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Wolinski, une vie de rires et de larmes

Wolinski, une vie de rires et de larmes

 

 

 

Un mot d’esprit pouvait suffire à ouvrir un large sourire sur le visage du dessinateur, volontiers mélancolique. Collaborateur du JDD, Georges Wolinski a partagé son existence entre la camaraderie de la bande de Charlie et l’amour de ses femmes.

Tunis, 1936 : dans la foulée du Front populaire, Ziegfried Wolinski, ferronnier d'art, est abattu d'une balle dans la tête par l'un de ses ouvriers. Paris, 2015 : dans la furie djihadiste, Georges Wolinski, dessinateur de presse, est assassiné d'une rafale d'arme automatique par deux frères fanatisés. Tragique parallèle, diagonale des fous.

Mercredi, Georges Wolinski est mort aux côtés de ses meilleurs amis : Jean Cabut qu'il appelait "mon frère" ; Charb le cadet qui, depuis le départ de Philippe Val, "cheffait" Charlie avec vigueur ; "Oncle Bernard" Maris dont les fulgurances éco-psycho-littéraires le bluffaient, Georges admirait les grosses têtes.

C'est la conférence du mercredi que deux islamo-fachos ont tragiquement conclue, cette réunion hebdomadaire à laquelle Georges se rendait en voiture, souvent avec Cabu. Les débats tournaient toujours à la foire d'empoigne entre ces grandes gueules, Wolinski étant parmi les plus réservés. Quand il sortait de son silence pour dire de Sigolène Vinson (l'une des rescapées) qu'elle était "vraiment belle" et qu'à part ça, il serait peut-être temps d'aller manger un morceau, tous partaient d'un grand éclat de rire.

Le jour où il dévoila sa "quiquette"

Toute sa vie, le rire aura été pour Georges Wolinski une planche de salut. Il avait 2 ans quand son père disparut et très vite aussi sa mère, Lola Bembaron, qui quita Tunis pour soigner sur le continent une tuberculose et un grand chagrin. Il ne la retrouvera qu'à l'âge de 13 ans. Entre-temps, il aura eu le temps d'ingurgiter les rudiments de la vie auprès d'un grand-père pâtissier et d'une grand-mère brusque qui l'appelaient tout de même "Georgie" ; d'un oncle qui lui montra comment arranger sa chemise dans son pantalon ; d'un autre oncle dont la bibliothèque peuplera sa solitude ; d'un paquet de dessins de Ziegfried qui accompagneront une vocation ; de jeunes tantes qui lui vaudront ses premiers émois : à 9 ans, lors d'une sortie au hammam, le petit Georgie dut dévoiler sa "quiquette" au milieu de toutes ces femmes soudain débarrassées de leurs vêtements traditionnels juifs.

Souvenir impérissable qui ne cessera d'inspirer tous ces dessins où le roi Georges, cigare au bec, trône entouré de splendeurs au mieux vêtues d'une petite culotte. Dans la vie, Wolinski aura été bien plus timide que ses récits soixante-huitards le laisseraient supposer. Pour sa première fois, il fallut que la dame lui explique qu'il vaudrait mieux qu'il bouge un peu s'il voulait ressentir quelque chose.

Au même titre que le rire et le dessin, les femmes auront été la condition de sa survie. Au lycée, dans la région parisienne, Wolinski était tombé amoureux d'une brunette aux yeux d'Orient qui lui rappelait peut-être sa mère. Il épousera Kean, ils mettront au monde Frederica et Natacha. En 1966, ils partent retrouver leurs petites filles sur la Côte d'Azur. Elle conduit, il dort à l'arrière du véhicule. Un écart, un arbre. Kean restera quelques jours à l'hôpital, grièvement blessée ; elle aura le temps de prendre la main de Georges et de lui annoncer, dans un souffle, qu'elle va mourir.

Dans cet océan de ruines et de désolations, Wolinski a toujours navigué entre deux rives, le rêve et le réel, avec une nette préférence pour le premier continent : Ziegfried Wolinski ne s'est-il pas trompé dès le départ en déclarant la naissance de son fils le 28 juin 1934 alors qu'il était né le 29? Et Georges n'est-il pas toujours resté fidèle à la déclaration du père en célébrant son anniversaire chaque 28 juin? Le dernier, en 2014, fut fêté en Provence ; il aura pour toujours 80 ans.

Les deux rives de Wolinski sont pleines de rires et de larmes, de blagues et de mélancolie. À l'état naturel, il pouvait présenter une mine renfrognée, un regard absent, un silence lointain, tous les stigmates d'une contemplation intérieure. Les bons jours, il pouvait suffire d'un mot d'esprit pour qu'un sourire le ramène dans le monde des vivants. Une blague grivoise? Un large rire creusait alors son visage d'une demi-lune ; le petit Georgie était de retour.

De la même façon, dans sa vie professionnelle, Wolinski s'est vite partagé entre une rive anarco-égrillarde, donnons-lui le nom de Charlie même s'il y eut aussi Hara-Kiri ; et une rive bourgeoise (les affiches publicitaires et des rédactions plus installées comme le JDD, Paris Match ou Le Nouvel Observateur) qui lui ont permis de payer ses Havane, ses bonnes tables, ses impeccables costumes signés Schreiber, la location d'un vaste appartement germanopratin… La propriété, c'est le vol, soit! Wolinski n'aura jamais dérogé à ce principe proudhonien mais il se sera aménagé un socialisme d'aisance et de confort. Rue de Marseille à Tunis, il a passé son enfance sur un divan dans la salle à manger. 

De L'Humanité au JDD

Il n'y a que ceux qui n'ont jamais connu la perte et l'abandon pour se gausser de ce ruban rouge qu'il portait depuis 2005, cette Légion d'honneur qu'il n'avait pas réclamée mais que Chirac lui avait accordée et qu'il arborait fièrement. À Charlie, les plus enragés comme Delfeil de Ton pouvaient le plaisanter mais ses aventures bourgeoises ne l'ont jamais coupé de ses potes. Même pendant son septennat à L'Humanité, de 1974 à 1981, tombé cette fois sous le charme d'un grand stendhalien, René Andrieu. Il suffira que les communistes entrent au gouvernement et que le Parti lui demande de se faire tout doux avec les socialistes pour qu'il reprenne sa liberté. En 1968, il s'est cru gauchiste, il a collaboré à Action, inventé par le camarade Schalit puis à L'Enragé, créé par Siné, mais en réalité, comme Cabu, comme Reiser, comme Choron et Cavanna, c'était un anar et un jouisseur plutôt qu'un militant.

Jeune dessinateur, il s'est nourri des géants, Dubout, Topor et Bosc, et réalisait d'impressionnantes fresques baroques et surchargées. À Hara-Kiri, François Cavanna le surprit en train de croquer les conférences de rédaction. "C'est cela qu'il faut que tu fasses", lui dit-il en désignant son carnet. Naissance d'un nouveau style, la vie en quelques traits.
Après Mai-68, sans quitter "la bande à Charlie", il accepte la proposition de rejoindre Le Journal du Dimanche faite par René Maine, le directeur de l'époque, pas spécialement à gauche mais attentif aux mouvements de la société. Wolinski y réalisera pendant quatre ans des scènes de la vie quotidienne en trois ou quatre cases, quittera le journal en 1972, y reviendra en 1990 sous la direction d'Alain Genestar puis de Jean-Claude Maurice pour des dessins plus politiques.

Premier baiser avec Maryse, le jour d'un bouclage 

En 1968, Wolinski retrouve au JDD Jean Cabut, le père du Beauf et du Grand Duduche. Il découvre celle qui va changer sa vie. Le jeune veuf portant beau, costume noir et cravate rose, débarque rue de Cléry pour la conférence du mardi quand son regard croise celui d'une stagiaire de 20 ans, Maryse Bachère, jeune fille blonde en col blanc et robe rose plissée. Pour le premier baiser, ils devront patienter jusqu'au samedi, jour de bouclage, dans un taxi, entre le restaurant et le journal.

Trois ans plus tard, Maryse devient Maryse Wolinski. Plus tard encore, elle quitte le journal, donne le jour à Elsa, écrit des essais et des romans, s'engage pour la cause des femmes, n'hésite pas à secouer publiquement son mari, "ce sale phallocrate" comme il se définissait lui-même. En 2010, à la suite d'un dessin de Georges dans le JDD traitant de "pétasses" les stripteaseuses de Tournée de Mathieu Amalric, Maryse passe à son adorable mari un affectueux savon dans un livre-confession, Georges, si tu savais…
 
Le misogyne qui aimait les femmes et la petite blonde féministe se sont aimés d'un amour profond, volcanique puis apaisé. Ils auraient eu mille raisons de rompre ; Maryse supportait mal son humour noir comme cette déclaration d'amour d'un genre particulier : "Je veux être incinéré. J'ai dit à ma femme : tu jetteras mes cendres dans les toilettes, comme cela je verrai tes fesses tous les jours." En même temps, Georges ne s'asseyait jamais à sa table de travail sans s'attarder sur la belle photo de Maryse posée sur le radiateur. Quarante-six ans de vie commune avec sa femme, cinquante-cinq ans avec ses copains… Georgie était un fidèle patenté.

Il avait aussi fait des efforts. Il s'est dessiné au tribunal des femmes convoqué pour expier ses péchés misogynes. Dans cette série prémonitoire, une Leïla en burqa le menace d'une ceinture d'explosifs avant de se métamorphoser en Marylin émancipée.

Lors des débats du mercredi, à Charlie, Wolinski n'était pas le plus vindicatif. Il savait que l'époque avait changé. Ces schismes lui faisaient mal au cœur. Il avait vécu, dans son enfance de jasmin, les liens fraternels entre les Juifs et les Arabes de Tunisie ; Tita, la tata du hammam, ne pouvait communiquer avec son neveu Georgie, elle ne savait que l'arabe. Son espoir, après le printemps arabe, a vite tourné court. Il pouvait ressentir de la peur mais il n'a jamais plié, fidèle à ses camarades et à ses convictions : il n'aimait pas blesser, regrettait certaines de ses outrances antigaullistes mais il restait fidèle à quelques principes : "Un humoriste, c'est forcément athée."

Un des derniers moments de plénitude, c'était en septembre 2012. La Bibliothèque nationale de France lui avait consacré une belle exposition, "Wolinski, 50 ans de dessins". Pour la fermeture, il partagea avec les amis de Charlie un verre et une poignée de biscuits. Il y avait Charb et sa bande dont Philippe Lançon, la plume magnifique blessée mercredi mais toujours debout. On était loin du vacarme des conférences de rédaction, le prestige de l'endroit imposait le mezza voce.

Georges était heureux qu'on rende hommage à son œuvre protéiforme, bien loin du seul dessin de presse, même s'il plaçait Daumier au-dessus de tout. Vinrent deux questions subreptices. Qui était-il au fond? "Je suis seul et j'ai peur." De quoi son travail parlait-il? "Du malheur d'être un homme sur cette terre."

Patrice Trapier - Le Journal du Dimanche

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