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Juif d’origine et de culture arabes - Par Naïm Kattan

Juif d’origine et de culture arabes
Par Naïm Kattan

 

Qui est juif et qui est arabe? Il est plus facile non de définir mais de signaler le juif : c'est celui qui accepte son origine, indique sa naissance, soit par la pratique soit par l'affirmation de l'appartenance. On est juif par l'histoire, la tradition ou la pratique. Le juif peut faire partie d'une communauté tout en étant de nationalité et de citoyenneté distinctes. On peut ajouter que ceux qui évitent de se déclarer comme juifs, qui tentent de cacher ou de camoufler leur origine, sont souvent rappelés à l'ordre par les autres, car on est juif également par le regard des autres. Pour nombre de juifs indifférents à leur origine, l'existence de l'État d'Israël a changé la donne. On peut se contenter d'affirmer une sympathie pour cet État pour affirmer implicitement un sentiment favorable à une origine, sinon une adhésion ou une appartenance.

Dire qui est arabe est plus complexe. L'arabe est d'abord une langue, celle du Coran ; une langue sacrée, celle par laquelle Allah s'est adressé au Prophète. Or, cette langue préexistait à l'Islam. À l'école, j'ai appris les moallakat, les poèmes qu'on suspendait en public dans les foires et les marchés de La Mecque. Mohamed appartenait à une tribu, Koreich, qui était arabe, d'abord par la langue. On a nommé l'époque préislamique celle de jahiliyya, de l'ignorance ; et dans le Coran, Mohamed met en garde contre les poètes. Le Coran se révèle dans une langue moins codifiée que celle des poètes ; elle devait être la langue populaire de l'époque. À partir de cette période, la langue arabe fut associée à l'Islam. Pour les musulmans, quel que soit leur pays, le Coran ne se lit qu'en arabe, et les prières ne se font que dans cette langue. Or aujourd'hui, la majorité des musulmans (Indonésiens, Iraniens, Turcs, Africains, etc.) ne sont pas de langue arabe. Après la domination du monde arabe par les Ottomans--qui a duré près de cinq siècles et fut suivie par celle des pays occidentaux, notamment la Grande-Bretagne et la France--la nahda, ou le réveil du monde arabe, d'abord inscrit dans un renouveau de l'Islam, fut grandement influencée par l'Occident. La renaissance de la littérature arabe au début du vingtième siècle avait pour protagonistes de nombreux chrétiens, surtout des Libanais tels que Gibran, Mikhael Naïma, Ilya Abou Madhi et bien d'autres. En Égypte, Albert Cossery, Georges Hénein, Edmond Jabès, comme les Libanais Salah Stétié, Amin Maalouf et Venus Khoury Ghata entre autres, ont choisi d'écrire directement en français. Dès lors, la question se pose, est-on arabe par la langue, la religion, le lieu de naissance? La réponse ne peut être clairement tranchée.

En Irak, les juifs étaient de langue arabe, ayant autant que les autres--musulmans, chrétiens, du Sud ou du Nord--leur propre dialecte. La langue écrite, celle de l'enseignement et des médias, était la même pour tout le monde. Il fallait l'apprendre à l'école. La jeune littérature irakienne doit énormément aux juifs tels Anwar Shaoul, Mourad Mikhael et Meir Basri. Dans les années 1930, un groupe de jeunes intellectuels juifs a fondé l'une des premières revues littéraires en Irak : Al-Hassid.

En 1941, un gouvernement pronazi, sous la direction de Rashid Ali al-Gailani, prend le pouvoir et déclare la guerre à la Grande-Bretagne. Sa défaite fut suivie par le farhoud, un pogrom qui a mis fin au sentiment d'appartenance des juifs au pays. Ils sont les descendants des prisonniers de Babylone, y ont vécu pendant vingt-six siècles et on leur doit le Talmud de Babylone. Le traumatisme créé par le bouleversement du farhoud n'a jamais été surmonté.

Dix ans plus tard, le gouvernement irakien donna aux juifs le choix d'abandonner leur citoyenneté et de partir en laissant derrière eux leurs propriétés et leurs biens. Israël les a accueillis dans des conditions difficiles, voire pénibles. L'alternative était de demeurer dans leur pays et de subir le harcèlement et la persécution. En Israël, ils ont réussi à surmonter les obstacles et aujourd'hui ils sont actifs dans les divers domaines politiques, économiques et culturels.

Revenons aux Arabes. Lors de la première guerre mondiale, T.E. Lawrence, oeuvrant à partir de l'Arabie, a soutenu le soulèvement des nations arabes contre les Ottomans. À la fin de la guerre, la Grande-Bretagne et la France s'étaient partagées la région, y installant des gouvernements apparemment indépendants. Le nationalisme des pays arabes exprimait les aspirations et les ambitions des classes moyennes montantes, qui étaient de plus en plus encadrées par les forces militaires. La propagande nazie leur promettait de les libérer du joug colonialiste et était favorablement accueillie par Nasser et Sadate en Égypte. Être arabe a pris alors un sens politique au-delà de la religion. La Grande-Bretagne en était bien consciente. En 1943, le ministre des Affaires étrangères Anthony Eden fit un discours aux Communes, dans lequel il exprima clairement la sympathie de la Grande-Bretagne pour une union des pays arabes. Londres cherchait alors à rallier les Arabes contre l'Allemagne nazie. En 1945, cinq pays ont fondé la Ligue des pays arabes. Dès sa naissance, le nationalisme qui les réunissait était nettement politique et ses ennemis étaient surtout les sionistes.

Même si le protagoniste de l'impulsion au réveil était l'islamique al-Afghani, le nationalisme politique né à la deuxième guerre mondiale était laïc et se qualifiait souvent de socialiste. Le maître à penser en fut Michel Aflaq, un chrétien qui enseignait à l'Université américaine de Beyrouth et qui publiait la revue Al-Tali'a. Dès 1947, il jeta la base du parti al- Ba'ath, qui prit le pouvoir en Syrie et en Irak. Dès sa prise du pouvoir, Nasser, de son côté, écrivit dans un livre manifeste qu'il rêvait de transformer les mosquées en lieux d'assemblées politiques. Il installa le socialisme comme le fit Ben Bella en Algérie et Bourguiba en Tunisie. L'arabisme devint dès lors un vecteur de transformation sociale tout en demeurant une affirmation politique d'identité. Quelle place un juif pouvait-il avoir dans de tels rassemblements? S'il n'était pas ouvertement sioniste, il l'était d'une manière potentielle, ce qui faisait de lui un ennemi, déclaré ou non. Des chrétiens comme Boutros Ghali et Tariq Aziz participaient aux gouvernements d'Égypte et d'Irak sans déranger l'affirmation nationaliste. Et voici que le socialisme affiché par divers pays arabes fit faillite, entraînant dans sa chute le nationalisme dont il était censé être le moteur. L'opposition de gauche était décimée et une autre est née, ayant recours à un passé glorieux qui ne pouvait être mis en question, de sorte que l'intégrisme musulman semblait être la seule route de changement, d'un nouveau règne. Même quand il est tenu sous le boisseau--comme en Égypte et en Tunisie--l'intégrisme ne cesse de faire des ravages.

Dans ce brouhaha, un juif ne pouvait être écouté que s'il dénonçait bruyamment le sionisme et Israël. Phénomène rare, rarissime même s'il a existé. Forcé, plus ou moins ouvertement, à quitter son pays, il devint quasiment impossible pour le juif de se déclarer arabe sans affirmer une adhésion à un nationalisme dont le principal ennemi est le sionisme. Pour celui qui a grandi avec la langue et la culture arabes, elles persistent comme des possessions. Il y a une vingtaine d'années, un index de livres arabes publiés en Israël démontrait que le quart avait pour auteurs des juifs. D'origine irakienne, Isaac Bar Moshé et Samir Naqqash continuaient à écrire en arabe, dissociant ainsi la langue du lieu de naissance. Certes, on s'attend d'un juif devenu israélien qu'il adopte la langue du pays. La majorité des juifs irakiens--comme Sami Michael, Shimon Ballas et Lev Hakak--ont adopté l'hébreu comme langue d'expression. En Irak, les juifs apprenaient l'hébreu comme langue de prière et de lecture de la Torah.

Pour ma part, j'ai commencé mon activité littéraire à Bagdad, publiant des nouvelles et des articles en arabe, et participant à la fondation de deux revues littéraires : Al-Fikr al-Hadith (La pensée moderne) et Al-Waqt al-Dha'i (Le temps perdu). Parti à Paris en 1947 pour faire des études à la Sorbonne, j'ai continué pendant sept années à écrire en arabe comme correspondant du quotidien irakien Al-Chaab, entre autres. Arrivé à Montréal en 1954, il m'a semblé absurde de poursuivre une œuvre en arabe, sans lien avec un public évanescent et invisible. J'ai dû traverser quinze ans de silence pour devenir un écrivain francophone. Que me reste-t-il de l'arabe? Je lis encore des livres en arabe et consacre certaines de mes chroniques littéraires du journal montréalais Le devoir à des écrivains arabes traduits en français ou ayant choisi de s'exprimer directement dans cette langue. Parmi mes ouvrages, je peux signaler des romans et des nouvelles dont l'action se déroule à Bagdad, et des essais dans lesquels je tente d'analyser mon rapport avec l'origine et avec la langue maternelle. Je peux clairement affirmer que la culture arabe est aussi, et toujours, la mienne, même si je suis devenu par ma langue d'expression, mes intérêts et la substance de mes écrits, francophone, canadien, montréalais. C'est le cas d'autres juifs irakiens, qu'ils aient adopté l'anglais, comme Elie Kedourie, ou l'hébreu, comme ceux que j'ai déjà mentionnés. J'ajoute que la langue arabe demeure un lien culturel entre écrivains de divers pays qui, depuis quelques années, se redécouvrent d'abord libanais, égyptiens, irakiens ou autres.

La langue donne naissance à une mosaïque entre divers pays et différentes expériences de vie mais elle ne suscite pas de fusion. S'il existe une unité culturelle, elle est celle à laquelle ont donné naissance des différences constatées, admises et assumées. Ainsi, le juif, chassé ou forcé de partir de sa terre natale, peut conserver son lien avec sa culture de naissance tout en se déclarant israélien, américain, britannique, français et, dans mon cas, canadien. D'autres éléments peuvent s'ajouter et intervenir dans mon appartenance. J'ai écrit un livre, Les villes de naissance, dans lequel je dis que je suis né successivement dans trois villes : Bagdad, Paris et Montréal, qui est devenu mon lieu élu, une ville qui comprend toutes les autres.

Lors d'un récent voyage à Alexandrie, j'ai constaté que cette ville, naguère cosmopolite, est maintenant essentiellement égyptienne et musulmane. La langue arabe est évidemment bien présente, cependant non seulement comme celle de l'Égypte mais aussi comme celle de l'Islam. Les rappels à l'appartenance islamique par des citations coraniques se trouvent partout : dans les autobus, les cafés, à chaque tournant de rue. À partir de 15 ans, toutes les femmes portent le voile. J'ai pu constater que, l'arabisme ayant perdu son efficacité politique pour affirmer l'union des pays de langue arabe, c'est l'Islam qui a pris la suite. Cela rend problématique la présence des chrétiens et des rares juifs qui restent dans les pays arabes. Ainsi aujourd'hui, l'Alexandrin est un musulman égyptien de langue et de culture arabes, même si la configuration présente de celle-ci n'est pas encore établie. Où vais-je me situer? Juif, canadien, francophone? Ma langue maternelle est l'arabe et ma culture d'origine est la culture arabe. Mon cas n'est pas singulier. Il est celui de milliers, voire de millions de chrétiens et de musulmans nés dans les pays arabes et installés en Europe et dans les Amériques. Certes un juif peut porter comme partie de son patrimoine la culture arabe. Il peut s'exprimer dans cette langue. Tout dépend s'il peut avoir des interlocuteurs.

À propos de l'auteur
Né à Bagdad, Naïm Kattan fit ses études à l'université de Bagdad et à la Sorbonne. Il vit à Montréal depuis 1954, où il a été chef du Service des lettres et de l'édition du Conseil des Arts du Canada. Il est l'auteur de plusieurs œuvres sur l'Iraq, dont Adieu Babylone et Les fruits arrachés, ainsi que de nombreuses nouvelles.

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