Les mots de Philip Roth sur les maux de l’Amérique

Les mots de Philip Roth sur les maux de l’Amérique

 

Par Isabelle Lesniak

Il sort cet automne dans La Pléiade : une consécration par les Lettres françaises d’un écrivain, Philip Roth dont l’œuvre passe au scalpel les travers de la société américaine. Un regard qui n’a jamais semblé aussi actuel que sous la présidence Trump.

Le 5 octobre sortiront en Pléiade cinq romans et nouvelles de jeunesse de Philip Roth (1). Une juste reconnaissance par la prestigieuse bibliothèque de Gallimard du talent de l’un des plus grands romanciers vivants américains qui, à défaut d’avoir décroché le Nobel, a collectionné la plupart des autres grands prix, du Pulitzer au PEN/Faulkner Award (voir encadré page 44).

Le lecteur y (re)découvrira l’exubérance ironique de Philip Roth et ses passions sulfureuses, depuis son premier recueil de six nouvelles Goodbye Columbus publié en 1959 – dans lequel il aborde déjà les relations de la société américaine avec le monde juif – jusqu’au burlesque Professeur de désir (1977) où ce grand obsédé des femmes revient sur la révolution sexuelle concomitante à ses années d’études. Dénoncé comme scandaleux à ses débuts, l’octogénaire, retraité depuis 20 12, a fini par s’imposer comme un peintre lucide et acide d’une Amérique qu’il décortique dans tous ses excès. En 1999, dans une interview-confession à Pierre Assouline publiée par L’Express, il revendiquait, en tant qu’ « Américain à 500% », le droit de « haïr son pays mieux que ces idiots d’Européens, d’Iraniens, d’Irakiens » enfermés dans leur « vision stéréotypée ». Une grande partie de son œuvre foisonnante (31 ouvrages) et protéiforme peut se lire comme une dénonciation corrosive des tares du pays – les fameuses « taches » dont il a fait le titre de l’un de ses romans les plus puissants. De l’incompétence des dirigeants à la menace que représentent les extrémistes blancs (que nous rappelle Charlottesville), les fléaux qu’il critique n’ont jamais semblé aussi actuels qu’après un été dominé par les nouvelles affolantes d’une Amérique au bord du chaos.

L’incompétence des dirigeants

Qu’il s’attache à des figures ayant existé ou des héros imaginaires effrayants de réalisme, Philip Roth a la dent dure contre les dirigeants américains, une brochette de bonimenteurs incompétents qui exploitent la crédulité des électeurs pour se hisser au pouvoir. Dans Exit le fantôme, il reproche à Nixon « sa crétinerie vaniteuse, son insurpassable vacuité, ses sentiments de pacotille et sa cécité absolue à toute complexité historique » et à George W. Bush de « s’adresser droit au cœur d’une population arriérée qui se laisse embobiner sans protester ». Jamie, la jolie héritière texane dont Nathan Zuckerman, le double de Roth, s’éprend, s’offusque tellement du glissement à droite de sa patrie et de la tendance généralisée à « remplacer les institutions politiques par les valeurs morales qu’elle s’empresse d’aller se faire avorter bien que n’étant pas enceinte [sic] “tant que c’est encore possible” »Le complot contre l’Amérique offre un portrait encore plus apocalyptique d’un 33 e président – fictif – des États Unis. Dans cette uchronie, Charles Lindbergh, héros national issu de la société civile, l’emporte contre toute attente en 1941 contre un Roosevelt fragilisé par son interventionnisme dans le conflit militaire en Europe. L’aviateur, « le type même de l’Américain légendaire qui accomplit des prouesses en ne comptant que sur lui-même », a séduit un électorat déboussolé grâce à son charisme et un slogan porteur : « America First ». Ses vingt-deux mois de mandat révéleront sa vraie nature – le président antisémite et proche des nazis invite Ribbentrop à la Maison-Blanche !

La ressemblance avec Trump est si frappante que le New Yorker a sorti l’écrivain de sa retraite pour lui demander de les comparer. La réponse, cinglante : Lindbergh avait au moins démontré son courage en traversant l’Atlantique en 1927, il avait « de la personnalité et de la profondeur ». Trump est en revanche « un charlatan qui rend possible tout et n’importe quoi, y compris une catastrophe nucléaire ». Espérons que cette fois, conflit avec la Corée du Nord aidant, l’écrivain n’ait pas manifesté une fois de plus des dons de prémonition.

La persistance de la discrimination

C’est souvent par le prisme de la communauté de Newark, dans laquelle il a grandi, que Philip Roth aborde la question de la discrimination et de la peur constitutive de l’identité juive – un portrait pas toujours flatteur qui lui a valu la réputation de « juif antisémite » chez les orthodoxes. En 1941, cette communauté se sent à juste titre visée par la politique xénophobe de Charles Lindbergh devenu le 33 e président fictif des États-Unis ( Le complot contre l’Amérique). En 1944, l’épidémie de polio toute aussi imaginaire décrite dans Némésis réveille l’antisémitisme latent dans la région. Les langues se délient pour dénoncer les Juifs de Newark comme agents de la propagation, des rumeurs courent sur les projets « d’incendier le quartier avec les habitants dedans ». Dans Indignation – nous sommes dans les années 50 –, Marcus, fils d’un boucher casher local, poursuit ses études à université de l’Ohio où seulement deux fraternités acceptent les Juifs. À l’aube de l’an 2000, le country club des riches parents texans de Jamie accepte depuis peu les Juifs, mais elle doit couper les ponts avec eux pour en épouser un.

Les Noirs ne sont pas mieux lotis, tant s’en faut. Certes, leur situation a évolué par rapport à l’après-guerre – au moins sur le plan légal –, quand on pouvait leur refuser un hot-dog dans un fast-food de Washington, l’entrée dans certaines églises ou piscines. On étudie même leur histoire à l’université au cours d’un mois spécial. Mais la discrimination demeure dans les esprits. Le New Jersey interdit la ségrégation à l’école et dans la marine depuis 1947, le héros de La Tache, le Noir Coleman Silk, exploite l’ambiguïté de son physique pour se faire passer pour Juif et intégrer l’armée, puis l’université. Il peut ainsi y enseigner une matière blanche s’il en est : les auteurs antiques. Le professeur poussera la supercherie jusqu’à se faire enterrer comme Juif, reniant sa famille. C’est là sa tache suprême, plus encore que la relation adultère qu’il entretient avec une femme de ménage illettrée quarante ans plus jeune que lui…

L’hypocrisie puritaine

Dès son troisième livre Portnoy et son complexe, Philip Roth choque l’Amérique bien-pensante avec son héros « véritable Raskolnikov de la branlette ». Portnoy l’avoue à son psy dans ce monologue cocasse qui constitue un savoureux outrage aux bonnes mœurs : il titille « son organe central » « avant, après et pendant les repas », en classe, au cinéma ou « même en route pour sa séance de préparation à la bar mitzvah ». Même à la fin des années 60, le propos fait scandale. Dans Indignation, la révolte contre la pudibonderie déguisée en éthique revêt une forme potache plus collective : les étudiants raflent les culottes des filles dans leurs dortoirs pour les balancer dans la cour enneigée de leur université du Minnesota.

Mais c’est surtout l’affaire Lewinsky qui, à l’aube des années 2000, révèle la vaste tartufferie nationale et inspire La Tache« Monica a permis plus de révélations sur l’Amérique que n’importe qui depuis Dos Passos et a collé un thermomètre dans le cul du pays. »L’Amérique « dopée au Viagra » feint de condamner l’adultère du président, tout en le pratiquant comme sport national. De quoi provoquer l’incrédulité du jeune avocat chargé de défendre la moralité du professeur Coleman Silk « devant le pouvoir et la longévité des convenances » : « Nous ne devrions pas en être là en 1998 mais il reste des péquenots comme des universitaires dans les Berkshires qui n’ont pas eu le bon goût de renoncer à leurs vieilles valeurs. » Pour Roth, ce que « les Européens appellent notre puritanisme et Ronald Reagan les valeurs essentielles de la nation » ne sont pas près d’évoluer. Car « la force des convenances se dissimule derrière mille masques : la responsabilité civique, la dignité des Wasp, les droits des femmes, la fierté du peuple noir, la sensibilité éthique des Juifs ».

La tentation de la violence

Dans Exit le fantôme, Jamie, électrice démocrate bobo, cultivée et coupée des préoccupations de l’Amérique profonde, est estomaquée par l’élection de George W. Bush. Sa première réaction ? « Ce qu’elle voulait, c’était se réveiller le lendemain du jour où on aurait tué Bush. » Une tentation naturelle dans ce pays qui a pris la sinistre habitude de vouloir résoudre ses tensions dans les tueries, « de l’assassinat de Kennedy à celui de Martin Luther King en passant par le massacre des étudiants de Kent State University ». En mai 1970, la garde nationale avait tiré à 67 reprises sur les manifestants qui protestaient pacifiquement contre l’intervention au Cambodge, faisant 4 morts. Un réflexe entretenu par la facilité à se procurer des armes. Dans le roman, Zuckerman se sent menacé dans sa retraite campagnarde par un inquiétant peintre alcoolique local, sympathisant de la National Rifle Association qui affiche un autocollant « Charlton Heston est mon président » sur son pare-brise. Comme le note avec humour Roth,« les goyim cèdent d’autant plus facilement à la violence qu’ils ont tendance à succomber au démon de l’alcool, comme les Indiens avec l’eau de feu ».

Dans Pastorale américaine, c’est par les bombes que Merry, l’ado rebelle de parents exemplaires, fait, dans les années 60, exploser le rêve américain de sa famille, bâti en trois générations à coups de travail et d’épargne. Le père, Seymour Levov, petit-fils d’immigrés juifs incarnait presque trop parfaitement la réussite et l’intégration avec son épouse Miss New Jersey irlandaise, sa grande maison et l’entreprise paternelle de gants qu’il gérait en tout paternalisme. L’attentat commis par sa fille le plonge dans « la vraie merde de la folie américaine » et lui fait découvrir « la vraie Amérique, celle du chaos et de la fange ».

Le déclin de l’Amérique manufacturière

Newark, symbole du déclin des cités industrielles au même titre que Detroit, incarne tous les maux de l’Amérique : violence urbaine, pauvreté record, perte des emplois manufacturiers, corruption, cités ghettoïsées. La poussée de la population noire en centre-ville a fait fuir les résidents blancs vers les banlieues. Les émeutes de 1967, sur fond de conflits raciaux et de brutalités policières, n’ont fait qu’accélérer l’exode et dégrader l’image de cette cité autrefois industrieuse, peuplée « de gens travaillant dur, souvent mal dégrossis » et caractérisée par une certaine harmonie entre Irlandais, Italiens, Polonais, Slaves, Juifs et Noirs.

L’œuvre de Philip Roth transpire la nostalgie de cet âge d’or révolu, quand on pouvait vivre décemment de son labeur, qu’on soit ouvrier, boutiquier, représentant en cravates ou en assurances vie, électricien ou plombier. « Autrefois, Newark était la ville où l’on fabriquait tout, aujourd’hui, c’est la capitale mondiale du vol de voitures », explique avec tristesse Seymour Levov, le héros dePastorale américaine. Qui se résout la mort dans l’âme à délocaliser sa production de gants comme tous les autres partis à Porto Rico, en Tchécoslovaquie puis aux Philippines, à Taïwan, en Corée et en Chine. En 1997, Philip Roth voyait dans Gloversville, petite ville de l’État de New York jadis épicentre de l’industrie du gant, un condensé du désarroi de l’Amérique. Pas étonnant que, presque vingt ans plus tard, les arguments protectionnistes de Donald Trump y aient trouvé, comme dans les anciennes villes industrielles du Michigan, l’Ohio ou de la Pennsylvanie, un écho enthousiaste…

 

Philip Roth en 10 dates

Mars 1933 : Naissance à Weequahic, quartier de la classe moyenne juive de Newark (New Jersey).
1959 : Goodbye Columbus, son premier recueil de nouvelles, décroche le National Book Award.
1969 : Portnoy et son complexe. L’hilarant monologue du rejeton d’une mère juive possessive et d’un père constipé narrant ses frasques sexuelles à son psy, devient un best seller. 
1986 : La Contrevie décrit Israël et surtout la société anglaise d’autant mieux qu’à cette époque Philip Roth partage sa vie entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
1995 : Le Théâtre de Sabbath, portrait d’un vieux marionnettiste lubrique, lui permet de renouer avec le succès critique et commercial après des œuvres plus personnelles et fantasques.
1997 : Avec Pastorale américaine, Prix Pulitzer, il engage une réflexion historique sur l’évolution de son pays. C’est le premier tome de sa « Trilogie américaine » avant J’ai épousé un communiste et La Tache.
2000 : Inspiré de l’affaire Lewinsky, La Tache collectionne les récompenses : Prix PEN/Faulkner Award, WH Smith Literary Award, Prix Médicis étranger, meilleur Livre 2002 du magazine Lire.
2004 : Dans Le complot contre l’Amérique, il imagine la défaite de Roosevelt en 1941 contre un héros national proche des nazis, Charles Lindbergh. Il reçoit le prix Sidewise pour l’Histoire Alternative.
2006 : Un Homme, poignant récit qui parle de la maladie et la mort, reçoit le prix PEN/Faulkner Award. Philip Roth est le seul auteur à avoir reçu trois fois ce prix.
2010 : Publication de Némésis, son dernier livre. Philip Roth y raconte l’impact d’une épidémie fictive de polio survenue à Newark dans la communauté juive en 1944.
Octobre 2012 : Annonce sa retraite.

(1) La Pleiade, 1 280 pages, 64 euros.

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