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Ansar Al-Chariâ : la prochaine insurrection en Tunisie

Abou Iyadh est derrière l'attaque de l'ambassade US à Tunis, le 14 septembre 2012.

 

Ansar Al-Chariâ : la prochaine insurrection en Tunisie

 

 

 

Par Habib M. Sayah*

En Tunisie, alors que les projecteurs se braquent sur la lutte entre le parti islamiste au pouvoir et la coalition qui s'est formée autour de l'ancien Premier ministre Béji Caïd Essbsi, une autre faction s'apprête à entrer sur scène. Pendant que des dizaines de milliers de Tunisiens se rassemblaient au cimetière du Jellaz à Tunis pour les funérailles de l'opposant assassiné Chokri Belaid, une organisation jihadiste nommée Ansar al-Chariâ en Tunisie (AST) commençait à placer ses pions sur l'échiquier.

La genèse d'Ansar Al-Chariâ

Après le départ de Ben Ali, le gouvernement tunisien de transition a libéré un grand nombre de prisonniers politiques appartenant à la mouvance islamiste. Plusieurs vétérans jihadistes avec une expérience de combat en Afghanistan ont bénéficié de cette amnistie, parmi lesquels se trouve Seifallah Ben Hassine, plus connu sous le pseudonyme Abou Iyadh al-Tounisi, le stratège charismatique à l'origine de la fondation d'AST en avril 2011.

Abou Iyadh doit son nom de guerre à ses années de lutte en Afghanistan où il a constitué le Groupe Combattant Tunisien (GCT), une cellule terroriste proche d'Al-Qaïda basée à Jalalabad.

Arrêté en Turquie en 2003 pour son implication dans l'assassinat du Commandant Massoud deux jours avant les attaques du 11 septembre 2001, Abou Iyadh est extradé vers la Tunisie où la justice le condamne à une peine de 43 ans d'emprisonnement.
Libéré par la révolution, Abou Iyadh capitalise sur le réseau qu'il s'est constitué parmi les détenus ainsi que sur la gloire qui se rattache à son statut de vétéran jihadiste. Avec ces atouts en main, Abou Iyadh n'a cessé de sillonner le pays, prêchant dans les mosquées et embrigadant des milliers de jeunes désormais acquis à ses idéaux jihadistes. Dans l'année de sa création, AST a non seulement réussi à recruter environ 10.000 jeunes salafistes, mais elle a surtout absorbé le mouvement jihadiste naissant, devenant ainsi la référence incontournable en la matière.

 

Jihad: la face cachée du salafisme en Tunisie

Dans ce qui pourrait être vu comme une opération de marketing plutôt qu'une action motivée par la foi, AST a fait ses premières apparitions sur la scène publique en agressant des personnalités séculières et en menant des attaques contre des cinémas et des stations de télévision.

En juin 2012, Abou Iyadh ordonne le saccage du Printemps des Arts, une exposition artistique à la Marsa. La veille, il avait reçu l'onction d'Ayman Al-Zawahiri, le numéro un d'Al-Qaïda, ainsi que la bénédiction d'Abou Al-Mundhir Al-Shinqiti, idéologue jihadiste qui a émis une fatwa autorisant les musulmans à se joindre au jihad en Tunisie sous le commandement d'Abou Iyadh.

La réaction du gouvernement islamiste à cet incident illustre bien sa passive indifférence à l'égard des nombreuses actions violentes fomentées par AST. En effet, au lieu de mettre un frein à l'escalade de violence perpétrée par AST, le gouvernement tunisien a profité de l'occasion pour blâmer les artistes laïques, tenus pour responsables de l'attaque qui les a visés. A ce moment là, Abou Iyadh avait déjà ouvertement affirmé la nature jihadiste de son projet.

Le 14 septembre 2012, Abou Iyadh lance avec succès l'attaque contre l'ambassade des Etats-Unis à Tunis. En dépit d'une annonce préalable de ses intentions, la police a passivement permis aux troupes d'AST d'envahir la forteresse américaine.

Malgré l'insistance du Département d'Etat américain, et nonobstant les preuves indiscutables de l'implication d'Abou Iyadh dans cette attaque, le gouvernement tunisien l'a laissé en liberté, se contentant d'étouffer l'affaire en ordonnant l'arrestation de quelques militants salafistes.

 

En compétition avec l'Etat

Dans les semaines qui ont suivi l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis, Abou Iyadh a concentré les efforts de son organisation sur les œuvres caritatives. AST a, en effet, distribué de l'eau et de la nourriture dans les quartiers et les campagnes les plus touchés par la pauvreté, mais également fourni des services médicaux gratuits (leurs médecins sont allés jusqu'à émettre des ordonnances médicales sur papier à en-tête Ansar Al-Chariâ). Alors que le mécontentement se répandait dans la population tunisienne, AST filmait systématiquement ses prétendues actions humanitaires et diffusait massivement des vidéos de propagande attestant du soutien de la population. De cette manière, AST a-t-elle non seulement réussi à se construire une clientèle de sympathisants, mais elle tente ainsi de prouver qu'elle a la capacité de remplacer l'Etat dans ses fonctions si jamais la République venait à se dissoudre pour laisser place à un califat.

A la suite de l'assassinat de Chokri Belaid, dans un contexte marqué par un mécontentement croissant de la population et par l'incapacité du gouvernement à maintenir son contrôle sur les forces de police, AST a saisi cette occasion pour entrer en compétition avec l'Etat.

En l'absence de présence policière dans certaines zones où ont eu lieu des pillages, AST a déployé sa propre milice. Des membres d'AST portant des chasubles orange patrouillent dans les rues de nombreuses villes, telles que Bizerte, Kairouan, Sfax ainsi que certains quartiers du Grand Tunis.

Ces prétendus «comités de sécurité» prennent généralement la forme de convois comprenant de nombreuses motocyclettes suivies d'une dizaine de camionnettes transportant de jeunes salafistes armés de bâtons, de couteaux et de longs sabres.
Intimidant à la fois pilleurs et opposants modernistes, ces patrouillent servent en réalité un but éminemment politique: occuper la place laissée par la police nationale, afin de prouver une fois encore que les salafistes sont mieux placés que l'Etat lorsqu'il s'agit d'assurer la sécurité des citoyens.

 

L'ambiguïté des relations entre Ennahdha et Ansar Al-Shariâ

Les relations entre Ennahdha et AST ont toujours été complexes. Abou Iyadh entretient des liens privilégiés avec plusieurs leaders appartenant à l'aile dure d'Ennahdha. Parmi eux, le parlementaire Sadok Chourou, qui a publiquement affirmé que ceux qui s'opposent au gouvernement islamiste sont les ennemis d'Allah et qu'ils devaient être démembrés et crucifiés, était l'invité d'honneur du premier congrès annuel d'AST à Sidi Bouzid en 2011.

De l'autre côté, les pragmatiques, au premier rang desquels se trouve le Premier ministre Jebali, se sont prononcés contre la violence politique et semblent avoir adhéré aux principes démocratiques. Trônant au milieu de son parti, le leader suprême d'Ennahdha Rached Ghannouchi continue d'envoyer des signaux contradictoires à l'opposition séculière et aux partenaires occidentaux, d'une part, et aux salafistes, d'autre part.

Au sein d'Ennahdha, le débat sur l'attitude à avoir avec AST était la question taboue qui pouvait révéler les divisions internes du parti et convaincre certains de ses membres de faire sécession. Le Premier ministre Jebali ainsi que le ministre de l'Intérieur Ali Lârayedh n'ont jamais mentionné AST comme un suspect, encore moins menacé de poursuivre l'organisation jihadiste pour les attaques violentes qu'elle a commises. Outre la peur de voir le parti se scinder, c'est sans doute la crainte de révéler les relations ambigües qu'Ennahdha entretient avec les jihadistes qui a empêché Jebali et Lârayedh d'entreprendre des actions décisives.
A l'heure actuelle, Ennahdha traverse une crise sans précédent. Isolé et désavoué par les autres leaders du parti islamiste, Hamadi Jebali, pragmatique, cherche la réconciliation avec l'opposition moderniste. Parallèlement, les faucons étendent leur influence sur le parti, l'entraînant dans vers une polarisation et une radicalisation accrues, alors qu'Ennahdha subit des attaques de toutes parts notamment du fait des suspicions d'implication dans l'assassinat de Belaid, mais aussi à cause de l'incapacité du gouvernement à mettre en œuvre les réformes nécessaires en matière économique et sociale.

Profitant de la radicalisation d'Ennahdha, qui se trouve considérablement affaiblie et divisée, Abou Iyadh lance en ce moment-même une OPA hostile sur le parti de Ghannouchi. Dans un entretien mis en ligne quelques jours avant la mort de Chokri Belaid, Abou Iyadh a, en effet, lancé un appel en faveur de l'unification de toutes les composantes du mouvement islamiste afin de démolir le camp «laïque». La réponse d'Ennahdha n'a pas tardé à venir. Dans un meeting qui a eu lieu au lendemain des funérailles de l'opposant, un orateur a lui aussi appelé à l'unification du mouvement islamiste au sein d'une nouvelle troïka qui devrait comprendre Ennahdha, Hizb-Ettahrir at les «salafistes», sous-entendu AST. Les masques sont tombés.

Il est intéressant de noter que les comités de sécurité d'AST ont été récemment rejoints par les Ligues de protection de la révolution (LPR), ces organisations de la jeunesse islamiste liées à l'aile dure d'Ennahdha. Les Ligues sont enclines à la violence tant verbale que physique, et ont émis à de nombreuses reprises des menaces de mort à l'encontre des adversaires d'Ennahdha, parmi lesquels se trouvait le défunt Chokri Belaid. Cette synergie entre AST et les LPR pourrait signifier que les faucons d'Ennahdha comptent désormais sur Abou Iyadh pour empêcher le renouveau de l'opposition moderniste.

Vers la voie de l'insurrection?

L'agitation qui a suivi l'assassinat de Belaid pourrait accélérer la mise en œuvre des plans d'Abou Iyadh. L'insatisfaction généralisée constitue l'environnement le plus favorable aux organisations jihadistes telles qu'AST. Le potentiel éclatement d'Ennahdha serait une occasion en or pour Abou Iyadh qui pourrait attirer les durs d'Ennahdha dans une alliance soumise à ses conditions. Le parti de Ghannouchi est, en effet, à deux doigts de perdre le pouvoir. Or, Abou Iyadh a annoncé que dans cette éventualité, les «laïques devront marcher sur nos cadavres».

Pendant ce temps, les graines de l'insurrection sont en train de germer. Les actions passées d'AST ne sont pas anodines, mais procèdent d'une logique complexe visant à saper l'autorité de l'Etat tout en gagnant le soutien d'une part non négligeable de la population. Si l'on ne parvient pas rapidement à mettre un terme au cycle de la violence politique, AST pourrait déclencher une insurrection à grande échelle. Pour l'instant, il est impossible de d'évaluer avec certitude les chances de succès des salafistes; mais même dans l'hypothèse d'un échec, une simple tentative de leur part pourrait miner durablement la transition démocratique et déstabiliser le pays qui se trouve déjà dans un contexte géopolitique extrêmement fragile.

La menace posée par AST étant de plus en plus tangible aujourd'hui, elle devrait être traitée comme une situation pré-insurrectionnelle. A cet effet, des contre-mesures à la stratégie d'AST devraient être prises sans délai. L'Etat et la société civile séculière doivent immédiatement s'atteler à résoudre les problèmes sociaux sur lesquels AST capitalise. Ensemble, ils doivent agir pour assurer la sécurité de la population et fournir des services sociaux aux populations qui en ont le plus besoin, tout en mettant en œuvre une stratégie de communication efficace.

De plus, pour contrer les extrémistes, la société civile et les acteurs politiques doivent impérativement proposer une alternative idéologique, non nécessairement contraire aux valeurs islamiques, mais plutôt en accord avec l'héritage religieux libéral et tolérant de la Tunisie. Mais au-delà de tout, il est essentiel que l'Etat et la société civile moderniste commencent à établir un lien direct avec la population tunisienne.

Le texte original en anglais. 

Le texte en arabe.

* Directeur de l'Institut Kheireddine. Juriste spécialisé dans les questions internationales, il est également analyste pour Atlas Economic Research Foundation. Il a contribué en 2006 à la création de la revue - initialement clandestine - d'analyse de la politique tunisienne ''La Voix des Tunisiens''.

 

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