Charlie Hebdo fait un drôle de boulot (info # 022509/12) [Analyse]
Par Sandra Ores © Metula News Agency
Une mâchoire et plusieurs dents cassées, voilà un exemple de "prix à payer" lorsque l’on se fait publiquement l’avocat de positions controversées. En 1995, c’est le sort que connaîtra Philippe Val, l’ancien directeur de la publication et de la rédaction de Charlie Hebdo, sous les coups de militants anti-avortement.
Journaliste engagé, un métier à risques, proportionnés à la puissance et à la virulence de ceux auxquels on s’oppose.
Chez Charlie Hebdo, s’attaquer, par le biais de mots et de dessins, aux sujets sensibles et incritiquables, aux pouvoirs intouchables, tourner en dérision les sujets sur lesquels pèse le plus grand sérieux, est devenu une vocation depuis 1970.
En 2012, chaque mercredi, quelques 75 000 lecteurs achètent leur hebdomadaire dans les kiosques afin de lire l’actualité sous un angle des plus satiriques, choquant, provocant.
Charlie Hebdo doit sa ligne éditoriale à ses ancêtres, le mensuel Hara Kiri (1960-1986) ainsi que L’hebdo Hara Kiri (1969-1970), créés par François Cavanna et Georges (de son vrai prénom Georget) Bernier, alias le Professeur Choron, respectivement écrivain et dessinateur humoristique, pour le premier, et humoriste, pour l’autre.
L’hebdo Hara Kiri fut interdit de publication en 1970 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, un an après sa création, à cause de sa une annonçant, à sa manière, le décès du Général Charles de Gaulle. Ce dernier est d’ailleurs fortement soupçonné d’avoir donné son prénom à l’hebdomadaire, que le duo téméraire créera pour remplacer Hara Kiri interdit.
L’hebdo Hara Kiri avait titré "Bal tragique à Colombey, un mort". Colombey était la ville de résidence du premier président de la Vème République, et le "bal tragique" faisait référence à l’incendie d’un dancing dans l’Isère, une dizaine de jours avant le décès de De Gaulle, lors duquel 146 personnes avaient trouvé la mort.
Le mensuel Hara Kiri, créé en 1960, aura quant à lui été interdit à deux reprises, en 1961 et en 1969 ; la raison officielle : le journal véhiculait des valeurs de nature à "démoraliser l’enfance et la jeunesse", selon une commission de surveillance et de contrôle, mandatée par le gouvernement De Gaulle, précisément ; elle qualifia la publication de "licencieuse" et "pornographique". Par deux fois, les interdictions seront ensuite levées.
Le magazine, à ses débuts, prit pour cible la société gaullienne dans son ensemble, ses symboles traditionnels de l’autorité, l’Eglise, l’armée et la police. A chaque parution, ses rédacteurs et dessinateurs jouaient à transgresser les codes, dans une société où la morale dictait l’existence, le fonctionnement de la famille ou l’éducation.
Insolent, irrévérencieux, "bête et méchant" (le sous-titre adopté par le mensuel suite au commentaire d’un lecteur mécontent), les rédacteurs et dessinateurs d’Hara Kiri, entre autres Choron, Cavanna, Gébé, Fred, Wolinski, Cabu, seront les piliers d’une bande à l’humour intentionnellement gras et vulgaire, expérimentant la parodie, et repoussant constamment les limites de la provocation. Le Professeur Choron, a notamment marqué les esprits de sa génération avec ses "Jeux de con".
Au fil des années 60, le corps des femmes apparaît de plus en plus dénudé dans le paysage médiatique français, sous forme de dessins ou de photographies. Hara Kiri suit cette évolution progressive, quand il ne la devance pas en multipliant ses illustrations et en déshabillant de plus en plus les corps, jusqu’à ce que le sexe devienne quasiment une obsession.
Le journal tient, en outre, à cette époque, des positions fermement opposées à la société de consommation ; il critique avec virulence la publicité, cette "pute violeuse qui rend con". Dans sa juste lignée, son avatar contemporain, Charlie Hebdo, ne publie, aujourd’hui encore, aucune publicité dans ses pages.
L’hebdo Hara Kiri est créé par le même duo satanique, moins d’une année après le mouvement social de Mai 68. Il est plus engagé politiquement que son prédécesseur, collant mieux à l’esprit contestataire de la jeunesse du moment.
Charlie Hebdo, qui le remplacera, persistera dans cette mouvance. Aucune pitié pour ceux dont il se moque, du Christ à François Mitterrand.
Ses rédacteurs mènent différents combats politiques en fonction des époques, dont l’intégrisme chrétien, l’extrême droite, et, depuis le début du XXIème siècle, l’islamisme.
Un courant politico-religieux que Philippe Val a publiquement dénoncé comme un totalitarisme religieux mettant en danger la démocratie.
Ce journaliste, et, parallèlement, humoriste, chansonnier, acteur, écrivain et musicien fut rédacteur en chef de Charlie Hebdo à partir de 1992, avant de devenir, à la mort de Gébé (surnom du dessinateur Georges Blondeaux) en 2004, son directeur de la publication et de la rédaction ; Val quitta son poste à Charlie en 2009 pour devenir le directeur de France Inter. Il y est toujours, en dépit du changement de président.
Philippe Val qui a, par ailleurs, publié une pétition pour le droit au blasphème, à laquelle s’étaient ralliés notamment l’écrivain indien Salman Rushdie, dont la tête fut mise à prix par l’ayatollah Khomeiny, BHL, et Taslima Nasreen, une combattante pour l’émancipation des femmes et la lutte contre l’obscurantisme religieux dans son pays d’origine, le Bangladesh.
L’hebdomadaire, laïc, athée, voué à critiquer toutes les religions, condamne également le racisme et l’antisémitisme. Et pas uniquement le racisme politiquement correct. Val reprochera ainsi aux associations antiracistes participant à la Conférence de Durban en 2001, de qualifier le sionisme de racisme ; il dénonce également un certain antisémitisme antijuif dont l’extrême-gauche n’a su se départir depuis l’affaire Dreyfus, à la fin du XIXème siècle.
Il licenciera aussi le chroniqueur Siné, alias Maurice Sinet, dessinateur et caricaturiste politique chez Charlie depuis 1981 ; ce dernier ayant, en 2008, tourné en dérision Jean Sarkozy, à propos de son mariage avec l’héritière, de confession juive, de la famille propriétaire de l’entreprise Darty, sur un ton que Val considéra comme antisémite.
Siné n’en était pas à son coup d’essai en matière d’antisémitisme. En 1982, sur les ondes de la radio Carbone 14 (l’une des premières radios libres, au ton libertaire, ayant diffusé sur les ondes françaises, de décembre 81 à août 83), il avait déclaré, au milieu de la nuit :
"Je veux que chaque Juif vive dans la peur, sauf s’il est propalestinien… Qu’ils meurent ! Ils me font chier… Ça fait deux mille ans qu’ils nous font chier… ces enfoirés… Il faut les euthanasier… (…) Tu sais que ça se reproduit entre eux, les Juifs… C’est quand même fou… Ce sont des cons congénitaux".
La séparation Charlie-Siné entraîna une vive polémique médiatique entre ceux qui soutenaient Siné, d’une part, ou Philippe Val, de l’autre. La société éditrice de Charlie Hebdo, les Editions Rotatives, fut condamnée dans cette affaire, deux ans plus tard, pour rupture abusive de contrat.
Certains commentateurs ont qualifié la publication des caricatures de Mahomet, la semaine dernière dans Charlie Hebdo, d’acte visant à faire vendre un grand nombre d’exemplaires.
Le journal connaît effectivement des difficultés financières récurrentes. Ses ventes ont été divisées par deux depuis 2006. Mais au moment de la publication des caricatures de Mahomet, initialement parues dans le journal danois Jyllands-Posten (le Jutland-Poste), l’hebdomadaire satirique faisait un gros coup avec 400 000 exemplaires vendus.
Et mercredi dernier, l’édition s’est littéralement arrachée dans les kiosques, au point de s’épuiser en quelques minutes et de nécessiter la relance des rotatives.
Malgré le succès de cette opération, Charb, le directeur de la publication de Charlie reste prudent, conscient qu’il est que s’attaquer aux islamistes est susceptible de mettre en danger des vies humaines. En novembre 2011, suite à la publication d’un numéro rebaptisé Charia Hebdo, les locaux de Charlie n’ont-ils pas été ravagés par un incendie criminel ?
Ce sont les rédacteurs et les caricaturistes de Charlie Hebdo qui sont, bien sûr, les plus menacés. Mais Charb a commenté à ce propos, la semaine dernière, suite aux parutions controversées, qu’il préférait "mourir debout que vivre à genoux". Dangereux gagne-pain.
Mais l’existence d’autres Français est également menacée. Les violentes manifestations qui avaient suivi les reproductions des caricatures danoises, en 2005 et 2006, par près de cent-cinquante journaux dans une soixantaine de pays, ont incité le gouvernement Hollande à prendre cette fois-ci des précautions. Des protestataires n’ont ainsi pas été autorisés à descendre dans les rues de Paris vendredi dernier. Dans la même veine, le Quai d’Orsay a ordonné la fermeture de ses institutions dans une vingtaine de pays musulmans, ce même vendredi, jour de prière principal des musulmans.
Trop de provocation de la part de Charlie Hebdo ? C’est sa raison d’être. S’abstenir de commenter les évènements de la semaine, par crainte de la violence, aurait signifié se plier à la volonté de ce qu’il combat. Il n’y avait pas de meilleur moment pour exprimer ses idées au sujet de l’intégrisme religieux, ses tabous, sa censure, ses interdits.
Pour Charb, "il faut continuer jusqu’à ce que l’islam soit aussi banalisé que le catholicisme" ; pas de différence non plus entre les religions.
C’est d’ailleurs une véritable lutte qu’a engagée l’hebdomadaire. Peut-on pour autant lui reprocher de "mettre de l’huile sur le feu" ? La sécurité, les guerres, ce n’est pas le problème de Charlie Hebdo ; il laisse ce genre de dossiers à l’Etat. Le journal satirique combat pour l’ouverture d’esprit, c’est cela sa belligérance. Et, s’il va trop loin, on lui colle un procès au c**, et c’est la justice qui tranche.
Selon le chef du parti islamiste tunisien Ennahda, Rachid Ghannouchi, Charlie Hebdo "pousse le monde arabe vers un conflit avec l’Occident". Pour l’hebdomadaire, c’est plutôt le contraire : des extrémistes du monde arabe souhaitent lui retirer ses libertés, lui dicter sa façon de faire et lui imposer leurs règles, sur son territoire, la République de France.
Une lutte que soutient le ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, lorsqu’il affirme que "la liberté d’expression a été très importante pour notre civilisation, (…) c’est comme ça qu’on a fait la démocratie, il faut la préserver", concluant qu’ "on ne peut pas transiger avec ça, sinon, c’est le premier pas vers l’autoritarisme".
Alors Charlie met les pieds dans le plat. A l’instar de l’influence qu’avait eue Hara Kiri dans les années 60. En évoquant Mai 68, le Professeur Choron avait en effet admis : "C’est vrai que Hara Kiri a dû foutre un peu le feu là-dedans !".
On ne pourra pas prétendre sérieusement que la bande à Charlie s’est trouvé une vocation opportuniste à l’occasion de la diffusion du film anti-islamique aux Etats-Unis. Ces types sont atteints d’agnosticisme chronique depuis des décennies.
Au Moyen-Orient, sous l’influence des intégristes religieux, on observe la disparition progressive des visages et des corps de femmes (même chaudement vêtues) de la place publique, les extrémistes ne les tolérant plus devant leurs yeux. A Jérusalem également, des Juifs ultra-orthodoxes ont réussi à faire retirer les femmes des publicités des murs et des autobus de leurs quartiers. Les images de la capitale d’Israël sont ainsi en passe de devenir frauenrhein pour plaire à une minorité d’intégristes.
Alors, on n’a pas vraiment d’autre choix que celui de se tenir aux côtés de Charlie, si ce n’est dans la manière, du moins au fond, si l’on veut éviter un futur où ce serait des barbus de toutes les religions qui nous imposeraient leurs lois ; parce que nous ne le voulons pas ; parce que là, on ne rigolerait plus du tout.
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