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Les rappeurs tunisiens ont une longueur d’avance

 

Les rappeurs tunisiens ont une longueur d’avance

Populaire et engagé, le rap tunisien est un très bon baromètre de la société, dans un pays où plus de la moitié de la population est âgée de moins de 30 ans. Ils ont anticipé la révolution et n’échappent pas au clivage islamiste/laïque.

 

Ariane Bonzon

 

 

Et si c’étaient les rappeurs tunisiens qui avaient commencé? Le 7 novembre 2010, jour de la fête nationale, l’un d’eux, «El General», met en ligne un clip dans lequel il s’adresse au président Ben Ali. Pour la première fois à visage découvert, un rappeur critique et accuse le pouvoir.

«La moitié du peuple vit dans l’humiliation et a goûté à la misère / Monsieur le Président, ton peuple est mort, beaucoup de gens ont mangé dans les poubelles […] / Je parle au nom du peuple qui a été oppressé et écrasé sous vos talons». Le clip va circuler partout sur le Net.

«El Général annonce la révolution qui débutera quelques semaines plus tard, observe la réalisatrice Hind Meddeb. Mais surtout, en s’adressant directement au président de la République tunisienne, ce rappeur montre son visage, et ça c’est tout nouveau», poursuit la jeune femme, auteur de Tunisia Clash, documentaire sur les rappeurs tunisiens diffusé dans l’émission Trash sur la chaîne franco-allemande Arte.

Arabophone, de père franco-tunisien, avec une mère vivant en Égypte et des amis partout au Maghreb, Hind Meddeb s’enthousiasme pour ce qu’elle refuse de nommer autrement que les «révolutions» arabes. Basée à Paris, elle sillonnait déjà l’Afrique du Nord à l’écoute des prémices de ce mouvement.

Cette jeune femme de 33 ans, délicate et enjouée, semble s’être désormais investie d’une mission: révéler à nos oreilles ignorantes les musiques des bidonvilles du Caire, la radio de la place Tahrir, les rappeurs tunisiens; bref, ces mille formes d’expression populaires qui témoignent de la vitalité et de la créativité des jeunes Arabes.

Ainsi Hind Meddeb a-t-elle consacré un portrait à El General, le rappeur tunisien qui, rompant avec la clandestinité, avait dévoilé son visage en apostrophant Ben Ali dès novembre 2010. Un geste courageux car il risquait gros.

En 2005, sans même se montrer, le rappeur Ferid El Extranjero n’avait-il pas dû s’exiler en Espagne? Recherché par la police après la diffusion de sa chanson Prison à ciel ouvert, illustrée d’images de tortures capturées par des téléphones portables. Un titre qui disait déjà tout du sentiment d’humiliation des Tunisiens:

«Personne ne leur échappe, ni l’instruit, ni l’analphabète / Les gens sont torturés, et le gouvernant continue à nous humilier / La pauvreté, les soucis et les problèmes / En 2005, nous vivons encore dans la merde, la prison, et les yeux toujours baissés / Je crie, je ne peux plus supporter».

La chanson a fait le tour du Web, annonciatrice dès 2005 des slogans de 2011. Deux mois avant le début des manifestations, c’est de nouveau un rappeur, Mos Anif, avec Tahchi Fih, qui annonce le bouleversement à venir:

«Beaucoup de gens à la base, nous trompent / Comme les journalistes dans la presse / Ils se foutent de nous / Dans l’administration, ils nous disent: reviens demain, reviens après-demain / Ils nous la mettent profond».

Après l’avoir anticipée, les rappeurs ont également collé à la révolution tunisienne. Dès la grande manifestation du 20 décembre 2010, Tunes Bleda d’El General annonce qu’à Radaief, Gafsa, et maintenant Sidi Bouzid, «Partout c’est la guérilla / Ils ont sorti les chars / Ils ont demandé le soutien de l’étranger […] / Le Tunisien s’est réveillé / Après tout ce qu’il a subi / […] Avec la politique ou avec le sang / La Tunisie est notre pays / Jamais les Tunisiens ne se rendront».

Tandis que Sniper, écrite pendant les derniers jours du règne de Ben Ali par le rappeur Mos Anif, innove: «A ce moment-là, les rappeurs deviennent les commentateurs de l’actualité. On peut y voir une nouvelle forme de journalisme, comme celle des blogueurs. La musique va de pair avec l’immédiateté», précise Hind Meddeb.

«Ils organisent des braquages juste pour donner de nous une mauvaise image / Ils ont monté les choses de toutes pièces / Façon camouflage / Ils ne sont pas au courant que le peuple se fait tirer dessus à balles réelles? / Pourtant ça se passe sous les yeux du monde entier […] / Ça fait mal, triste, j’ai pleuré, pleuré / Trouvez-nous une solution vite fait!»

Rap et religion

«D’un rap à l’autre, on voit la culture et l’état d’esprit d’un peuple, explique la réalisatrice. Ainsi, le rap tunisien est très frontal. Dans un pays où les islamistes ont été écrasés, torturés ou exilés avant la révolution, le rap tunisien postrévolution comprend tout autant des rappeurs laïques que des rappeurs influencés par l’idéologie islamiste. Et si ces "rappeurs religieux" montent en puissance, c’est sans doute parce que les islamistes tunisiens ont été persécutés».

El General est l’un de ces rappeurs dont les références religieuses se sont affirmées depuis le début de la révolution. Il annonce clairement désormais qu’il veut défendre le nom de Dieu, prône le retour à l’identité musulmane et rejette la laïcité imposée par l’extérieur et par Ben Ali. Question: le rap «islamiste» ferait-il mieux vendre?

Dans un autre genre, un clip fait alterner symboles francs-maçons, croix de David, portrait de Bush fils et portrait d’Obama. Nul besoin d’écouter les paroles pour comprendre que son auteur, le rappeur Psycho M, souscrit aux thèses complotistes:

«L’organisation sioniste qu’on appelle la franc-maçonnerie travaille dans l’ombre. Jamais elle ne se montre. Son projet est diabolique […]. Aujourd’hui elle tient le monopole, elle dirige l’économie, les affaires militaires et la politique»

Une révolution décevante

Plus inquiétant encore, neuf mois après le début de la révolution tunisienne, le rap tunisien semble désillusionné, déçu:

«A l’image de beaucoup de jeunes, les rappeurs ont le sentiment d’avoir fait la révolution, d’avoir pris des risques et ils jugent que les partis politiques ne sont pas à la hauteur, que s’y déroulent des guerres d’ego plutôt que des débats sur les questions d’intérêt public», rapporte Hind Meddeb. Un désabusement que l’on perçoit, là encore, dans les paroles d’une chanson anonyme:

«Eux, ils sont encore au top et toi tu te balades en bas, nés classés hors-la-loi / Ça reste entre nous, ça vient de chez nous, la vie nous donne encore des coups / Où est la parole de vérité? Où est la voix du peuple?», chante dans la nuit un jeune Tunisien, filmé par Meddeb.

Finalement, ne serait-ce pas cela aussi qui aurait manqué aux diplomates occidentaux en poste à Tunis? N’auraient-il pas dû savoir lire les textes de ces rappeurs qui disaient dès 2005 l’humiliation de la jeunesse tunisienne face à la famille Ben Ali et à ses méthodes? N’auraient-ils pas dû prendre le temps d’écouter ces musiques subversives, dans lesquelles explosait la colère de la rue?

N’aurait-il pas fallu laisser entrer dans les chancelleries ces mots de la révolte, en colère et en arabe, qui en disaient mille fois plus et mieux qu’une presse à la botte du pouvoir?

Ariane Bonzon

 

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