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Les désorientés d’Amin Maalouf : Le clan des Byzantins ne se réunira jamais

 

Livres - Les désorientés d’Amin Maalouf (*)Le clan des Byzantins ne se réunira jamais

 

 

• Beaucoup plus qu’un roman (la fiction, ici, n’est qu’un prétexte), cet ouvrage est un essai, plus exactement un débat, sur la guerre, la religion et l’existence. Encore un délice signé Amin  Maalouf. 
Tout le long de 520 pages, du premier mot jusqu’au dernier, le lecteur ne saura pas dans quel pays nous sommes, ni de quelle guerre il est question. Un seul nom (Le Levant, qui renvoie à la côte orientale de la Méditerranée) et une seule date (le milieu des années 1970), certes, conjugués avec la nationalité de l’auteur, permettent de penser que nous sommes vraisemblablement au Liban, ce pays qui a traversé, de 1975 à 1990, une guerre civile aussi meurtrière qu’injustifiée. 
En ce début, donc, des années 1970, une bande d’étudiants, très liés, s’étaient donné pour nom Le cercle des Byzantins. Ils étaient brillants, ils s’accrochaient à un avenir radieux, surtout, ils étaient convaincus que rien, jamais rien, ne saurait les séparer. Mais un jour, la guerre a éclaté et menaçait de tout emporter dans ses foudres. Beaucoup, de la clique, ont préféré l’exil, qui aux Etats-Unis, qui au Brésil, qui en France ; les autres, mais très peu, sont restés au pays. Ils se sont perdus de vue, ils ont perdu de leurs contacts respectifs. Plus rien ne semblait pouvoir les réunir à nouveau.
Pourtant, la mort imminente de l’un d’eux, Mourad, resté au pays où, après la guerre, il allait se corrompre en politique jusqu’à devenir ministre aux stratagèmes plus que suspects, va être le déclencheur d’une idée géniale : remuer ciel et ciel pour amener toute la bande à des retrouvailles au chevet du mourant après plus d’un quart de siècle. C’est Adam, le narrateur représenté tantôt par «je» tantôt par «il», à qui est dévolu le soin de retrouver les dix membres du Cercle et de les inviter à rappliquer. Depuis Paris où il vit, Adam en a contacté certains, les autres, à partir du pays natal où il est arrivé le premier. Les correspondances par mail ont rendu possibles les contacts et, en amont, les recherches. La bande est faite de juifs, de chrétiens et de musulmans. Un détail peu important, mais la séparation de plus de 25 ans a forcément changé, chez eux, la vision des choses. Que ce soit à travers Internet ou sur le sol du pays natal, le débat, sur certaines questions, s’est ouvert avant même les retrouvailles officielles. 
Et d’abord au sujet du conflit israélo-arabe : «La Palestine, nous avons le droit de l’appeler “eretz ysrael”, et nous avons le droit d’y vivre autant que les autres. Mais rien ne nous autorise à dire aux Arabes : allez, ouste, dégagez d’ici, cette terre est à nous, depuis toujours, et vous n’avez rien à y faire. Ça, pour moi, c’est inadmissible, quelle que soit notre interprétation des textes, et quelles qu’aient pu être nos souffrances...». Ou encore : «Ce conflit qui a bouleversé nos vies n’est pas une querelle régionale comme les autres, et ce n’est pas seulement un affrontement entre deux tribus cousines malmenées par l’Histoire. C’est ce conflit qui empêche le monde arabe de s’améliorer, c’est lui qui empêche l’Occident et l’Islam de se réconcilier, c’est lui qui tire l’humanité contemporaine vers l’arrière, vers les crispations identitaires, vers le fanatisme religieux, vers ce qu’on appelle de nos jours ‘‘l’affrontement des civilisations’’». Mieux encore : «... On pourrait affirmer que dans l’Histoire trois ou quatre fois millénaire du peuple juif, les années quarante du XXe siècle, qui ont vu une tentative d’extermination, puis la défaire du nazisme, puis la création de l’Etat d’Israël, constituent la décennie la plus dramatique et la plus significative de toutes (...). Dans un monde idéal, les choses auraient pu se passer autrement. Les juifs seraient venus en Palestine en expliquant que leurs ancêtres avaient vécu là il y a deux mille ans, qu’ils en avaient été chassés par l’empereur Titus, et qu’à présent ils avaient décidé d’y revenir ; et les Arabes qui peuplaient ce pays leur auraient dit : Mais bien sûr, entrez donc, vous êtes les bienvenus, nous vous laisserons la moitié du pays et nous irons vivre dans la moitié qui reste... (...). Dans le monde réel, les choses ne pouvaient se passer ainsi. Quand les Arabes ont compris que l’immigration juive n’était pas le fait de quelques groupes de réfugiés, mais qu’il s’agissait d’une entreprise organisée visant à s’approprier le pays, ils ont réagi comme l’aurait fait n’importe quelle population : en prenant les armes pour l’empêcher. Mais ils se sont fait battre. Chaque fois qu’il y a eu un affrontement, ils se sont fait battre. Ce qui est certain, c’est que cette succession de débâcles a progressivement déséquilibré le monde arabe, puis l’ensemble du monde musulman. Déséquilibré au sens politique et aussi au sens clinique. On ne sort pas indemne d’une série d’humiliations publiques. Tous les Arabes portent les traces d’un traumatisme profond ; mais ce traumatisme arabe, lorsqu’on le contemple à partir de l’autre rive, la rive européenne, ne suscite que l’incompréhension et la suspicion». Explication : «Il y a deux tragédies parallèles : les Juifs, qui ont subi tant de persécutions et d’humiliations à travers l’histoire, et qui viennent de connaître, au cœur du XXe siècle, une tentative d’extermination totale, comment leur expliquer qu’ils doivent demeurer attentifs aux souffrances des autres? Et les Arabes, qui traversent aujourd’hui la période la plus sombre et la plus humiliante de leur histoire, qui subissent défaite sur défaite des mains d’Israël et de ses alliés, qui se sentent bafoués et rabaissés dans le monde entier, comment leur expliquer qu’ils doivent garder à l’esprit la tragédie du peuple juif?...». 
Quelques dizaines de pages plus loin, le débat porte sur un autre sujet non moins important, à savoir la polygamie : «Beaucoup d’Européens ont une femme et une maîtresse, avec des enfants de l’une et de l’autre ; mais si l’islam dit qu’on peut épouser les deux, c’est l’idée d’un double mariage qui devient scandaleuse, outrancière, immorale, et c’est la liaison illégitime qui devient respectable (...)». Conclusion : «Tu crois vraiment que ce qui intéresse l’Occident c’est l’émancipation de nos femmes? Tu ne penses pas qu’il y a, depuis des siècles, une hostilité systématique envers tout ce qui vient de chez nous? Autrefois, on reprochait à nos pays d’Orient leurs éphèbes et leurs femmes lascives, et aujourd’hui on nous reproche notre extrême pudeur. A leurs yeux, quoi que nous fassions, nous sommes toujours en faute». 
Enfin le verdict, vers la fin de l’ouvrage : «Au XXe siècle, il y a eu deux calamités majeures : le communisme et l’anticommunisme ; au XXIe, il y aura aussi deux calamités : l’islamisme radical et l’anti-islamisme radical».
Revenant à la fiction, l’auteur, en guise d’épilogue, nous invite à un choc terrible : Adam, à seulement quelques heures des grandes retrouvailles entre les membres de la clique, est victime d’un effroyable accident de la route. Non, décidément, le clan des Byzantins ne pourra se réunir à son complet. Pourquoi une telle fin macabre? Et si c’était tout simplement un parallèle que dresse l’auteur pour signifier que la fissure du monde arabe, si désorienté, est irrémédiable?
Quoi qu’il en soit, ne pas lire cet ouvrage —un chef-d’œuvre!— serait un vrai ratage!

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