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Une enfance juive en Méditerranée musulmane : ''Kaddish pour enfance défunte'' - Entretien avec Roger Dadoun

 

Une enfance juive en Méditerranée musulmane :  ''Kaddish pour enfance défunte'' - Entretien avec Roger Dadoun*
 

Propos recueillis par Paul Benaïm pour Guysen International News

 

 

Les éditions « Bleu autour » viennent de publier des textes inédits recueillis par Leïla Sebbar. Le philosophe Roger Dadoun, originaire d’Oran qui a écrit un texte sur sa ville natale a accepté de répondre à nos questions à propos de ce recueil, qui ne manquera pas d’intéresser les Juifs nés sur le pourtour de la Méditerranée.

Paul Benaïm - En prenant connaissance des trente-quatre textes qui traitent d’enfances juives vécues sur tout le pourtour méditerranéen, du Maroc en Turquie, de Tunisie au Liban, d’Algérie en Egypte ou en Lybie, je me suis spontanément porté sur les récits algériens – Alger, Constantine, Guelma, Blida, Bône – et plus particulièrement, comme vous pouvez l’imaginer, sur Oran, puisque, simplement, c’est la ville de mon enfance, et que je pensais y retrouver des pans entiers de ma mémoire. Ce qu’effectivement vous m’apportez, Roger Dadoun, avec votre texte, le seul sur Oran, au titre déjà évocateur : “Kaddish pour enfance défunte”. “Kaddish”, prière juive des morts, et “défunte”, qui n’est pas sans faire écho à la “Pavane pour une infante défunte” de Ravel - que de résonances !

 

Roger Dadoun – Tel était exactement mon propos, comme il fut celui de la plupart des auteurs. Nous avons tous, là, le sentiment d’une perte irréparable, et qui fait revenir, dans divers articles critiques, le mot de “nostalgie” – mais c’est une perte qui ouvre, si l’on peut dire, un spectre aux coloris divers, allant d’une déchirante mélancolie à une qualité de joie où se combinent soleil et mer et sable, ainsi que mets, épices, odeurs et parfums, et où se donnent à lire, en données concrètes et vécues, les rapports étranges, à la fois fraternels et conflictuels, entres Juifs et “Arabes”. C’est un des apports les plus originaux des textes proposés.

 

P.B. – Le bain culturel dans cette Méditerranée musulmane sur fondation coranique donne lieu à des plongées plus ou moins significatives. Certains auteurs y sont à fond, comme par exemple au Maroc, d’autres se tiennent relativement éloignés, imprégnés qu’ils sont et veulent être de “culture française”, ou “occidentale”. M’en tenant à la seule ville d’Oran que je connais bien, on a l’impression qu’avec vos notations à peu près égales sur quartier juif d’un côté et quartier arabe, ou “Village nègre”, de l’autre, vous vous situez en une sorte de juste milieu.

 

R.D. – C’est peut-être, effectivement, une façon assez “juste” de désigner des situations souvent caractérisées par des parcours qui se croisent et s’entrelacent. J’habitais rue de Vienne, qui est toute proche de la rue de la Révolution, artère juive par excellence, mais qui par ailleurs, à partir du boulevard Magenta, passant devant la grande Synagogue, débouche sur la gare routière (draperies et burnous des familles arabes attendent le départ des autocars pour le Sud), la Maison du Colon, la rue d’Arzew et la Cathédrale, soit en pleine chrétienté, ce qui n’empêche pas mon oncle Jules Malka d’exhiber, juste en face au premier étage, sa belle enseigne, “Jules tailleur”.

 

P.B. – A l’autre pôle, votre père a son atelier en plein “Village nègre”?

 

R.D. - Pour la raison très simple qu’il fabrique des “chaussures indigènes”, des mocassins d’une qualité sans pareille. Je le vois manipulant les “cuirs et peaux” chez son marchand habituel, le “Tétouanais” – les humer, caresser, goûter, faire chanter, pour parvenir au meilleur. Certains clients arabes descendent, comme ils disent, “de la montagne”, pour les acquérir. Les discussions, c’est un fait constant et caractéristique, durent longtemps, deviennent de véritables palabres où l’on marchande à coups de sourates coraniques, en buvant du thé à la menthe que je vais chercher dans le café arabe voisin. Plantant là une discussion en arabe qui m’échappe pour l’essentiel, je vais déambulant à travers des rues à la fois autres et familières, peuplées de haïks, burnous, djellabas, turbans, senteurs d’épices et de hammams, où alternent toutes sortes de petits commerces, cafés et ateliers (tissus et métaux) – le pôle magnétique demeurant le “chibani”, un vieil arabe assis sur un tabouret devant un plateau contenant une pâtisserie semoule et miel, le chemyia, dont, fidèle client, il me découpe une part généreuse; je n’en ai plus jamais retrouvé l’équivalent.

 

P.B. – Il est remarquable de constater que la plupart des auteurs du recueil offrent des témoignages à la fois du même ordre et toujours différents. On pourrait composer toute une petite anthologie culinaire judéo-arabe, donnant une saveur sui generis à des récits où les données historiques, avec peurs, drames et violences, sont loin d’être absents. Pour en revenir au terme de “Kaddish”, vous semblez avoir une accointance particulière avec le cimetière juif.

 

R.D. – Il a toujours conservé pour moi, paradoxalement, une qualité festive rare. Quand il m’arrive de traverser de part en part le quartier arabe, je débouche sur le cimetière juif. Ma tante en est la gardienne, mon oncle, Messaoud, avec son fidèle associé espagnol Pastor et mes deux cousins, travaille le marbre pour monuments funéraires. En vélo ou à pied, je me promène à travers les tombes. Je tombe sur un cercle concentré de fidèles en train de dire, autour d’une fosse, le Kaddish, tandis qu’un peu plus loin, une famille “marocaine”, fidèle à une tradition honorant les morts âgés, déballe sur les tombes couvertes d’une nappe blanche de quoi festoyer (omelettes, « m’gainè, » œufs durs, « bestels » ou rissoles, fruits, gâteaux). Mais là je m’égare – j’entre dans des détails que le nombre de signes limité nous oblige à écarter. Ce devait être une contrainte sévère pour tous les auteurs.

 

P.B. – Vous avez, de fait, adopté une perspective globale sur Oran, qui m’a paru quelque chose de tout à fait singulier dans le recueil. Je vous cite : “Franchi le haut portail de la basse maison avec son “patio” qui n’est que pauvre courette de malheur, l’enfant, livré à lui-même, hésite.” (L’enfant, c’est vous-même, car vous répugnez visiblement à dire “je”). A partir d’une imperceptible vacillation enfantine, vous décrivez la cité comme une “plaque tectonique” descendant à votre droite vers le port et la mer, ouverte sur l’Occident (envols maritimes vers la France), ou remontant à gauche en direction du quartier arabe, pour déboucher sur le terrain vague du “champ de manoeuvre”. Cette dernière orientation semble désigner pour vous le règne du sec, et vous imaginez sans doute quelque “Orient désert” , ou un “Sud profond” ?

 

R.D. – Mon regard se porte effectivement sur la petite ville d’Aïn-Sefra, où vit une véritable joint family de cousins et cousines, oncles et tantes – c’est aux portes du Sahara. Une enfance ainsi restituée est nécessairement , et pour tous, traversée de lignes imaginaires, grevée de trouées “profondes”. Que de “cryptes”, de niches obscures, que nous sommes amenés à laisser en rade. Même les témoignages qui se veulent d’une sincérité irréprochable et d’une rigoureuse objectivité ne laissent pas de refléter d’abord la personnalité de l’auteur, et la singularité de son rapport avec le milieu. Vous avez parlé, au début de notre entretien, de “juste milieu”. Y’en a-t-il un, si notre Oran natal, exemplaire de maintes autres cités, vacille entre Orient et Occident, entre Père et Mère, entre Tora et Coran, entre refoulement et mémoire ? Qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ?

 

P.B. – Voilà des interrogations qui semblent refléter, avant tout, votre formation conjointe de philosophe et de psychanalyste. Elles n’en imprègnent pas moins de multiples témoignages, et c’est là une précieuse piste de réflexion pour le lecteur.

 

R.D. - Si vous le dites, docteur …

 

 

*Roger Dadoun est professeur émérite de littérature comparée à l’Université Paris VII-Denis Diderot. Il vient de publier, dans le n°22, avril 2012, de la revue Cultures & Sociétés, Sciences de l’homme, un dossier intitulé “Alcools, Alcoolismes, Ô l’Alcool”, comportant une dizaine de contributions qui, centrées sur l’ouvrage novateur de Michèle Monjauze, psychologue clinicienne, spécialiste de psychopathologie alcoolique, Pour une nouvelle clinique de l’alcoolisme. La Part alcoolique du Soi (In Press, 2011), s’efforcent de faire le point sur les questions cruciales, individuelles et collectives, posées par l’alcoolisme – objet autant d’une faveur croissante que d’un mortel refoulement. Nous aurons l’occasion d’en rendre compte.

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