai besoin d'être seul pour réfléchir à ce problème." Le lendemain, Monsieur Manjoul pria le juge de paix de lui rendre visite; il le mit au courant et lui demanda de l'aider à solutionner cette épouvantable histoire. Le juge ne voyait pas le rôle qu'il pourrait y jouer et n'éliminait pas la possibilité d'une plaisanterie. Monsieur Manjoul le convainquit du contraire et lui dit:

"Ce que tu auras à faire est très simple. Demain tôt le matin, tu réveilleras Nino et tu lui diras de passer te voir à huit heures. Quand il viendra, tu lui annonceras avec tout le tact nécessaire une mauvaise nouvelle, que tu as rêvé qu'Antoine, son fils, est mort."

"Et ensuite?" demanda le juge.

"Le reste me regarde" répliqua Monsieur Manjoul. Le lendemain il fut fait comme il fut dit. Monsieur Nino était bouleversé par cette visite personnelle et si matinale du juge; pour sûr une grande personnalité était décédée et le juge tenait à s'entretenir avec lui des détails de la cérémonie funèbre. Les chevaux n'étaient pas là mais peu importe, il s'en occuperait dans la matinée. Pour l'instant, il imaginait le cortège traversant la ville, lui Nino, juché sur son carrosse, impeccablement habillé, coiffé de son haut-de-forme, provoquant l'admiration de tous les passants. Avertie, Madame Nino quitta son lit et se mit à brosser et repasser la belle tenue noire de son mari qui attendait dans l'armoire une telle occasion. A huit heures précises, Nino se présenta chez Monsieur le juge qui le reçut le visage grave. Croyant deviner les soucis du juge, Nino le rassura:

"Ne vous inquiétez pas, Monsieur le juge, je suis toujours prêt, à tout moment, à remplir les fonctions de ma charge."

"Là n'est pas la question, mon cher Nino, je suis tout ému, bouleversé, je ne sais comment te le dire, j'ai fait un rêve épouvantable, j'ai rêvé qu'Antoine est mort"

"Qui Antoine? Mon fils?"

"Oui mon pauvre Nino, ton fils!"

Effondré, plus mort que vif, Nino s'affala dans un fauteuil. A cet instant, on frappa à la porte, Monsieur Manjoul essoufflé apparut et s'écria:

"Ah! Nino, tu es là, je te cherche partout" Que lui voulait Manjoul? Probablement confirmer la mort d'Antoine.

"Mon pauvre Nino, j'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer", poursuivit Manjoul.

"Ah Mon Dieu, surtout pas Antoine!"

"Mais qui te parle d'Antoine; il s'agit d'un de tes chevaux qui vient de mourir." Comme propulsé du fauteuil, Nino sauta de joie.

"Un de mes chevaux? Et que veux-tu que ça me fasse? Merci Mon Dieu, merci il ne s'agit pas de mon fils!" Le juge continuant à jouer son rôle dit a Nino:

"Eh bien! il y avait quant-à-moi du vrai dans mon rêve, il s'agissait bien de ton cheval et non d'Antoine." Mais Nino était déjà dehors, rentrant chez lui en chantant et en dansant; il ne fut jamais aussi heureux de sa vie.

Une fois de plus, Monsieur Manjoul avait réussi à solutionner un problème grave dans les meilleures conditions.

 

Par Emile Tubiana    

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