Albert Camus  : l’Homme révolté

 

Si la révolte pouvait fonder une philosophie, au contraire, ce serait une philosophie des limites, de l’ignorance calculée et du risque. Celui qui ne peut tout savoir ne peut tout tuer. Le révolté, loin de faire un absolu de l’histoire, la récuse et la met en contestation au nom d’une idée qu’il a de sa propre nature. Il refuse sa condition et sa condition, en grande partie, est historique.
L’injustice, la fugacité, la mort se manifestent dans l’histoire. En les repoussant, on repousse l’histoire elle-même. Certes, le révolté ne nie pas l’histoire qui l’entoure, c’est en elle qu’il essaye de s’affirmer. Mais il se trouve devant elle comme l’artiste devant le réel, il la repousse sans s’y dérober. Pas une seconde, il n’en fait un absolu.

S’il peut participer, par la force des choses, au crime de l’histoire, il ne peut donc le légitimer. Le crime rationnel, non seulement ne peut s’admettre au niveau de la révolte, mais encore signifie la mort de la révolte. Pour rendre cette évidence plus claire, le crime rationnel s’exerce, en premier lieu, sur les révoltés dont l’insurrection conteste une histoire désormais divinisée.

La mystification propre à l’esprit qui se dit révolutionnaire reprend et aggrave aujourd’hui la mystification bourgeoise. Elle fait passer sous la promesse d’une justice absolue l’injustice perpétuelle, le compromis sans limite et l’indignité. La révolte, elle, ne vise qu’au relatif et ne peut promettre qu’une dignité certaine assortie d’une justice relative. Elle prend le parti d’une limite où s’établit la communauté des hommes. Son univers est celui du relatif. Au lieu de dire avec Hegel et Marx que tout est nécessaire, elle répète seulement que tout est possible et, qu’à une certaine frontière, le possible aussi mérite le sacrifice. Entre Dieu et l’histoire, le yogi et le commissaire, elle ouvre un chemin difficile où les contradictions peuvent survivre et se dépasser.

French