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René Cassin, « homme remarquable »

 

René Cassin, « homme remarquable »

 

Les deux historiens Antoine Prost, professeur à la Sorbonne, et Jay Winter, professeur à Yale (États-Unis), n’entretiennent pas d’illusions dans leur biographie de celui qui reçut, en 1968, le prix Nobel de la paix

 

Près d’un quart de siècle après sa panthéonisation, en octobre 1987, que reste-t-il de René Cassin dans la mémoire française  ? Des noms de rues, de collèges, de lycées. L’idée confuse que cet homme eut un rôle dans le combat pour les « droits de l’homme  ». Les deux historiens Antoine Prost, professeur à la Sorbonne, et Jay Winter, professeur à Yale (États-Unis), n’entretiennent pas d’illusions dans leur biographie de celui qui reçut, en 1968, le prix Nobel de la paix  : « Comme son patriotisme républicain, la mémoire de Cassin s’estompe inexorablement.  »

Fasse le ciel que la France n’oublie pas totalement, un jour, ce que vécut un homme dont les engagements eurent un seul axe  : libérer, si peu que ce soit, les hommes du poids excessif des « États Léviathan » toujours prêts à piétiner, au nom de l’absolu de leur « souveraineté  », le droit des individus à vivre libres dans la dignité.

Comme l’écrivent encore les auteurs, René Cassin (1887-1976) était « un juriste, non un prophète  », mais on peut le qualifier de « pionnier  » si l’on entend par ce mot « celui qui établit les fondations sur lesquelles d’autres construiront  ». L’actualité internationale, la vigueur et les incertitudes du « printemps arabe  » montrent la validité potentielle de ce concept de droits de l’homme, en dépit des brocards qu’on entendait jusqu’à très récemment sur le « droit – de-l’hommisme  » considéré comme un exercice en chambre.

Comment devient-on René Cassin  ? Comment devient-on un homme qui « n’était ni un saint ni un héros, mais un homme remarquable  »  ? Ce livre replace un destin individuel en effet « remarquable  » dans un contexte que nous pourrions oublier, en ce début de vingt et unième siècle. Le contexte est celui-ci  : un jeune juif de la classe moyenne, né à Bayonne sept ans avant la condamnation de Dreyfus et qui aura dix-neuf ans lors de la cassation de cette condamnation, dont le père est libre-penseur, qui étudie le droit et l’histoire jusqu’à la veille de passer son agrégation de droit mais en est empêché par la guerre de 1914-1918.

La Grande Guerre, dépouillée de ses légendes dorées, est le grand massacre. La matrice de ses idées. À vingt-sept ans, dès octobre 1914, le jeune juriste est gravement blessé du côté de Saint-Mihiel. Hospitalisé durant six mois, puis réformé, il devra toute sa vie porter une ceinture orthopédique qui ne laissera jamais son corps en paix et ravivera constamment le souvenir de la tragédie générationnelle.

Tout en enseignant le droit à Aix-en-Provence, puis Lille et Paris, il orientera son militantisme en faveur d’une Union fédérale des associations de mutilés et de réformés qui comptera en 1923, quand il en deviendra le président, deux cent cinquante mille membres. « Les mutilés, dira-t-il, sont les premiers créanciers de la nation.  »

Déterminé, comme nombre d’anciens combattants, à ne pas tolérer le retour des guerres, il participera à l’utopie de la Société des nations (SDN) qui s’effondrera en 1933 avec la venue au pouvoir de Hitler et, en 1935, avec la guerre d’Éthiopie menée par le fascisme italien. Il s’agissait d’organiser la prévention de la guerre, mais les totalitarismes ne le toléraient pas. Quand on entendit, à la SDN, Goebbels affirmer que « l’État est seigneur dans son château  », Cassin comprit l’échec de ses idéaux. Inscrit au Parti radical, il soutint le réarmement de la France en vertu d’un principe, pour le coup prophétique, proféré en 1936, deux ans avant Munich  : « Le pays qui refuse d’envisager aucun risque est assuré de les subir tous un jour.  »

Ce jour vint, en juin 1940. Il rejoignit Londres et de Gaulle, dès le 23, avant beaucoup d’autres qui en tireraient plus de bénéfice de carrière que lui. Plus technicien du droit que politique, il fut fidèle à la France libre, en dépit de la marginalisation qu’il ressentit parfois et de l’antisémitisme sournois de certains « gaul­listes  » (mais pas de la part du Général). Il œuvra donc dans sa spécialité  : la construction d’institutions, le cadre légal et réglementaire à mettre en place pour le jour où la France serait libérée.

Après le retour en France, il serait vice-président du Conseil d’État de 1944 à 1960. Parallèlement, il contribuerait à la constitution de l’Unesco, à la réflexion internationale sur les droits de l’homme et à la fameuse Déclaration universelle, présentée par lui lors de l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 1948, au Palais de Chaillot, à Paris. Dire, comme on le fit en 1968, qu’il fut le « père  » de cette déclaration était injuste pour les nombreux coauteurs de ce texte, de toutes nationalités.Mais il en fut une des « plumes  » les plus précises et les plus consensuelles.

Sage, compétent, timide, assez vaniteux (il se voyait bien au Panthéon…), homme de l’ombre et de l’étude, René Cassin n’aura pu assister au triomphe de ses vues. Pour une raison très simple, dont il se doutait : il faudrait des générations pour faire passer dans la réalité les beaux principes de 1948. Parachever ce travail est notre tâche et celle des suivants…

 

 

Bruno Frappat 

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