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Naccache Gilbert, Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?

Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?

 

 

 

Naccache Gilbert, Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire d’un opposant au régime de Bourguiba (1954-1979), suivi de Récits de prison, Paris, Cerf, 2009, 281 p.

Glissons sur les Récits de prison, anecdotiques, qui n’ajoutent pas grand-chose au genre de la litté rature carcérale, dont nous prodigue aujourd’hui l’intelligentsia d’extrême gauche arabe si dure ment comprimée de Damas à Rabat par les régimes arabes à l’unisson dans les années 1960-1970.

L’auteur lui même convient que, sur ce sujet, les survivants du Goulag restent des modèles d’écriture inégalés au 20e siècle. Restent 200 pages de témoignage, qui retiendront l’attention de ceux qui s’intéressent de près à l’histoire de l’extrême gauche en Tunisie. Le ton très vif de l’auteur et son recours parfois à des initiales pour masquer les acteurs en cause atteste que cette page d’histoire de l’intelligentsia tunisienne au sortir de la décolonisation et au temps du coopératisme autoritaire de Salah ben Youssef, puis du libéralisme en trompe l’œil de Nouira continue à être l’objet de débats passionnés entre survivants de ces années de braise. On privilégiera ici le regard posé par l’auteur sur son passé d’intellectuel révolutionnaire.

La silhouette de Don Quichotte qui surgit, estompée, sur la page de couverture annonce un retour réflexif sur cette expérience. De trop rares notations font basculer l’essai dans l’atmosphère qui imprègne Tigre en papier d’Olivier Rolin, cet exercice à peine romancé d’auto-analyse historique.

Mais, pour l’essentiel, l’ouvrage s’en tient à un plaidoyer d’un itinéraire assez vite répétitif : on déambule de rupture en rupture, de scission en scission du mouvement critique sorti des limbes du parti communiste tunisien, sans disposer d’un fil compréhensif pour y voir clair. Seuls quelques rescapés de ces mésaventures de la raison dialectique arabe tiennent la route, dont l’auteur évidemment.

Les avatars du mouvement s’expliquent par la retombée du révolutionnarisme tiers-mondiste et par les fausses lectures des classiques du marxisme-léninisme par les camarades erronés, dont certains sombrent dans le putschisme néobathiste après 1975 : tel le groupe d’el Amel tunisi (l’ouvrier tunisien) à Paris.

Évoquons succinctement l’itinéraire de Gilbert Naccache. Lycéen communiste et anticolonialiste à la fin du protectorat, ingénieur sorti de l’Agro de Paris, employé à son retour au ministère de l’Agriculture, il fut une des têtes pensantes du Groupe d’études et d’action socialiste tunisien qui entre en conjonction avec le maoïsme établi à partir de 1967. Ce groupe de quelques dizaines de militants critiques, jamais, ne passera à l’action violente. Il est décapité par les arrestations à partir de l’automne 1968. L’auteur est emprisonné jusqu’en 1970 au Borj Roumi dans le Sud. Gracié par Bourguiba en 1970, il est à nouveau enfermé, après avoir été torturé, dans ce lieu de relégation de 1972 à 1979. Quarante ans après, on s’attendait à ce que Gilbert Naccache nous explique le sens de cette dissidence au sein de l’élite du pouvoir qui conduit ces jeunes gens privilégiés par le régime à épouser les schémas de pensée marxistes-léninistes et à entrer dans un combat sacré pour construire de l’extérieur la classe ouvrière tunisienne à peine sortie des limbes.

Il n’en est rien. Une autocritique mineure ressort de cet exercice touffu d’archéologie intellectuelle du Geast : avoir ignoré la pensée d’Antonio Gramsci sur la société civile. Quant à l’auteur, il reste persuadé d’avoir tenu le juste fil en s’inspirant de Lénine, en particulier de ses Thèses d’avril, et de l’étude de Karl Kautsky sur la rente foncière, capitale pour analyser la prolétarisation de la paysannerie tunisienne sous l’expérience Ben Salah. Quand Gilbert Naccache aborde un point neuf, c’est pour l’expédier en note. Par exemple, lorsqu’il soutient que le Geast contribua à faire passer la Tunisie d’une culture orale de la lutte pour le pouvoir à l’écrit politique. La haute tenue de Perspectives tunisiennes (une revue sans équivalent au Maghreb) corroborerait cette assertion.

Dès lors, l’auteur s’enferme sur un axe intellectuel franco-tunisien qui l’aveugle sur la singularité de sa trajectoire de militant ayant seulement cueilli les fruits amers de la décolonisation. Jean-Paul Sartre reste sa statue du commandeur, mais un Sartre élagué d’Albert Memmi et de Réflexions sur la question juive, un paradoxe pour cet auteur qui évoque avec retenue sa judéité. Et c’est pourquoi il ignore l’expérience carcérale au Maroc, autrement plus inhumaine. Il fait comme si Tazmamart cellule 10 (Casablanc, Tarik, 2000), le récit saisissant d’Ahmed Marzouki, n’existait pas . L’itinéraire de Gilbert Naccache et de ses compagnons, leur courage et leur posture de renonçant aux privilèges de la nomenklatura de la « pérarchie » bourguibienne forcent le respect du lecteur. Mais son essai pour en témoigner est un livre qui manque son objectif faute d’éloignement critique vis-à-vis de l’idéologie qui arma son combat.

 

Note de lecture Daniel Rivet, in  Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2010/1 n° 105, p.280-281

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