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Tunisie - Le combat contre le niqab d'un doyen menacé de mort

Des étudiantes accompagnant à son procès le doyen de la faculté des lettres de l’Université de la Manouba, à Tunis, Habib Kazdaghli

Tunisie - Le combat contre le niqab d'un doyen menacé de mort

 
 
Québec — Le doyen de la faculté des lettres de l’Université de la Manouba, à Tunis, Habib Kazdaghli sera au Québec la semaine prochaine pour une série de conférences. Il parlera alors de son combat pour l’interdiction du niqab dans les salles de classe.



Méconnu chez nous, Habib Kazdaghli est une célébrité en Tunisie pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur parce qu’il a mené un combat courageux pour l’indépendance des universités face à l’intégrisme. Et pour le pire parce que cela lui a valu de figurer sur la liste noire des personnalités menacées de mort par les terroristes dans le pays. Depuis l’an dernier, il ne sort de chez lui que sous escorte policière.



« Dans la rue, les gens qui me voient crient “Voilà le doyen !”, lance-t-il avec humour. Je ne m’appelle pas “doyen”. »



Habib Kazdaghli est sorti de l’anonymat en mars 2012 quand il a sommé deux étudiantes d’enlever leur niqab dans sa classe. Après être allées protester dans son bureau, les deux femmes l’ont accusé de les avoir giflées et M. Kazdaghli s’est retrouvé devant les tribunaux. À l’époque, dit-il, les salafistes qui faisaient pression sur l’université travaillaient « en complicité » avec le parti islamiste au pouvoir, Ennahda.



Bref, il s’agissait d’une « manigance ». « Imaginez, comment je pouvais les gifler si elles étaient voilées ? Je ne voyais pas leurs visages ! »



Outre l’incident du niqab, des étudiants faisaient pression pour qu’on aménage des mosquées dans l’Université. Un groupe avait même descendu le drapeau national pour le remplacer par un drapeau noir d’al-Qaïda, raconte-t-il. « Ce n’était pas des revendications normales, comme demander une bourse. […] C’était un projet de société. Un prêche. Ils cherchaient à recruter. »



Ailleurs en Tunisie, d’autres universités étaient déjà sous pression. « À Sousse, à Kairouan, on a touché au contenu du programme. On a refusé par exemple que des femmes collègues enseignent sur Michel Ange parce qu’il représentait des hommes nus. »



La bataille de Manouba et du doyen est devenue un enjeu national. « S’ils avaient réussi dans ma faculté, tout le château de cartes serait tombé », résume le doyen.

Ce procès très médiatisé a duré dix mois. Dans un éditorial publié en janvier dernier, le quotidien français Le Monde réclamait l’acquittement du doyen et évoquait « une inquiétante parabole de la révolution tunisienne ».



Le doyen souligne que l’enseignement pour le plus grand nombre et l’égalité homme-femme sont des valeurs par lesquelles la Tunisie s’est historiquement distinguée du reste du monde arabe. « Bourguiba [Habib, président du pays de 1957 à 1987] disait qu’il n’avait pas de matières premières, mais de la matière grise ! »



Que reste-t-il du printemps tunisien?



Il a finalement été acquitté en début d’année, mais vit sous haute surveillance policière depuis qu’on a trouvé son nom au quatrième rang d’une liste de personnalités menacées de mort par un groupe local associé à al-Qaïda.



Quand on lui demande s’il craint pour sa vie, le doyen rétorque qu’il « ne veut pas réfléchir à ça », que « l’objectif, c’est de [le] faire taire, de faire peur ». Quand même. « C’est une pesanteur pour mes enfants et ma femme. Dès qu’on se quitte, on s’imagine le pire », poursuit-il.



On ne plaisante pas avec les menaces de mort en Tunisie, où un avocat militant (Chokri Belaid, en février) et un député de la gauche (Mohamed Brahmi, l’été dernier) ont été assassinés dans des circonstances nébuleuses.



Dans un tel contexte, que reste-t-il du rêve de liberté qui a eu raison du régime Ben Ali ? La réponse est plus positive qu’on pourrait le croire. « La liberté, on y est. La preuve, c’est qu’il y a trois ans, si vous m’aviez appelé comme ça sur Skype, j’aurais répondu que j’étais sur écoute. Maintenant, si je suis sur écoute, c’est parce que les États-Unis écoutent tout le monde ! »



Le professeur d’histoire fonde beaucoup d’espoir sur la transition politique proposée par le Quartet, un regroupement apolitique de représentants syndicaux, patronaux, de la Ligue des droits et du Barreau. Il n’a plus du tout confiance dans le parti islamique Ennahda qui est toujours au pouvoir alors qu’il devait le céder un an après son élection.



« Nous avons quitté l’autoritarisme, mais nous ne sommes pas sûrs que nous n’irons pas vers un régime théocratique pire que le premier, dit-il. Un régime qui accepte que les intellectuels, les artistes, les universitaires soient touchés, même s’il ne le fait pas lui-même, c’est qu’il prépare la mise au pas. »



Un avis sur la charte de la laïcité québécoise



Sinon, le doyen Kazdaghli a entendu parler du projet de charte de la laïcité. À son avis, le foulard est loin de poser les mêmes problèmes pratiques que le niqab. « Le foulard nous montre le visage. […] Le niqab constitue un frein au développement pédagogique. » Les professeurs, dit-il, ont besoin de savoir si ce qu’ils enseignent est bien compris, et cela, ils le lisent sur le visage de leurs étudiants. Quant au foulard, il demeure néanmoins pour lui un symbole « conservateur ».



Avec le recul, il constate surtout les limites « de l’idéologie du multiculturalisme » et se demande comment on pourra retirer des droits auxquels les gens se sont habitués. « Ça va être difficile. On va vous dire que c’est un phénomène déjà ancré. […] Il fallait le faire dès le départ. »



Habib Kazdaghli sera au Québec du 19 au 23 novembre prochain. Il prononcera une conférence à l’UQAM le 21 en soirée et une autre à l’Université Laval le 22. Le sujet est « La lutte pour la liberté académique dans le cadre des révoltes arabes ». Il doit aussi s’entretenir avec le député de Québec solidaire Amir Khadir le jeudi après-midi.

Pour cet intellectuel, cette visite est d’abord un geste de solidarité envers les collègues universitaires qui l’ont soutenu pendant le procès et signé des pétitions. « C’est une façon de leur rendre la pareille. J’y crois parce que les libertés académiques sont des libertés universelles. »
Isabelle Porter

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