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Tunisie. Sidi Bouzid de la révolte à la désillusion

 

Tunisie. Sidi Bouzid de la révolte à la désillusion

 

Article paru dans la version imprimée du ‘‘New York Times’’, du 6 août, en page Une de l’édition de New York, sous le titre: ‘‘La ville tunisienne du martyr du printemps arabe sombre dans la désillusion’’. Par Kareem Fahim

 

Sidi Bouzid, Tunisie – Il est difficile de dire avec certitude qui a fait descendre le portrait du martyr le plus célèbre de la révolution, Mohamed Bouazizi, de son socle en or dans la rue même où il s’était immolé par le feu, déclenchant le vent de révolte dans le monde arabe. Ce sont des contre-révolutionnaires qui l’ont fait, a dit un homme, sans nommer l’identité de ces derniers. Selon un autre, la statue a été endommagée par la pluie.

 

Les voix du désespoir
Des voisins de Bouazizi disent qu’ils ont été pris par le dégoût, il y a plusieurs semaines, après que la mère, oncle, frères et sœurs du martyr aient quitté Sidi Bouzid, un acte qu’ils ont perçu comme une trahison. Leur colère s’explique par des rumeurs selon lesquelles la famille avait accepté de grosses sommes d’argent pour aller habiter dans une coquette villa à Tunis. Ils disent également qu’ils sont furieux d’avoir été abandonnés, dans un endroit où il n’y a ni emplois, ni argent, ni espoir, et sans les fameux Bouazizi pour donner une voix à leur désespoir.
«Ils nous ont abandonnés, et rien ici n’a changé», a déclaré Seif Amri, 18 ans, un voisin, en parlant de la mère de Mohamed, Mannoubia Bouazizi. Ce qui dénote la profonde frustration des habitants de Sidi Bouzid, qui a poussé quelques personnes à fustiger l’enfant aimé de la ville. La plupart des habitants disent que cette colère est mal placée, accusant le gouvernement de transition d’être responsable du manque de progrès, un gouvernement qui avance lentement dans le traitement de l’une des causes principales de la révolution – le chômage des jeunes –,surtout ici, dans les villes du centre de la Tunisie, où le soulèvement a commencé.
Cette amertume contraste fortement avec l’optimisme prudent affiché en Tunisie quant aux progrès de la révolution, et elle menace d’en saper les acquis: plusieurs fois, au cours des derniers mois, des différends concernant l’emploi ont conduit à des épisodes de violence meurtrière.
Les analystes disent que la réponse du gouvernement a été inadéquate, consistant principalement dans des aides financières ponctuelles. Ils disent aussi que certains ministres ont hésité à lancer des projets gouvernementaux de grande envergure qui créeraient des emplois à court terme, en attendant que le marché corrige enfin les problèmes.

Est-ce la faute au gouvernement ou au marché?
«On n’a pas été assez donné ni assez offert», a déclaré Mongi Boughzala, professeur d’économie à l’Université de Tunis. «Les quelques programmes implémentés étaient en retard ou insuffisants. Les jeunes s’attendent à des solutions immédiates. Ils s’attendent à ce qu’après ce mouvement révolutionnaire, il y aurait un certain retour, en termes d’emplois, mais aussi de reconnaissance». «Une jeune personne qui dit : ‘‘Je veux un emploi, j’en ai assez d’être marginalisé, et ce n’est pas une situation que je peux supporter davantage’’, ne se soucie pas se savoir si c’est la faute du gouvernement ou du marché», a ajouté l’universitaire.
En Tunisie, comme en Egypte, la vague d’optimisme déclenchée par le soulèvement populaire a finalement buté sur la froide réalité que la vie ne s’est pas rapidement améliorée, et que, dans de nombreux cas, elle est même devenue plus difficile, alors que les dirigeants du gouvernement intérimaires peinent à mettre en place un nouveau système économique.
Le chômage des jeunes était assez élevé en Tunisie, même avant la révolution – il atteint 30%, et même plus de 40% dans des villes comme Sidi Bouzid –, disent les économistes. Mais l’économie tunisienne a été durement touchée dans les mois suivant le soulèvement et l’on s’attend à une croissance légèrement positive cette année. Une industrie du tourisme très affectée et le fardeau des réfugiés de la guerre dans la Libye voisine ont aggravé la situation financière du pays et ses problèmes d’emploi.
Ces dernières semaines, le Premier ministre par intérim, Beji Caïd Essebsi, a évoqué, à plusieurs reprises, le chiffre de 700.000 chômeurs dans le pays, plus de 15% de la population active, dont 170.000 diplômés de l’université. M. Caïd Essebsi a déclaré que de nouveaux programmes gouvernementaux peuvent offrir des postes pour 60.000 personnes, mais il a aussi reconnu qu’il n’y avait pas de solution rapide, appelant les hommes d’affaires et les investisseurs à se réorienter vers les régions intérieures, encore arriérées.

«Le gouvernement n’a rien fait», disent les jeunes.
Les jeunes de la région affirment que le gouvernement a réagi avec de vagues promesses d’aide et des oreilles de sourds. Nabil Hajbi, propriétaire d’une entreprise locale et dirigeant d’une association de jeunes appelés Karama, a déclaré que huit ministres ont visité Sidi Bouzid en près de deux mois, mais ils ont ignoré un plan présenté par les dirigeants locaux qui apporte des solutions possibles au problème du chômage et des idées pour le développement de l’infrastructure de la région et la création de nouvelles usines.
«Ils ont beaucoup promis», a dit M. Hajbi. «Les gens ont perdu espoir. Car le gouvernement n’a rien fait. Il veut que les gens se calment d’abord.» Il ajoute: «Les gens veulent que le gouvernement agisse le premier, ou qu’il ait au moins un plan.»
Dans d’autres endroits, les promesses ont suscité des attentes spécifiques, qui n’ont pas tardé à dégénérer en des protestations – ou à la désobéissance civile. A moins de 60 miles de là [96 km, Ndlr], à Kasserine, des enseignants au chômage ont fait un sit-in pendant presque deux mois, exigeant que le ministère de l’Education donne suite à une promesse faite en avril d’embaucher 3.000 enseignants dans les prochaines semaines. À ce jour, seuls 190 d’entre eux ont été embauchés, affirment les enseignants.

Ils ont occupé le rez-de-chaussée d’un bâtiment syndical – ils auraient voulu occuper le bureau d’emploi local, mais il avait été brûlé pendant le soulèvement. Les plaintes des enseignants ne sont pas nouvelles: dans un coin de leur chambre, Zouhair Rhimi, 38 ans, était au quatrième jour d’une grève de la faim. Très affaibli par la chaleur, ses collègues ont dit qu’il est au chômage depuis qu’il a obtenu son diplôme de l’université en 2003.

«Les lâches ne font pas l’histoire»
A Kasserine et dans la ville voisine de Thala, qui subi de lourdes pertes lors de l’insurrection de janvier, ayant perdu 20 de ses enfants, tous tués, le plus gros employeur est une usine de papier, et la population, comme dans toute la région, trouve un travail saisonnier dans l’agriculture, qui leur rapporte environ 5 dollars par jour. Sur des graffitis sur la route de Kasserine, on lit: «Les lâches ne font pas l’histoire.»
Samir Rhimi est assis sur la voie ferrée, à la périphérie de la ville, en regardant deux hommes en train de chercher de la nourriture pour leurs animaux dans un fossé sale. «S’il n’y a pas de développement dans cette région, il n’y aura pas de stabilité dans le pays», dit-il.
Il y a un peu plus de deux semaines, les autorités ont imposé un couvre-feu à Sidi Bouzid, après de violents affrontements entre l’armée et les manifestants, qui se sont soldés par la mort d’un garçon de 14 ans. Les protestations n’étaient pas directement liées au chômage. Des personnes se sont rassemblées en guise de solidarité avec les manifestants avant de se heurter à la police venue de Tunis quelques jours auparavant. Dans le climat actuel de Sidi Bouzid, la protestation n’a cessé de prendre de l’ampleur, jusqu’à ce que des jeunes aient jeté des cocktails Molotov sur les soldats, qui ont utilisé leurs armes.
Ensuite, il y a les plaintes habituelles pour cause de négligence. «Personne n’est venu pour expliquer ce qui s’était passé», a déclaré Belgacem Hajlaoui, dont le fils, Thabet, a été tué. «Le gouverneur m’a dit : ‘‘Je suis désolé pour la perte de votre fils’’.»
La famille Bouazizi n’a pas déménagé dans une coquette villa, même si leur maison, nichée dans une ruelle de La Marsa, dans la banlieue de Tunis, est plus grande que celle, plus exiguë, qu’elle avait à Sidi Bouzid. Elle possède un petit jardin planté de citrouilles et d’un citronnier. Les six enfants partagent quelques chambres. La famille paie 200 dollars par mois de loyer au propriétaire, qui habite à l’étage.
Leur exode, d’une ville pauvre de l’intérieur vers la côte plus prospère, est effectué par des milliers de personnes chaque année. «C’est beaucoup mieux que Sidi Bouzid», a déclaré Samia Bouazizi, 20 ans, sœur de Mohamed. «Nous étions à bout», dit-elle.
Elle a ajouté que les allégations selon lesquelles sa famille avait reçu de l’argent sont des «mensonges». Quid alors de l’affirmation selon laquelle les Bouazizi ont oublié leurs racines. «Nous parlons de la ville à chaque fois que nous en avons l’occasion», répond-t-elle. Elle n’a pas d’explication pour les folles rumeurs concernant sa famille, sauf une : «L’envie», dit-elle.

Traduit de l’anglais américain par Imed Bahri

Site du ‘‘New York Times’’.

* Les titre et intertitres sont de Kapitalis.

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