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Les 400 ans de la « King James Bible »

 

Les 400 ans de la « King James Bible »

 

 

 

Le livre des livres

par Melvyn Bragg

À un journaliste qui lui demandait quel était le livre qui l’avait le plus influencé, le dramaturge allemand Bertolt Brecht fit cette réponse fameuse : « Vous allez rire : la Bible. » Il n’y avait pourtant là rien de nature à faire sourire, même dans la bouche d’un auteur communiste. De mère protestante, Brecht, qui avait accompli ses premières années de scolarité dans une école réformée, à l’instar de très nombreux Allemands, a baigné durant sa jeunesse dans la Bible de Luther : un ouvrage qui a joué un rôle déterminant dans la formation de la langue allemande, et dont l’influence sur la culture et la littérature germaniques s’est fait sentir durablement, de Goethe à Thomas Mann, en passant par les Romantiques et, bien sûr, Frédéric Nietzsche, fils d’un pasteur luthérien et dont le Zarathoustra est une sorte de « contre-Bible », écrite en versets d’allure biblique.

Une autre traduction de la Bible que celle de Luther a notoirement eu un impact encore plus considérable dans un univers culturel différent. Il s’agit du monde anglo-saxon, et de la traduction anglaise de l’ouvrage, plus particulièrement l’édition connue comme sous le nom de « King James Bible » (ou « King James Version »), appelée parfois aussi en Grande-Bretagne « Authorized Version ». Cette année, on célèbre le 400e anniversaire de cette édition historique. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’événement a donné lieu à toute une série d’initiatives : expositions, colloques, conférences, ainsi que la publication d’une bonne dizaine d’ouvrages sur le sujet, livres savants ou destinés au grand public. La « King James Bible » est rarement décrite en termes qui ne soient pas superlatifs, et le registre dans lequel on l’évoque le plus souvent est celui de l’hyperbole. Ce livre mythologique est-il vraiment le chef-d’œuvre littéraire que l’on prétend, et son impact a-t-il été aussi profond et universel qu’on l’affirme ?

Politique et religion

La « Bible du Roi Jacques », pour la désigner par le nom qu’elle porte en français, est le produit d’une volonté à la fois politique et religieuse, cas de figure fréquent à une époque où religion et politique étaient inextricablement mêlées. L’histoire de sa genèse et de sa fabrication nous est racontée en détails par David Norton (The King James Bible), Gordon Campbell (Bible - The story of the King James Version), Adam Nicholson (When God spoke English), Derek Wilson (The People’s Bible) et Melvyn Bragg (The Books of Books – le moins technique de tous ces ouvrages et celui qui embrasse le champ le plus vaste).

Au début du XVIIe siècle, plusieurs traductions de la Bible en anglais existaient, dont la « Grande Bible », la « Bible des Évêques », la Bible de William Tyndale, réalisée près de cent ans auparavant et qui avait longtemps circulé sous le manteau en raison des sympathies luthériennes de son auteur (accusé d’hérésie par Thomas More, Tyndale finit sur le bûcher), ainsi que la « Bible de Genève », largement basée sur la précédente, qui exhalait un certain parfum de calvinisme. Fils de la catholique Marie Stuart, qui avait été décapitée sur ordre d’Elisabeth Ière, arrivé sur le trône suite au décès sans descendance de cette dernière, le roi Jacques Ier souhaitait asseoir fermement son pouvoir en s’appuyant sur son titre de chef de l’Église anglicane. La publication d’une nouvelle édition de la Bible, expurgée des éléments ouvertement antimonarchistes de la Bible de Genève et des vues extrémistes des sectes puritaines, lui apparut un bon moyen pour ce faire. Au sens strict, la « King James Version » n’est cependant pas une nouvelle traduction. Ainsi que le stipulait très clairement le mandat du groupe d’érudits auquel avait été confiée la tâche de produire cette nouvelle Bible, l’idée était de tirer parti de ce qu’il y avait de meilleur dans les traductions existantes, dans l’objectif de donner naissance à un texte qui serait meilleur encore. C’est ce à quoi se sont employés les 47 membres du comité de rédaction, lors de leurs sessions de travail à Oxford, Cambridge et Westminster, en n’hésitant pas à revenir aux textes originaux en hébreu, en grec et en latin chaque fois que cela leur semblait nécessaire.

La Bible comme œuvre littéraire

Le produit de cet effort collectif est-il particulièrement fidèle au texte biblique original, et a-t-il la beauté insurpassée qu’on lui attribue ? Les avis varient à ce propos. Un fait unanimement souligné est l’écrasante présence, dans le texte de la « King James Version », de la Bible de Tyndale, dont 80 à 90 %, selon les estimations et les parties concernées, se retrouvent dans la « Version Autorisée ». Or Tyndale, qui connaissait l’hébreu, s’est généralement montré très fidèle. Dans un certain nombre de cas, des contresens malheureux ont réussi à se glisser. Dans sa contribution à l’ouvrage collectif The King James Bible After 400 Years, le spécialiste d’études bibliques américain Robert Alter montre ainsi comment un des passages les plus poétiques du livre des Psaumes dans la version anglaise repose sur une interprétation erronée de deux termes hébreux, qui sont employés dans l’original d’une façon totalement prosaïque. De manière générale, son avis est que le texte de la « King James Bible » rend bien mieux la concision et la force compacte de l’hébreu dans les passages narratifs que dans les parties rédigées sous forme poétique, qui portent la trace du style anglais de l’époque, volontiers fleuri.

Fidèle, le texte de Tyndale est par ailleurs d’une qualité stylistique exemplaire. Certains commentateurs donnent des exemples de passages dans lesquels, à leur appréciation, le texte de 1611 n’ajoute rien à celui de Tyndale, voire même tombe en dessous de celui-ci, comme dans le cas du remplacement de « love » par « charity » dans la célèbre Épître de Saint Paul aux Corinthiens. Mais on peut aisément en produire autant d’autres où il l’améliore sans conteste, et chacune des deux versions a ses champions. D’un autre côté, il faut tenir compte de la tendance naturelle des lecteurs à retenir surtout les formulations les plus élégantes et les plus frappantes, en oubliant les passages moins heureux ou plus banals.

Dans l’ensemble, pour partie en raison des qualités de l’original hébreu, liées notamment à l’usage délibéré de mots ordinaires et d’images concrètes, pour partie du fait du génie littéraire de Tyndale et du travail remarquable opéré par ses successeurs, le texte frappe par sa majestueuse simplicité, nulle part aussi éclatante que dans le premier vers de l’Évangile selon Saint Jean : « In the beginning was the Word, and the Word was with God, and the Word was God. » Il se distingue aussi par son caractère extrêmement mélodieux, qui n’a rien d’étonnant si l’on veut bien se souvenir que la Bible était le plus souvent lue à haute voix. La forte impression faite par la « King James Version » est encore accrue par l’emploi qu’elle fait d’un langage déjà archaïque au moment où elle a été rédigée, qui contribue à accentuer le sentiment d’autorité, de distance et de profondeur.

Un livre qui a influencé la langue anglaise

On affirme souvent que la « King James Bible » a exercé une influence considérable sur la langue anglaise. Au moment où l’ouvrage a été publié, cette langue était cependant déjà largement stabilisée. Le rôle qu’elle a eu dans son évolution n’est donc pas comparable à celui joué par la Bible de Luther dans la fixation de l’allemand. La contribution de la « King James Version » à l’anglais pas n’a non plus essentiellement consisté en l’apport de nouveaux mots dans son lexique, comme l’ont fait les pièces de Shakespeare (des quelque 20 000 mots utilisés par l’auteur d’Hamlet, un peu moins de 2 000 ont été employés pour la première fois par lui). Ce dont on la crédite est d’avoir introduit dans la langue anglaise toute une série d’expressions idiomatiques. Pour quantifier l’influence de l’ouvrage à cet égard, le linguiste David Crystal, dans son livre Begat: The King James Bible and the English Language, s’est livré à un décompte des expressions d’origine biblique entrées dans l’usage courant (le critère utilisé était assez restrictif, puisque n’ont été retenues que les expressions aujourd’hui utilisées dans un contexte profane). Il en a inventorié 257, un chiffre inférieur à ceux que l’on entend parfois citer, mais supérieur à celui auquel aboutirait le même calcul pour n’importe quel autre ouvrage. Une grande majorité de ces expressions, a-t-il découvert, étaient déjà présentes dans le texte de Tyndale.

Curieusement, ni David Crystal ni aucun des auteurs des autres ouvrages n’ont eu la curiosité de vérifier de ce qu’il en était dans les autres langues. S’ils l’avaient fait, ils se seraient aperçus qu’une proportion importante des expressions idiomatiques répertoriées s’y retrouve également. Ainsi en français, pour donner quelques exemples : « tuer le veau gras », « le retour de l’enfant prodigue », « la chair et le sang », « le sel de la terre », « pour un plat de lentilles », « suis-je le gardien de mon frère ?», « vanité des vanités », « rien de nouveau sous le soleil », « l’homme ne vit pas que de pain », « un homme selon mon cœur » ou « pour chaque chose, il y a une saison », premiers mots d’un des plus beaux passages de l’Ecclésiaste. En toute rigueur, la véritable source de l’enrichissement de la langue anglaise est donc moins la « King James Bible » elle-même que le texte hébreu d’origine, la version traduite n’ayant joué qu’un rôle d’intermédiaire dans un processus de transfert.

L’impact sur la littérature

En limitant son étude à la comptabilité des expressions idiomatiques, David Crystal se privait de la possibilité de prendre la mesure d’autres formes d’influence, par exemple celle exercée par la « King James Bible » au plan stylistique. S’il y a pourtant bien un trait distinctif de la langue de l’ouvrage, c’est sa formidable musique, très facilement reconnaissable. Un des endroits où son écho résonne le plus fort est la littérature anglo-saxonne. Le premier auteur cité dans ce contexte est souvent William Shakespeare. De fait, par bien des traits, la langue de Shakespeare évoque celle de la « King James Bible », dont elle a la puissance expressive et la charge poétique. Cette proximité, qui donne l’occasion au fameux critique américain Harold Bloom, « bardolâtre » notoire, de réaffirmer, dans son propre ouvrage sur la « King James Bible » (The Shadow of a Great Rock), la supériorité de son auteur-culte, ne peut pas être le produit d’une influence directe, puisque cette nouvelle édition a été publiée cinq seulement avant la mort du dramaturge. Mais Shakespeare et les rédacteurs de la « Version Autorisée » étaient immergés dans le même océan linguistique. Surtout, Shakespeare était un grand lecteur de la Bible dans la version de Genève, qui est aussi profondément marquée par le texte de Tyndale que la Bible du Roi Jacques. On fera la même remarque au sujet du poète John Donne, contemporain de Shakespeare ; mais pas de Milton, un auteur légèrement postérieur sur qui l’influence directe de la « King James Version » est par contre évidente, tout comme elle l’est sur de nombreux écrivains qui ont suivi. La liste de ceux-ci varie selon les commentateurs, qui tendent parfois à mélanger les auteurs chez qui la langue, les thèmes et les rythmes de la Bible ont joué un rôle central (Byron, les sœurs Brontë, Ruskin, le grand historien Thomas Macaulay) et ceux pour lesquels elle a simplement constitué une source d’inspiration importante (Daniel Defoe, Jonathan Swift, Kipling, Dickens).

En raison de la place qu’occupe la Bible aux États-Unis, c’est toutefois sur la littérature américaine que l’impact de la « King James Bible » s’est avéré le plus déterminant. L’exemple le plus flagrant est bien sûr celui d’Herman Melville, dont le Moby Dick est un récit épique ostensiblement biblique par sa thématique, son imagerie, son organisation et sa langue. Mais c’est en réalité quasiment tous les écrivains américains qu’il faudrait citer, de Nathaniel Hawthorne à Francis Scott Fitzgerald, en passant par Thoreau et Emerson, Edgar Alan Poe, Emily Dickinson et même Hemingway, tous influencés à un degré ou l’autre par la Bible, ses cadences et son langage. La présence de la Bible dans les œuvres littéraires américaines est d’autant plus importante que leurs auteurs proviennent du Sud du pays (Mark Twain, Faulkner, Tennessee Williams), sont religieux (Gerard Manley Hopkins), noirs (James Baldwin), ou d’origine protestante (John Updike). Juif de Chicago, Saul Bellow constitue de ce point de vue la fameuse exception qui confirme la règle.

Cet impact littéraire de la Bible, plus particulièrement dans une version traduite, est un phénomène typique du monde anglo-saxon et protestant (inconnu en Irlande, on l’observe aussi, comme on l’a vu, en Allemagne, ainsi que chez des auteurs scandinaves comme August Strindberg). Rien de comparable dans les pays latins et catholiques, où la Bible a toujours joué un rôle plus marginal. Quand ils ne sont pas d’origine protestante (Gide) ou à moitié Américains (Julien Green), les quelques écrivains français chez lesquels l’influence de la Bible est détectable, soit la lisaient en latin, comme Pascal et Claudel, soit ont davantage été marqués par les idées qu’ils y trouvaient (fût-ce pour les critiquer violemment), que par son langage, comme Rimbaud.

La culture et la société

À côté de la littérature, un domaine où l’impact la « King James Bible » est manifeste est celui de la culture populaire américaine. Sans doute parce qu’ils sont des universitaires, la plupart des auteurs des ouvrages mentionnés l’ont presque complètement ignoré. Pourtant, les traces de l’influence de la Bible y sont abondantes, ce qui à la réflexion n’a vraiment rien de surprenant : durant des décennies, la Bible était l’unique livre qu’on pouvait trouver dans beaucoup de foyers américains, et le seul avec lequel les plus pauvres avaient l’occasion d’être en contact. L’exemple le plus souvent cité est celui du negro-spiritual et du gospel, dont ce serait peu dire qu’ils portent l’empreinte de la Bible. Mais la même remarque pourrait être faite au sujet de la quasi-totalité de la musique populaire, surtout d’origine noire : le blues, le jazz, la soul de Ray Charles, les pop songs de Bob Dylan et de Leonard Cohen, et même, en dehors des États-Unis, le reggae de Bob Marley. Du fait de la forte présence de la Bible dans la société américaine, on entend aussi souvent la musique de la « King James Bible » dans les films d’outre-Atlantique, plus particulièrement ceux qui mettent en scène la communauté noire, de Hallelujah de King Vidor à La Couleur pourpre de Steven Spielberg, mais aussi dans beaucoup de récits dont l’histoire se déroule dans des régions rurales ou dont le scénario comprend un rôle de pasteur, Et au milieu coule une rivière de Robert Redford, pour donner un exemple, ainsi que dans un nombre substantiel de westerns : sur la « frontière », on le sait, la Bible n’était jamais bien loin du fusil.

On peut aussi tenter de mettre en évidence l’impact qu’a eu la « King James Bible » sur la société dans son ensemble. L’exercice est plus complexe et délicat. Melvyn Bragg s’y essaie dans son livre, d’une manière qui n’est pas totalement convaincante. De ce que Thomas Paine, William Wilberforce et Mary Wollstonecraft ont formé en partie leurs idées dans la lecture de la Bible, il est un peu imprudent de conclure que celle-ci a été à l’origine de la Révolution américaine, de l’abolition de l’esclavage et du mouvement d’émancipation des femmes. Un domaine où l’impact de la « King James Version » est en revanche indéniable est celui de l’éloquence politique aux États-Unis. Le fameux discours de Martin Luther King « I have a dream » est le décalque d’un passage du Livre d’Isaïe, et bien avant lui, la célèbre Gettysburg Address et les deux discours d’investiture d’Abraham Lincoln retentissaient déjà d’accents bibliques. Lorsque l’on sait à quel point les discours de Lincoln, dont le premier cité est connu par cœur par de nombreux Américains, sont copiés et étudiés comme source d’inspiration, on mesure l’influence qu’a pu avoir par leur truchement le langage de la « King James Bible » sur les discours politiques aux États-Unis.

Une réputation qui n’est pas usurpée

À titre de contribution personnelle à la commémoration du 400e anniversaire de la « King James Bible », le célèbre critique Christopher Hitchens a consacré une de ses colonnes du magazine Vanity Fair au sujet. Un choix dans lequel entrait assurément un peu de coquetterie, et qui s’explique pour partie par le goût de Hitchens pour la provocation, l’homme étant connu comme l’un des fers de lance du « nouvel athéisme ». Dans ce long article érudit, Hitchens cite notamment l’extrait de l’Ecclésiaste que George Orwell (athée affirmé, mais non militant) avait demandé que l’on lise à ses funérailles, ainsi que celui de l’Épître aux Philippiens qu’il avait lui-même lu à celles de son père. Cette double anecdote en dit long sur l’attrait que peut exercer ce texte mémorable sur des individus qui ne sont pas croyants mais dont le métier est d’écrire, donc d’exprimer à l’aide de mots des idées et des sentiments, ce à quoi la Bible, plus particulièrement dans cette version, excelle.

Emportés par leur enthousiasme, les admirateurs de la « King James Bible » ont parfois défini son influence en termes excessifs. Affirmer, comme le fait Melvyn Bragg, que la « King James Bible » a « façonné » la vie de Winston Churchill ou de Florence Nightingale (pionnière des soins infirmiers) est pour le moins une exagération. Cette influence, on l’a vu, a souvent été indirecte et n’est pas exclusivement imputable au travail de ses auteurs, dont l’œuvre a essentiellement joué un rôle de véhicule pour le texte de Tyndale et, derrière celui-ci, le texte hébreu original. Autant qu’à son exceptionnelle qualité littéraire, elle est de surcroît due au rôle central joué par la Bible dans la culture anglo-saxonne et les sociétés protestantes. Mais l’impact qu’a eu cette édition est hors de doute, et, de quelque façon qu’on l’estime, il est supérieur à celui de n’importe quel autre ouvrage imprimé. Que la « King James Bible » soit le livre le plus influent de tous les temps est assurément un cliché. Mais comme beaucoup de clichés, celui-ci contient une grande part de vérité.

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