De l'ambiguïté d'être juif...
Est-il un dangereux terroriste qui cherche à ébranler le socle sur lequel repose Israël, son judaïsme ? Epingler ainsi cet écrivain israélien récompensé de moult prix littéraires, auteur de plus de vingt-cinq ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, qui a fait de l'identité juive la trame de son oeuvre et qui, d'ancien combattant de la guerre de 1948, est devenu un militant pour la paix entre Juifs et Palestiniens, quel soupçon iconoclaste !
Pourtant, à croiser le regard ironique de cet homme de 81 ans, au cours d'une conversation dans son appartement de Tel-Aviv, on sent bien qu'il ne déplaît pas à Yoram Kaniuk de jouer les boutefeux. Tout est de la faute de son petit-fils, Omri, qui un jour lui a dit : "Grand-père, pourquoi tu n'es pas comme moi ?" La femme de l'écrivain étant chrétienne, sa fille n'est pas juive, et Omri, selon la loi rabbinique, ne l'est point ; il est même officiellement enregistré comme "sans religion" sur les registres d'état civil.
Alors Yoram Kaniuk, qui a "toujours aimé la religion juive, comme une mémoire, une culture, une histoire", mais qui ne croit pas en Dieu, s'est mis en tête de devenir lui aussi "sans religion", par "solidari té" avec Omri. Le ministère de l'intérieur l'a éconduit : pas question de remplacer la mentio n "religion juive " par celle d'"Israé lien". S' il voulait "changer de religion", il devait exciper d'un certificat de conversion à une autre religion.
Mais Yoram Kaniuk ne voulait pas de religion du tout. Son obstination a été payante : le mois dernier, le tribunal de Tel-Aviv lui a donné raison. Il est devenu "sans religion", parce que, a dit le juge Gideon Ginat, "la religion est une liberté dérivée du droit à la dignité humaine". Ce jugement historique a galvanisé plusieurs centaines d'Israéliens ulcérés par un judaïsme perverti par son identification à l'Etat.
"Pour moi, c'était une question de principe, insiste l'auteur de 1948, je voulais vivre dans un pays où la religion est un choix. Or elle est un dogme. Et on ne peut accepter qu'une démocratie soit gouvernée par un dogme, sinon cela mène à l'Iran ou à l'Arabie saoudite." Il va de soi que le parti ultraorthodoxe Shass, qui contrôle le ministère de l'intérieur, voit dans ce jugement une très inquiétante boîte de Pandore, et dans Yoram Kaniuk un dangereux trublion.
D'autant que celui-ci pose la question quasi sacrilège du "Qu'est-ce qu'être juif ?". Jamais cette interrogation existentielle ne s'est posée avec une telle acuité dans un pays où le camp laïque se sent assiégé par les "religieux". Pour Kaniuk, la réponse est claire : "On doit pouvoi r être juif sans être de religion juive", autrement dit l'identité juive ne se confond pas avec la religion juive.
Seulement, en Israël, ce ne sont pas les juges ou les intellectuels qui influencent la "halacha", la loi juive, ce sont les rabbins. Et, parmi eux, les ultraorthodoxes, qui exercent, selon l'écrivain, "une véritable dictature sur le rabbinat", faisant du judaïsme"un racisme rabbinique". Le monopole exercé par les craignant-Dieu ("haredim"), qui se traduit par des préceptes rigoristes s'agissant du mariage, du divorce et des enterrements, provoque un début de fronde.
A tel point qu'un nombre croissant de juifs pratiquants optent pour des mariages privés, afin de s'affranchir de la tutelle d'un rabbinat qui dispose de puissants relais politiques, notamment à la Knesset. Le Parlement israélien devra bientôt se prononcer sur la définition officielle d'Israël. L'"Etat juif et démocratique" disparaîtrait au profit de l'"Etat du peuple juif". Certes, un codicille préciserait qu'Israë l "a un régime démocratique", mais les priori tés sont nettes : juif d'abord, démocratique en sus.
Tout cela conforte la démarche du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, qui demande aux Palestiniens de reconnaître Israël comm e "Etat juif". L'écr ivain Sari Nusseibeh, président de l'université palestinienne Al-Qods, souligne lui aussi l'ambiguïté du terme "juif", lequel s'applique à l'ancienne race des Israélites et à leurs descendants, tout autant qu'à ceux qui pratiquent la religion du judaïsme.
Reconnaître à Israël la qualité d'"Etat juif" , souligne-t-il, implique qu'il devienne soit une théocratie, soit un Etat de l'apartheid, et, dans les deux cas, il cesse d'être une démocratie. C'est pour cela que Yoram Kaniuk, auteur du livre culte Le Dernier Juif, préfère être "sans religion".
Lemonde.fr
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