Tunisie : la crise politique tourne au chaos
LE MONDE
Qui veut le chaos en Tunisie ? Quelle entreprise, quel réseau, s'emploie àdéstabiliser le pays ? La question affleure sur les lèvres après la mort de six agents de la garde nationale tués mercredi 23 octobre, visés par des tirs alors qu'ils s'apprêtaient à investir une maison suspectée d'abriter un groupe armé à Sidi Ali Ben Aoun, près de Sidi Bouzid, berceau de la révolution tunisienne.
Chaque tentative de parvenir à un terrain d'entente entre le gouvernement dominé par le parti islamiste Ennahda et l'opposition, chaque date symbolique, est désormais précédée d'un attentat ou d'affrontements meurtriers.
Le 6 février, l'assassinat politique dont a été victime Chokri Belaïd, opposant de gauche tué par balles à Tunis, a eu lieu alors que des négociations étaient engagées pour élargir la coalition au pouvoir formée par Ennahda, le Congrès pour la République, du président Moncef Marzouki, et Ettakatol, le parti du président de l'Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar. Une loi « d'immunisation de la révolution » était aussi en préparation.
Le 25 juillet, date de la fête de la République tunisienne, alors que le chantier pour la rédaction d'une nouvelle Constitution ouvert depuis plus d'un an était sur le point de se refermer, un deuxième assassinat visait le député de gauche Mohamed Brahmi.
CHAQUE CAMP SE RENVOIE LA RESPONSABILITÉ DES VIOLENCES
Ce 23 octobre correspondait à la date anniversaire des premières élections organisées il y a tout juste deux ans après la chute de l'ancien régime de Zine El Abidine Ben Ali. C'était également le jour fixé pour l'ouverture du dialogue national censé trouver une issue à la profonde crise politique dans laquelle est plongée la Tunisie. C'est alors que la nouvelle de la mort des six agents de la garde nationale tués à Sidi Ali Ben Aoun a commencé à se répandre.
Lire : Tunisie : affrontements avec des islamistes près de Sidi Bouzid
Dans cette commune située au centre du pays, de nombreux salafistes se sont implantés. Deux d'entre eux auraient péri lors des affrontements. Un scénario quasi identique s'était déroulé, le 17 octobre, lorsque deux agents de la garde nationale ont été tués en tentant de pénétrer dans une autre maison à Goubellat, près de Béja, a 70 km de Tunis, faisant neuf morts du côté salafistes. Chacun de ces épisodes a ébranlé le pays et attisé les tensions. Et chaque camp se renvoie la responsabilité des violences.
Il faut remonter le temps comme s'il s'agissait d'une éternité pour se souvenir que le 23 octobre 2011, les Tunisiens s'étaient rendus aux urnes dans une ambiance quasi euphorique. Le paysage est bien différent aujourd'hui et l'anniversaire des « premières élections libres » a été célébré ce mardi dans un climat haineux.
Dès le matin, près de 5 000 manifestants, dont de nombreux lycéens, se sont rassemblés sur l'avenue Habib-Bourguiba, la principale artère de Tunis, à l'appel des partis d'opposition pour réclamer la démission d'un gouvernement détesté. Dans la foule, les mots claquent comme des pierres jetées. On promet aux islamistes au pouvoir un prochain « retour en prison ». On conspue le nom du chef d'Ennahda, Rached Ghannouchi qualifié d'« assassin ». On jure qu'il faut « enfinir » avec ce pouvoir.
Cheveux courts, vêtue d'un chemisier bleu pâle et d'un jean, Zohra, fonctionnaire au ministère de l'agriculture, ne cache pas son amertume. « Ils ont grandi dans un climat de tolérance », dit-elle en désignant des jeunes qui s'époumonent à crier « dégage » à l'intention du gouvernement. « Oui, oui, je parle bien d'avant, reprend-elle, l'époque de Ben Ali, c'était mieux. »
« Il faut que les islamistes quittent le pouvoir maintenant, sinon ils sont foutus », estime, guère plus conciliant, Nacer, un militant du parti d'opposition Al Massar. Toute la journée, mardi, la chaîne de télévision Nesma, qui avait, la veille, appelé dans un surprenant spot publicitaire à manifester avec l'opposition, n'a cessé dediffuser des nouvelles alarmistes sur des affrontements supposés dans plusieurs villes de Tunisie. Informations aussitôt démenties par le ministère de l'intérieur.
Partir et céder la place à un gouvernement de technocrates, Ennahda s'y est engagé en signant au début du mois une « feuille de route » approuvée par les principaux partis réunis sous l'égide, notamment, de la puissante centrale syndicale UGTT. De plus en plus contestée, tandis que l'assemblée est paralysée depuis trois mois, la coalition au pouvoir n'a guère d'autre choix. Mais cet engagement pris sous la contrainte tarde à se concrétiser.
Attendue toute la journée, repoussée d'heure en heure, l'intervention du premier ministre a fini par avoir lieu mercredi en début de soirée. Dans une courte déclaration devant la presse, Ali Larayedh a réitéré l'engagement d'Ennahda « sur le principe de renoncer au gouvernement dans le cadre de la complémentarité des différentes phases de la feuille de route », tout en précisant : « nous ne nous soumettrons à personne ». Ces « phases » portent sur la démission du gouvernement sous trois semaines à compter de la date du démarrage du dialogue national en contrepartie de la promesse d'achever la Constitution, derédiger la future loi électorale et de mettre sur pied la prochaine instance indépendante chargée de préparer le prochain scrutin.
Mercredi soir, le dialogue n'avait toujours pas commencé. Et à 20 heures, sur l'avenue Habib-Bourguiba, c'était au tour d'un millier de militants d'Ennahda d'investir les lieux. « La révolution, jusqu'au bout, Allah Akhbar ! », scandaient des manifestants très remontés en dénonçant les manipulations attribuées à des partisans de l'ancien régime. Quelques instants plus tard, le ministère de l'intérieur confirmait la mort par balle dans la soirée d'un autre policier, dans la région de Bizerte.
Isabelle Mandraud (Tunis, envoyée spéciale)
Journaliste au Monde
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