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Tunisie : les questions qu’on peut se poser

 

Tunisie : les questions qu’on peut se poser (info # 011801/11) [Analyse]

Par Stéphane Juffa © Metula News Agency

 

Les Tunisiens auront eu à la fois leur prise de la Bastille et leur fuite du roi à Varennes, qui plus est, sans avoir à attendre deux ans entre les deux événements.

 

Il importe d’abord, avant toute analyse, de dire qu’il s’agit d’un événement important dans ce petit pays de dix millions d’habitants. De dire, sans arrière-pensées, et quel que soit le sort que l’avenir réservera au renversement du régime de Ben Ali, que les démocrates authentiques applaudissent toujours des deux mains lorsqu’un dictateur est mis à la porte. Il doit s’agir du souvenir enfoui de 1789… Renverser un autocrate inclut toujours une flammèche d’espoir d’une meilleure vie pour les gens.

 

Ce, d’autant plus que la mégère du despote s’était constitué un joli petit bas de laine sur les deniers publics, que l’on évalue aujourd’hui à plusieurs centaines de millions d’euros. Elle aurait d’ailleurs quitté Tunis avec une tonne et demi d’or pur dans son avion, de quoi échapper à l’ANPE pour plusieurs générations.

 

On se dit ensuite, en voyant les autres satrapes du monde arabe trembler comme des feuilles soumises au Sirocco, que la Tunisie est en train de constituer un extraordinaire laboratoire d’essai, dont nous pourrons apprécier les développements pour saisir dans quelle direction se dirige le monde arabo-musulman.

 

Des putschs, dans ce monde-là, on en avait vu par dizaines, mais un renversement de régime par la rue, lors d’un élan ayant toutes les apparences de la spontanéité, c’est une grande première.

 

Lors, quand on pense que tous les dirigeants arabes sont, peu ou prou, des Zine El-Abidine Ben Ali, tous engagés dans un rapport à la population et aux libertés ressemblant à ce qui prévalait en Tunisie, on comprend leur inquiétude.

 

Encore faut-il éviter le lynchage de Ben Ali sans procès : dans le monde arabo-musulman, il faisait sans aucun doute partie des plus humains parmi les "présidents" autoritaires. A Carthage, à Sfax et à Monastir, on ne coupait pas les mains des petits voleurs comme en Perse, on ne condamnait pas à mort les apostats de l’islam comme au Caire, et on ne tranchait pas la tête des homosexuels au sabre comme à Riad.

 

A Tunis, aucun condamné n’avait été exécuté depuis 1991, et le "président" en fuite avait déclaré, en 2008, qu'il "ne signerait jamais l'acte d'exécution d'une peine capitale".

 

Dans ces conditions, les donneurs de leçons de la politique française, qui affirment aujourd’hui que Paris n’a pas été assez ferme à l’égard du régime tunisien déchu me font sourire : si c’est la liberté des peuples qui les motive, il leur faut d’urgence prôner la rupture des relations diplomatiques avec le Ben Ali jordanien, le Ben Ali algérien, le Ben Ali couronné marocain, les Ben Ali en bien pire égyptiens, saoudiens et pakistanais, et, bien entendu, les Ben Ali constamment ensanglantés de Syrie et d’Iran. Et la liste des Ben Ali n’est pas exhaustive, je pourrais passer la matinée à les citer et à énumérer leurs exactions.

 

Les donneurs de leçons sont parfaitement au courant de ce que, traditionnellement, par contraste avec d’autres démocraties éclairées, la diplomatie française s’emploie à courtiser les despotes en place, prenant soigneusement garde à ne pas se mêler d’établir les libertés dans les territoires qu’ils administrent.

 

On peut ainsi mieux saisir les hésitations profondes qui ont envahi Messieurs Sarkozy et Fillon lorsqu’il s’est agi de décider d’accepter ou de refuser de donner l’exil au président en cavale. Le dilemme n’était pas simple : des dizaines de Ben Ali les observent, se demandant si la France, qui les flatte, leur proposant quotidiennement des contrats volumineux, va les refouler tels des émigrants clandestins, si d’aventure ils perdaient leurs trônes.

 

D’autres dictateurs musulmans, qui auront infiniment plus de sang sur les mains que Ben Ali et son clan avaient trouvé dans l’Hexagone le gîte et le couvert aux frais du contribuable ; je pense particulièrement à Khomeiny et à Yasser Arafat. Il est vrai que, si ce dernier avait dérobé au peuple palestinien beaucoup plus d’argent que le Tunisien et sa bougresse, et qu’il s’était arrangé pour que personne d’autre que lui ne puisse jamais en profiter hormis les banques, il ne fuyait pas une révolution mais cherchait simplement un bon hôpital où mourir. Chirac lui avait tout de même rendu des obsèques nationales.  

 

Tous les Ben Ali arabes sont parfaitement conscients des dangers qui les guettent et de la fragilité de leurs empires. Leurs règnes sont terriblement volatiles et le peuple constitue pour eux un adversaire permanent. Les événements de Tunisie – que personne n’avait prévus, pas même la Ména – expliquent pourquoi, lorsque l’on se promène dans des endroits comme le Caire, on voit des militaires en armes sur le parvis de chaque hôtel, à l’extrémité de chaque pont et aux points d’accès des routes principales.

 

Dans ces pays-là, cher lecteur, la stabilité politique n’est qu’un leurre, un trompe l’œil ; un monde peut changer en quelques semaines, comme on vient de le constater.

 

Des expériences menées au laboratoire d’essai tunisien, nous allons enfin savoir si Hosni Moubarak et d’autres Ben Ali à son instar, ont raison de menacer l’Occident de prises de pouvoir par les islamistes au cas où ils démocratiseraient leurs pays. En effet, on a déjà vu des mouvements islamistes renverser des Ben Ali, mais jamais des islamistes destituer des citoyens ayant renversé des Ben Ali.

 

Il faut préciser que nous ne savons pas si la Tunisie va réussir à devenir une démocratie, et mentionner également que, pour répondre à ces interrogations, il faudrait qu’il existât des démocraties dans le monde arabe. Or, à l’exception du Liban, qui présente une sorte de démocratie basée sur l’évolution des forces politiques au sein de ses différentes communautés, mais pas entre les communautés, il n’existe aucun régime démocratique dans le monde arabe.

 

Les seuls Arabes à vivre en démocratie sont les Arabes israéliens, et, dans une mesure plus limitée, les Arabes de l’Autorité Palestinienne, dans laquelle l’exercice du pouvoir est nettement influencé par la façon dont il est appliqué chez son voisin hébreu.

 

Alors ? La rue arabe, lorsqu’elle se donne les moyens de s’exprimer, choisira-t-elle l’islamisme ou le modèle européen ? Moubarak nous rend-il service, comme il le prétend, dans son rôle de "grand gendarme" contre les Frères Musulmans, ou se rend-il service, en instrumentalisant la menace qu’ils représentent ? On est poussé à croire le raïs, mais, objectivement, on n’en sait rien.

 

A la vérité, personne ne détient la clé de cette énigme, pas plus que les informations nécessaires à déterminer si la menace islamiste est pareille dans la plupart des pays arabes, ou s’il existe des différences à même de changer la donne ? Mais aussi, si ce qui se déroule actuellement à Tunis va faire tache d’huile au Maghreb et dans d’autres pays musulmans, et imposer les solutions que les Tunisiens auront expérimentées, ou si leur Hiver va se normaliser, sous l’émergence d’un nouveau Ben Ali, qu’il soit laïc ou barbu ?  

 

Autre observation importante qui n’avait pas encore été faite : Ben Ali n’a pas été contraint de partir, il a choisi de le faire ; sa police, et surtout son armée, ne se sont pas du tout désintégrées sous la pression populaire. Elles restent homogènes et continuent de remplir – plutôt bien – leurs fonctions. De plus, les militaires et officiers n’ont pas tenté de s’emparer du pouvoir.

 

Au niveau politique, la surprise est encore plus grande : lors de la constitution du gouvernement intérimaire d’union nationale, hier lundi, avec la participation de tous les partis principaux de l’opposition, ce sont toujours les bénaliens qui conservent les postes clés, ceux qu’ils occupaient jeudi avant la fuite de leur chef et protecteur ; la Défense, les Finances, l’Intérieur, les Affaires Etrangères, et surtout, la fonction de 1er ministre, avec Mohammed Ghannouchi, restent dans les mêmes mains. Ces personnalités conservent leurs privilèges, leurs propriétés et leurs richesses.

 

Lors de la plupart des révolutions que nous avons connues, ils auraient été collés au mur ; cela démontre, à l’évidence, que le régime n’a pas encore perdu le contrôle du pays ; ou, plus pragmatiquement encore, que la rue est moins motivée par la haine de l’ancien dictateur, que par l’exigence de pouvoir accéder à des emplois, à de meilleures conditions de vie et à une plus juste répartition des richesses.

 

Pourquoi l’autocrate est-il parti, alors qu’il pouvait visiblement compter sur ses militaires pour se maintenir ? Là également, aucune réponse absolue, que des hypothèses ; Ben Ali est-il un lâche qui a été pris de panique devant les émeutes ? A-t-il mal évalué les rapports de force ? N’avait-il pas l’intention de transformer la Tunisie en une mer de sang afin de rester au pouvoir ? N’avait-il pas la force ou les capacités mentales de gérer le pays contre la volonté du plus grand nombre de ses administrés, ou était-t-il, tel un homme d’affaires, plus intéressé à fuir avec sa cagnotte, une fois son "business accompli", que de continuer à jouer les pères de la nation ?

 

Ces questions, pour l’heure, restent posées.         

 

L’incertitude demeure sur le terrain. La violence existe. De nombreux palais des bénéficiaires du régime ont été mis à sac par la foule. La garde rapprochée de Ben Ali n’hésite pas à ouvrir le feu, mais c’est surtout contre les forces de l’ordre et moins contre les manifestants.

 

Ceux que l’on appelle désormais les "miliciens" ont fait le coup de feu pour essayer de conserver le ministère de l’Intérieur, le palais du "président" à Carthage et le siège de la Banque nationale.

 

Partout ils ont été délogés par la troupe, suite à de véritables combats. La bataille oppose les ministres, qui contrôlent l’armée, à la garde présidentielle et aux services spéciaux de sécurité, dont le chef, le général Ali Sériati, a été appréhendé, de même que plusieurs de ses hommes qui tentaient de fuir à l’étranger.

 

Tout laisse à penser que les ministres, cadets redevables de l’autocrate, désirent débénaliser le régime et se débénaliser afin de rester aux commandes. Le parti bénaliste se présentera-t-il aux prochaines élections sans Ben Ali, ce serait cocasse. Quelle part des suffrages y obtiendrait-il ? Cela aiguise la curiosité.

 

Et, bien sûr, le risque demeure que les ministres s’accrochent au pouvoir par la force, et que la population, dans quelques mois, s’aperçoive qu’elle n’a réussi qu’à se débarrasser du dictateur numéro 1, mais qu’elle n’a pas, pour autant, gagné le droit à la démocratie.

 

A Métula, on a des pensées préoccupées pour notre correspondant permanent sur place, dont on sait qu’il a physiquement et intellectuellement participé au mouvement dans les rangs de ceux qui œuvrent pour la liberté, le respect du droit et la démocratie. Karim el Tousni a plusieurs fois été arrêté durant ces jours de troubles, mais il aurait été remis en liberté et participe à l’émancipation de son pays. On attend ses récits avec impatience.

 

Nous sommes également très en souci pour la situation de la petite communauté israélite, forte de mille cinq cents âmes - ils étaient 100 000 en 1946 -, surtout établie à Tunis, Djerba, Sfax, Sousse et Nabeul.

 

Une population qui jouissait de la protection du dictateur semi-éclairé, ce qui pourrait – on l’a souvent vu ailleurs – lui valoir des actes de vengeance des autres Tunisiens. Ce, d’autant plus qu’une petite poignée de Juifs avait très bien réussi dans les affaires, grâce à des sortes de franchises qu’ils payaient à Ben Ali. Nous avons des amis chers, juifs et musulmans en Tunisie, et, parallèlement à nos analyses, nous pensons à eux.  

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