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Le Soukhoï est tombé trop facilement

La carte de l’incident Service cartographique © MetulaNewsAgency

Le Soukhoï est tombé trop facilement (info # 012811/15)[Analyse]

Par Jean Tsadik © MetulaNewsAgency

 

Avec Stéphane Juffa pour les aspects aéronautiques

 

Le mardi 24 novembre courant, un pilote, le Lieutenant-Colonel Oleg Peshkov, assisté de l’ingénieur de vol, le Capitaine Konstantin Murakhtin, ont décollé à 9h42 de l’aéroport réquisitionné par les Russes au sud de Lattaquié en Syrie.

 

Ils sont assis côte à côte dans cet appareil de bombardement développé à la fin des années 60 et entré en service en 1975 dans l’Armée de l’air soviétique d’alors.

 

Ils ont une mission de bombardement à effectuer ; publiquement, il s’agit de détruire des cibles de l’Etat Islamique dans le nord de la Syrie, car la position officielle du Kremlin définit le Califat comme le seul objectif de ses interventions en Syrie.

 

En réalité, Peshkov et Murakhtin vont déverser leurs bombes beaucoup plus près de leur point d’envol, sur des positions des Brigades Turkmènes de Syrie (rien à voir avec DAESH), situées au nord-est et à l’extrême nord de la province à majorité alaouite de Lattaquié.

 

Les Turkmènes syriens composent une peuplade de culture turque, installée en Syrie depuis le onzième siècle et pratiquant une langue proche du turc. Ils seraient actuellement plusieurs centaines de milliers mêlés à la Guerre Civile dans le camp opposé à celui de Bachar al Assad soutenu par les Russes.

 

Les Turkmènes syriens avaient toujours été persécutés par le régime alaouite, qui leur refusait la nationalité syrienne et leur barrait le chemin de l’enseignement supérieur et d’autres services de l’Etat.

 

Suite à plusieurs raids, le Soukhoï, décrivait une sorte de circuit en hippodrome, longeant la frontière syro-turque au nord de la province de Lattaquié ; il peut soit attendre de nouvelles instructions pour des attaques supplémentaires, soit se préparer à atterrir à Lattaquié. Mais avant cela, à 10h24, l’équipage lance une volée de bombes sur les Turkmènes qui menacent le nord de l’Alaouitland, depuis la proximité immédiate de la frontière turque.

 

Une minute plus tard, le Soukhoï a disparu des écrans radars de toutes les forces présentes dans la région, qui passent une bonne partie de leur temps à scruter le ciel. Il a été abattu par un missile AIM-120 AMRAAM, de fabrication américaine, tiré à partir d’un chasseur-bombardier F-16 turc.

 

Ces missiles air-air ont une portée variant entre 50 et 160 kilomètres, suivant les modèles ; ce sont des engins sophistiqués de moyenne portée, en service dans de nombreuses armées de l’air, y compris le Khe’l Avir, la Royal Air Force britannique, l’Armée de l’air allemande, celles de Grèce et de Turquie. Le F-16 faisait partie d’une meute en attente d’une hypothétique violation de son espace aérien national depuis environ une heure et quinze minutes. Ils décrivaient des cercles dans cette partie de la Turquie, à des altitudes variant entre 2 400 et 6 000 mètres. Le SU-24 volait à environ 5 600 mètres lorsqu’il a été abattu.

 

Les pilotes ont réussi à sauter en parachute sains et saufs. Mais si Murakhtin a pu être récupéré vivant par les équipes de secours russes, Peshkov est mort, mitraillé en vol durant sa descente par les miliciens turkmènes. Alexander Pozynich, un soldat qui faisait partie du commando de récupération a également perdu la vie lors des efforts destinés à venir en aide aux pilotes. Pozynich est décédé lorsqu’un missile antichar a impacté l’hélicoptère dans lequel il avait pris place.

 

Pour le commandement russe, la présence des rebelles dans la région de la chute du Soukhoï représente une preuve du fait qu’il s’est agi d’une embuscade.

 

C’est possible et même probable, mais cela n’explique pas un certain nombre de faits troublants qui dévoilent d’étranges lacunes de l’aviation de Vladimir Poutine.

 

Le Soukhoï était en train de traverser un saillant turc qui s’enfonce en territoire syrien lorsqu’il a été abattu. Cette excroissance frontalière est minuscule, elle ne mesure que 5 kilomètres en son point le plus large, et 6 km du Nord au Sud. Sur les relevés radars, on s’aperçoit que le Soukhoï se trouvait à environ 3km à l’intérieur du saillant lorsque l’AIM-120 l’a frappé.

 

Pour expliquer la présence du bombardier russe en territoire turc, nous avons retenu les deux hypothèses suivantes : 1. Les pilotes et leur appui au sol n’ont pas estimé qu’il était nécessaire de contourner le saillant, pariant sur le fait que les Turcs ne prendraient pas le risque d’engager un combat aérien pour une transgression aussi anodine ; le SU-24 aurait dû mettre approximativement 17 secondes pour traverser le saillant. Précisons qu’il n’y a avait pas, au sol ou dans les parages, d’objectif que l’appareil russe aurait pu avoir un quelconque intérêt à attaquer ou à photographier.

 

2. Les pilotes ont commis une erreur de navigation. Ayant bombardé des rebelles une minute auparavant, ils auraient dû changer de cap vers le Sud, ce qu’ils n’ont pas fait. Ils étaient peut-être absorbés par l’activité de bombardement.

 

Suivant cette hypothèse, nous ne comprenons pas comment il se fait que l’appui au sol (c’est précisément l’un de ses rôles !) russe n’a pas prévenu les pilotes de trois éléments cruciaux qui ont causé sa perte : le fait qu’ils allaient traverser l’espace aérien turc, le fait que des F-16 se trouvaient en embuscade tout près d’eux, et le fait que ceux-ci avaient verrouillé leurs radars de tir sur le Soukhoï, ce qui constitue l’opération nécessaire avant l’envoi d’un missile. Une disposition qui aurait dû se remarquer tant dans le cockpit du SU-24 que sur les radars de l’appui au sol.  

 

A ce propos, et à ce stade de nos investigations, il nous est apparu que le rôle de l’appui au sol durant les missions opérationnelles du contingent russe était considérablement plus réduit que ce qu’il est dans les armées de l’air occidentales en général, dans le Khe’l Avir en particulier. Il apparaît que les équipages russes, une fois leurs objectifs désignés, sont largement laissés à eux-mêmes, augmentant ainsi profusément leur charge de travail.

 

Cela affecte l’efficacité de l’aviation russe, rallonge le temps de réaction des équipages, et les prive d’informations recueillies par l’ensemble d’un système de conduite de vol, étranger aux avions, auxquelles les pilotes n’ont apparemment pas accès. Dans les armées de l’air les plus modernes, ces données – satellitaires, renseignement, observation, radars au sol, relevés pris par les autres appareils, etc. - sont automatiquement intégrées aux indicateurs embarqués, sans même qu’une intervention vocale de l’appui au sol ne soit requise.

 

D’autre part, il nous apparaît que le Soukhoï a été abattu "trop facilement". Qu’est-il arrivé à ses contremesures, ces équipements, notamment électroniques, embarqués, dont la mission est de brouiller le tir des missiles ennemis ? L’AIM-120 est un missile commun, opérationnel depuis 1991 ; se pourrait-il que les ingénieurs russes n’aient toujours pas trouvé le moyen de le neutraliser ? Cette nouvelle aurait assurément un impact retentissant sur la manière dont les experts occidentaux appréhendent les capacités de la force aérienne russe.

 

Se pourrait-il aussi que les contremesures ne soient pas disponibles (ou pas au point ?) sur le SU-24, de conception déjà ancienne ? Mais qu’elles le soient, en revanche sur des modèles plus récents ?

 

Est-il envisageable que ces systèmes existaient sur l’appareil abattu mais que les pilotes auraient omis, intentionnellement ou par étourderie, de les enclencher. Lors d’une mission de guerre, avec autant d’avions d’autres pays, plus ou moins hostiles, dans les environs, l’oubli d’activer les contremesures aurait participé d’une faute énorme. Ce, à la fois de la part des pilotes et de l’appui au sol, dont l’une des autres fonctions consiste à vérifier le fonctionnement des équipages.

 

Autre constatation de notre part : il nous semble que Peshkov et Murakhtin ne comprenaient pas l’anglais. Si au sein de l’Armée de l’air turque les communications se déroulent généralement en anglais, chez son homologue russe, c’est la langue nationale qui prévaut. D’après nos informateurs, au moins cinquante pour cent des équipages ne pratiquent pas la langue de Shakespeare, ce qui expliquerait pourquoi celui du Soukhoï-24M, immatriculé 83, n’a pas répondu aux dix injonctions des Turcs, qui leur enjoignaient de changer de cap afin d’éviter le saillant.

 

Ce qui nous pousse à retenir cette hypothèse consiste en ce que, lorsque l’on connaît la présence de chasseurs-bombardiers dans votre voisinage immédiat, et qu’ils menacent d’ouvrir le feu sur vous, et que, de plus, vous vous apercevez qu’ils ont verrouillé le radar de tir sur votre appareil, vous faites ce qu’ils vous demandent. A moins d’avoir des pulsions suicidaires, ou… de ne pas saisir ce qu’ils vous disent.

 

Il existe une fréquence radio universelle, 121.5 Mhz, pour les civils, respectivement 243.0 Mhz pour les militaires, qui est dite "fréquence d’urgence pour les avions", ou "fréquence de garde", ou encore "Fréquence Militaire de Détresse (MAD, Military Aid Distress)", que tout équipage, en mission opérationnelle dans un espace aérien aussi dense que le ciel syrien, ne peut pas ne pas écouter sur sa seconde radio, pendant que la première reste en contact permanent avec l’appui au sol.

 

Au cas où Peshkov et Murakhtin ne l’écoutaient pas, cela constituerait une faute supplémentaire dans ce tableau déjà très chargé, et s’ils ne comprenaient pas ce qu’il s’y disait, ou pensaient que ce n’était pas à eux que les Turcs s’adressaient, c’est regrettable. A cela vient s’ajouter la constatation, qu’en principe, l’appui au sol dispose de la possibilité d’entendre toutes les conversations radio de la région où il opère. Dans ces conditions, pourquoi n’a-t-il pas prévenu son équipage ?

 

Nos constatations nous amènent à nous poser de multiples questions quant à l’efficacité réelle de l’Armée de l’air russe. Nous pouvons, à notre niveau, déjà dégager que la perte du Soukhoï no.83 a résulté d’une grosse séquence d’erreurs tactiques, de lacunes multiples et d’un mode opératoire inadapté et peut-être dépassé.

 

Nous nous posons également des questions quant au niveau général de la technologie qui équipe les avions de Poutine. A ce sujet, nous sommes d’autant plus alertés que ce Soukhoï avait été choisi afin d’intervenir sur un théâtre d’opération compétitif et dangereux, situé loin des frontières russes. Lors, dans ces conditions, on est enclin à penser que c’est le meilleur personnel équipé du meilleur matériel qui est choisi.

 

Ce qui transpire de nos notes, est l’image d’une aviation qui fonctionnerait "à l’ancienne", laissant une énorme responsabilité aux équipages et aux avions. Si cette impression traduit la réalité de l’état de l’aviation russe, si chaque AIM-120 tiré sur ses appareils était amené à faire mouche, le contingent de pilotes et de techniciens installés à Lattaquié se trouverait dans une situation stratégique extrêmement précaire, ce qui limiterait grandement la marge de manœuvre politique du Président Poutine. Cela dit en prenant déjà en compte l’installation de missiles sol-air sophistiqués, après l’incident, pour protéger l’aéroport de Lattaquié et ses environs.

 

Nul doute que les Renseignements des grandes puissances et des puissances régionales sont à l’affût et qu’ils dissèquent, avec infiniment plus de moyens que nous, les péripéties surprenantes de l’interception du Soukhoï par le F-16, et que cela aboutira à des mises à jour opérationnelles si ce n’est pas déjà fait.

 

A peine revenus de notre étonnement, nous nous sommes demandés pourquoi Erdogan avait-il décidé d’abattre un avion russe, étant donné que la violation de quelques mètres de l’espace aérien du saillant ne justifiait pas une telle intervention. Vu aussi que l’aviation turque viole quotidiennement l’espace aérien de ses voisins, particulièrement ceux d’Irak et de Chypre.

 

Quant à Poutine, le week-end précédent l’incident, il avait quasiment ordonné au Liban de fermer ses couloirs de navigation aérienne civile, prétextant de manœuvres de son armée. Dans les faits, l’aéroport international Rafic Hariri de Beyrouth était resté abandonné durant trois jours.

 

Il existe des réponses à ces interrogations ; Ferit Ergil, le responsable de la Ména à Istanbul est en train de mettre la dernière main à un article pour le moins détonnant, dans lequel on aurait pu intégrer celui-ci.    

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