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Comment Charles Nicolle a ramené à la Tunisie le premier Prix Nobel

Comment Charles Nicolle a ramené à la Tunisie le premier Prix Nobel

 

 

Mohamed Bergaoui a eu l’heureuse initiative de rééditer la biographie consacrée à Charles Nicolle par l’un des anciens pasteuriens de Tunis, Dr Maurice Huet. En double clin d’œil à sa Normandie natale et sa Tunisie d’adoption, l’auteur retrace sous le titre Le Pommier et l’Olivier le parcours de celui qui donnera à l’Institut Pasteur de Tunis toute sa dimension internationale, découvrira la transmission du typhus par le pou et obtiendra en 1928 le Prix Nobel de médecine.
 
Au fil de 230 pages d’une écriture soignée, on découvre, lettres, témoignages et photos à l’appui, l’extraordinaire saga de ce grand scientifique, doublé en fait d’un romancier talentueux et d’un philosophe bien inspiré.
 
Au moment où l’Institut Pasteur de Tunis, fondé en 1893, célèbre cette année son 120ème anniversaire, l’ouvrage du Dr Huet (natif de Mégrine) ne peut mieux tomber.

La Tunisie peut-elle considérer que Charles Nicole lui a rapporté son premier (et unique à ce jour) Prix Nobel. Bien que Français, l’éminent médecin et chercheur a passé la plus féconde partie de sa vie en Tunisie où il repose encore dans sa tombe à l’Institut Pasteur. Il doit aussi sa haute distinction à ses recherches effectuées en Tunisie. Nombre d’historiens considèrent alors qu’il y a beaucoup de Tunisie dans ce Prix. Retour dans ces bonnes feuilles sur les conditions de son obtention.
 
On peut de prime abord s’étonner de ce que Charles Nicolle n’ait reçu le Prix Nobel de médecine qu’en 1928 pour des travaux réalisés en principe en 1909. Voici l’explication : notre savant n’a pas été récompensé uniquement, comme on le croit et le dit trop souvent, pour sa découverte du rôle du pou dans la transmission du typhus. Certes, cela fit sensation à l’époque. Mais il a ensuite élargi son champ d’action; il a étudié le typhus expérimental ; il a montré la sensibilité du cobaye permettant l’entretien indéfini des souches de«virus» ; il est arrivé au concept étonnant «d’infection inapparente». C’est donc pour l’ensemble de ses travaux sur le typhus que le Prix Nobel lui a été décerné, comme l’explique Folke Henschen, membre du Conseil de Faculté de l’Institut Carolin de Stockholm, dans son rapport en préambule à l’attribution du prix en 1928 : «Rendre hommage à l’homme à qui est due une des plus grandes conquêtes de la médecine prophylactique moderne, l’action préventive contre le typhus exanthématique».[1]
 
Il faut savoir que le choix du récipiendaire du Prix Nobel de médecine est une décision délicate. Depuis sa création en 1905, il y a eu, compte tenu des années de guerre et du partage fréquent, une centaine de lauréats. On compterait presque autant de chercheurs dans le domaine médical qui en auraient été dignes. Citons au moins deux Français, dont les noms viennent sous ma plume et qui ont travaillé à des époques très différentes : Gaston Ramon et Henri Laborit.[2] Et combien d’étrangers? à la qualité des travaux récompensés se mêlent d’autres considérations parasites. En premier lieu la concurrence la même année entre deux candidats de valeur ; tout retard, toute remise à une année ultérieure, devient trop souvent un report définitif. L’exemple de Carlos Finlay est typique. C’est entre 1881 et 1900 que le savant cubain a démontré la transmission de la fièvre jaune par un petit moustique, l’Aèdes. Découverte comparable à celle de Nicolle pour le typhus ou de Ross pour le paludisme. Finlay est tout naturellement proposé au comité Nobel en 1905 ; hélas pour lui, il s’est trouvé en compétition avec Robert Koch, découvreur du bacille de la tuberculose, qui l’emporta. La chance de Carlos Finlay ne s’est jamais représentée.[3]
 
Heureusement, cela n’est pas arrivé à Charles Nicolle. En fait, il aurait pu avoir le Prix Nobel plus tôt. C’est ce qu’a écrit, bien des années après, Marthe Conor à Pierre Nicolle : «C’est en 1915 que j’ai prédit à ton père qu’il aurait le Prix Nobel».[4]

Prévision trop optimiste peut-être, ou plutôt empreinte davantage de sentiment que de réalisme ; car Nicolle avait encore plus de vingt publications importantes à rédiger sur le typhus avant cette année 1928. Le dessein se précise en 1923 et notre homme écrit à Pasteur Vallery-Radot le 23 octobre : «Je suis proposé très sérieusement pour le prix suédois».

II semble moins intéressé par le prix lui-même que par le poids que cela lui donnerait : «Je pourrais revenir à Paris sans prendre la place de personne».[5]
 
Plusieurs années  passent et le 3 janvier 1928, il peut écrire, toujours au petit-fils de Pasteur : «Je suis officiellement présenté pour le Prix Nobel. Il faut des parrains français».[6] Demande bien naturelle; et il est persuadé que toute une cour de partisans va le soutenir. Aïe ! Ce n’est pas si simple; Pasteur Vallery-Radot, gêné, répond que le projet, d’abord flou, de la Faculté de Médecine de proposer Widal, s’était précisé, avait pris corps et qu’on lui avait même demandé un rapport officiel en faveur de Widal. D’où les termes embarrassés de sa réponse du 22 janvier : «Je suis pris entre mon désir de voir ce prix attribué à Widal et mon autre désir de le voir attribué à vous. La vie s’amuse parfois à nous tirailler. Widal est mon Maître que j’aime profondément et auquel je dois tout. Vous, tout ce que vous êtes pour moi, dans l’ordre et dans l’admiration et tout le domaine du sentiment, vous le savez, et tout l’espoir que j’ai mis en vous pour la grande œuvre de réfection de l’œuvre pastorienne. Alors, je suis bien malheureux que vous soyez l’un et l’autre, M. Widal et vous, en compétition; être pris entre M. Widal et vous, c’est ce qui pouvait m’être le plus pénible. Heureusement que je ne suis pas juge à Stockholm !».[7]

Charles Nicolle se soumet (en apparence ?) : «Je comprends que vous ayez donné la préférence à Widal. Ne croyez pas que mon affection pour vous en soit touchée. La décision de la Faculté ne me surprend pas. Une Assemblée officielle ne peut choisir qu’un personnage officiel. Les isolés doivent savoir qu’ils n’ont à compter que sur eux-mêmes ; ou sur les isolés comme eux».[8]

La France a-t-elle présenté un candidat officiel, ou deux? Impossible de le savoir. Charles avait sur place un ami de choix, Reenstierna.[9] Est-ce lui qui emporta la décision?

Le 25 octobre, Nicolle a gagné. Il l’apprend par le représentant de l’Agence Havas à Tunis qui lui téléphone pour l’informer personnellement avant de livrer la nouvelle aux journaux locaux. Une grande excitation s’empare de l’Institut Pasteur de Tunis. On téléphone à Marcelle qui travaille le matin à l’Hôpital Sadiki et qui, contrairement à ses habitudes, «saute dans un taxi» pour embrasser son père. à Paris, la joie est grande aussi, d’autant plus que le Prix Nobel de littérature est allé à un autre Français, Henri Bergson.

Télégrammes, lettres, se succèdent dans les deux sens ; le téléphone ne traversait pas encore la Méditerranée. Il faut prendre une décision rapide : Le Caire ou Stockholm? Car Charles Nicolle s’était engagé à présider un important congrès de médecine tropicale en Égypte à la fin de l’année et la remise du Prix Nobel est fixée au 10 décembre. 

Qui l’accompagnera à l’une ou l’autre cérémonie ? Marcelle ? Pierre ? Mais de sérieux ennuis de santé, prélude à une grave maladie de cœur, remettent tout en question. Charles Nicolle n’ira ni en Égypte ni en Suède. C’est son fils Pierre qui le représentera dans l’immédiat au Caire et qui l’accompagnera un an plus tard en Suède.
 
On imagine facilement la légitime fierté de l’Ambassadeur de France à Stockholm à qui revient l’honneur de lire les adresses des deux lauréats français, absents tous les deux. Charles Nicolle y résume ses travaux sur le typhus étudié comme une maladie expérimentale. Il fait aussi allusion à l’intérêt du sérum de convalescent et aux difficultés de mettre au point un vaccin contre le typhus. Sa conclusion est célèbre :

«L’homme porte sur sa peau un parasite, le pou. La civilisation l’en débarrasse. Que l’homme se dégrade, qu’il se fasse semblable à la brute primitive, le pou se multiplie de nouveau et il traite, comme elle le mérite, la brute humaine».[10]
 
Nul ne se permet de contester le choix du jury suédois. Le succès de Charles Nicolle a été bien accueilli. S’il n’y eut pas de vrai détracteur, on peut relever quelques abstentions. Par exemple le lauréat s’est plaint du silence relatif des journaux médicaux de Paris :

«La Presse Médicale, à laquelle je collabore, m’a consacré une ligne dans laquelle mon nom a été amputé d’un de ses deux l. Et Paris Médical n’a même pas signalé le fait. Je ne vois là aucune intention hostile, mais seulement cette impression que Paris seul compte et que Tunis, en somme, n’est pas la France».[11]

L’échec de Widal a été durement ressenti par tout le clan parisien. Widal faisait partie du comité de la Presse Médicale. Donc Charles Nicolle ne prend pas trop mal cette indifférence de la capitale. Il est en revanche bien plus atteint par l’attitude constamment hostile d’E. Burnet. A ce sujet, Pierre Nicolle, toujours discret, se contente d’écrire pour expliquer une période de désarroi que son père a traversée un peu plus tard :

« ... des déceptions dans plusieurs de ses amitiés nouvelles et même une ou deux très douloureuses trahisons, notamment de son collaborateur le Docteur X ».[12]

Cet X, c’est Burnet et voici ce qu’en dit lui-même notre ami à Pasteur Vallery-Radot dans une lettre du 6 octobre 1928 :
«Burnet était parti sans m’attendre, me laissant quelques lignes glacées, sans me dire un mot de ses expériences en cours et même sans me faire connaître la date approximative de son retour... J’ai bien peur qu’au dernier moment il ne préfère au poste nouveau le poste tunisien si sûr, si bien rétribué et où il peut faire tout ce qu’il veut, même le mal».[13]

Berg Editions, 230 p. 2013, 27 DT

[1] ADR.
[2] G. Ramon a découvert en 1923 les anatoxines, bases des vaccins diphtériques et tétaniques. H. Laborit, neurophysiologiste, a travaillé dans les années 50 sur la chlorpromazine, spécialisée en France sous le nom de Largactil.
[3] Huet M. Cuba et la fièvre jaune. Qui a découvert quoi. Bull.Ass.Anc.El.Inst Pasteur, 1989,31,7.
[4] ADR. Lettre de Marthe Conor à Pierre Nicolle du 18 juillet Î963.
[5] AIP.
[6] AIP.
[7] AIP.
[8] AIP. Lettre de Ch. Nicolle à P.Vallery-Radot du 27 janvier 1928.
[9] Reenstierna, professeur de dermatologie à la Faculté de Médecine de Stockholm, avait fait de longs séjours à l’Institut Pasteur de Tunis. Il y avait entre Charles Nicolle et lui une grande estime réciproque.
[10] ADR. Charles Nicolle : Conférence sur les travaux qui lui ont valu l’attribution du Prix Nobel de Médecine.
[11] AIP. Lettre de Ch. Nicolle à P.Vallery-Radot du 3 janvier 1929.
[12] DPN.
[13] AIP
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